L’appel des 3000 libère la parole des magistrats
Samedi 21 novembre, lors du débat qui clôturait en séance publique le congrès du Syndicat de la Magistrature, les membres de celui-ci ont évoqué le suicide d’une jeune collègue et lu une longue tribune exprimant la colère et le désespoir de la profession. Publiée mardi soir dans le quotidien Le Monde, elle pourrait sonner le coup d’envoi d’une révolte judiciaire…
En seulement 48 heures, ils étaient déjà 3000 magistrats (sur un corps de 9000 professionnels) et une centaine de greffiers à avoir signé la tribune intitulée « Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout ». Trois mille magistrats ont brisé le devoir de réserve pour crier qu’ils n’en peuvent plus.
C’est le suicide d’une de leurs jeunes collègues, fin août, qui a joué le rôle de détonateur. Charlotte avait 29 ans, et seulement deux ans de magistrature. Elle avait choisi d’être juge placée, autrement dit d’aller dans les juridictions compléter les effectifs en souffrance. La suite est relatée au début de la tribune :
« Charlotte a eu deux années de fonctions particulièrement éprouvantes et elle a surmonté les événements avec un grand professionnalisme, un enthousiasme et une implication indéniables. A sa sortie de l’école de la magistrature, unique juge au sein d’un tribunal d’instance, elle a su faire face avec persévérance à plusieurs situations inédites, telles que la gestion des urgences pendant le premier confinement, seule, le personnel de greffe ayant été congédié, puis la mise en œuvre d’une réforme conduisant à la suppression de ce même tribunal.
A ces conditions de travail difficiles s’ajoutaient des injonctions d’aller toujours plus vite et de faire du chiffre. Mais Charlotte refusait de faire primer la quantité sur la qualité. Elle refusait de travailler de façon dégradée. A plusieurs reprises, au cours de l’année qui a précédé son décès, Charlotte a alerté ses collègues sur la souffrance que lui causait son travail. Comme beaucoup, elle a travaillé durant presque tous ses week-ends et ses vacances, mais cela n’a pas suffi. Se sont ensuivis un arrêt de travail, une première tentative de suicide. Nous souhaitons affirmer que Charlotte n’est pas un cas isolé ».
Un tiers des magistrats se déclare en état de souffrance au travail
Cela fait déjà plusieurs années que l’état inquiétant de la magistrature est dénoncé à intervalles réguliers. En vain.
En février 2015, l’Union syndicale des magistrats publie un Livre Blanc où de nombreux professionnels confient, sous couvert d’anonymat, les difficultés qu’ils ressentent au quotidien. On y lit les récits glaçants de magistrats épuisés, malades, harcelés, travaillant dans des conditions incroyablement dégradées.
Un an plus tard, la documentariste Danièle Alet aborde le tabou du suicide dans un courageux documentaire intitulé « Sois juge et tais-toi ? ». Le psychiatre Christophe Dejours y met des mots sur leur mal être : cela s’appelle la souffrance éthique. Elle nait de la différence entre l’idée que l’on se fait de son travail et la manière dont on est contraint de l’exercer. Cela peut mener au mépris de soi et, dans des cas extrêmes, au suicide. C’est ce qui est arrivé par exemple en 2010 au juge Philippe Tran Van. Le problème, c’est qu’il n’existe à l’heure actuelle aucune statistique officielle sur le phénomène. Tout au plus sait-on que plusieurs magistrats chaque année décident de mettre fin à leurs jours.
En 2019, le Syndicat de la magistrature publie un sondage sur la charge de travail en juridiction d’où il ressort que 32% de la profession s’estime en état de souffrance au travail.
Le constat est similaire chez les personnels de greffe, comme en témoigne dans nos colonnes le secrétaire général du Syndicat UNSA Services Judiciaire, Hervé Bonglet.
La parole libérée
Depuis hier, les témoignages se multiplient sur les réseaux sociaux. Les habituels commentaires sur l’actualité générale ou judiciaire, les plaisanteries et autres moments de détente ont cédé la place à des confidences plus personnelles sur la dureté des conditions d’exercice du métier.
https://twitter.com/JudgeInProgress/status/1463420517847814146?s=20
Jap In Progress n’a jamais cessé de travailler durant tout son arrêt maladie, pour ne pas être noyée lors de son retour, mais aussi parce qu’elle aurait éprouvé un sentiment insupportable de culpabilité si elle avait aggravé la charge de travail de ses collègues en les contraignant à prendre ses dossiers en plus des leurs.
Elle a donc adopté un comportement qui aurait valu une condamnation à n’importe quelle entreprise qui aurait ainsi poussé ses salariés à travailler malgré un congé maladie….Mais comment faire autrement ?
https://twitter.com/JudgeInProgress/status/1463420522381905924?s=20
Proc Citant raconte quant à lui avoir assuré un procès d’assises alors qu’il était malade, c’était la seule solution pour ne pas pénaliser les justiciables.
J’ai pris une audience d’assises alors que j’étais malade et au 36eme dessous, car sinon le dossier aurait été renvoyé et s’agissant d’un dossier de viol ayant déjà bien trop tardé, cela aurait été insupportable pour la victime comme pour l’accusé… https://t.co/a4j8OUJwNq
— Proc Citant (@Proc_Citant) November 24, 2021
Cet autre magistrat a travaillé durant ces deux mois d’arrêt, lui aussi pour ne pas alourdir la charge de travail de ses collègues.
