Justice malade : Rien ne va plus au tribunal judiciaire de Laval
A Laval, la régie du tribunal ne fonctionne plus depuis décembre 2020. Résultat ? Experts, jurés et créanciers ne sont plus payés. Pire, les saisies sur rémunérations se poursuivent au-delà du remboursement intégral de la dette, faute de possibilité d’en obtenir la mainlevée. La révolte gronde. Explications.
Les experts judiciaires de la Mayenne sont en colère ! Motif ? Ils ne sont plus réglés depuis plus d’un an. « On