J'ai été arrêté deux mois l'année dernière à la suite d'un accident. J'ai accepté de continuer à rédiger des longs jugements pendant mon arrêt pour ne pas pénaliser la juridiction, car la marge de manœuvre pour les donner à quelqu'un d'autre n'existait pas. https://t.co/kCv3DA0hQc
— le Canard justicier (@Canardjusticier) November 24, 2021
On découvre que certaines magistrates ne s’autorisent même pas à tomber enceinte !
On a été obligé de se mettre à plusieurs pour rassurer une collègue en lui disant qu'elle n'avait pas à culpabiliser de tomber enceinte. Cette même collègue qui finissait régulièrement à 22 heures, à une route de son domicile et un enfant en bas âge. https://t.co/wqIshLjByV
— le Canard justicier (@Canardjusticier) November 24, 2021
Quant au burn out, le cas de Charlotte n’est visiblement pas isolé.
Une excellente collègue parquetière est tombée en dépression après deux années de fonction. Son couple a failli ne pas y survivre. Son procureur craignait tellement un suicide qu'il a envoyé les policiers du TJ d'a côté (où elle habitait) à son domicile. Elle va bien aujourd'hui. https://t.co/t1mcD85RWo
— le Canard justicier (@Canardjusticier) November 24, 2021
Les greffiers commencent également à sortir du silence, ce qui est encore plus difficile pour eux car ils sont peu habitués à s’exprimer publiquement, et encore moins dans les médias. « En pénal, ces derniers six mois, personne ne partait avant 22 h. On viole toutes les règles du droit du travail. Mais on n’a pas à se plaindre : il y a pire ailleurs » témoigne une greffière dans Ouest-France.
Et pour cause, le taux de vacance de postes s’élève en moyenne à 7% chez les greffiers, étant précisé que les effectifs théoriques sont par ailleurs largement sous-estimés si on compare les chiffres français avec ceux des autres pays européens.
Voilà le résultat :
Discussion avec une greffière aujourd'hui qui a un peu de bouteille : "Moi je leur dis aux jeunes stagiaires ne venez pas chez nous !" elle ajoute qu'elle n'a jamais vu une telle dégradation de la justice,ses collègues sont les unes après les autres en burn out #justiceMalade
— Michèle BAUER ⚖️🥑 (@Maitre_Bauer) November 23, 2021
Du côté de l’Elysée et de la Chancellerie, on expliquait lors de l’annonce à la presse du programme des Etats généraux de la justice que le gouvernement s’était employé jusque là à « sortir la justice de cet état de nécessité » et qu’après la phase de « réparation » s’ouvrait désormais celle « de la modernisation, de l’après, de la restauration de la confiance ». Les professionnels de la justice savent quant à eux que la justice est loin d’être réparée. En témoigne par exemple la situation au tribunal de Soissons, ou encore à Niort où la juridiction est « en déshérence » de l’aveu même de ceux qui y exercent.
Le 16 novembre dernier, Ludovic Friat, vice-président du Tribunal de Bobigny et secrétaire général de l’USM dénonçait dans nos colonnes les audiences de nuit dans les comparutions immédiates.
Des situations qui bien entendu pénalisent les justiciables, que ce soit en termes de lenteur ou de qualité des réponses judiciaires apportées à leurs difficultés.
Placer les moyens au coeur des États généraux de la justice
Pour les professionnels de la justice, il est essentiel que la question des moyens soit placée au coeur des Etats généraux.
C’est le sens du tweet publié par le barreau de Paris
Nous partageons ces préoccupations, tant les conditions de travail et les moyens humains et financiers ne sont pas à la hauteur des enjeux. Les Etats généraux de la Justice ne seront utiles que s'ils traitent prioritairement de ces questions. https://t.co/Zmc18BIGTX
— Avocats de Paris (@Avocats_Paris) November 24, 2021
Depuis mardi soir, les messages de soutien des avocats affluent sur les réseaux sociaux, y compris de la part des responsables institutionnels. La grande famille judiciaire semble décidée à se serrer les coudes.
J’étais présent samedi lors du lancement de cet appel au congrès du @SMagistrature. J’ai pu dire la solidarité des avocats avec les magistrats. Nous partageons cette souffrance. Nous la vivons aussi. Ensemble, agissons.
— Gavaudan Jérôme (@GavaudanJ) November 24, 2021
Le mouvement qui est en train de débuter va désormais devoir trouver sa voie. Une grande manifestation rassemblant tous les professionnels de la justice ? Une grève générale ? Cette dernière hypothèse les placerait de nouveau face à ce dilemme cornélien qu’ils ne connaissent que trop bien : faut-il continuer à faire avancer la machine coûte que coûte ou bien tout arrêter, au risque de pénaliser les justiciables et de déclencher un tsunami de dossiers qu’il faudra bien traiter à un moment ou un autre ? Jusqu’ici, ils ont toujours préféré tenir, mais il se pourrait bien qu’ils aient atteint cette fois leur limite.
Référence : AJU257182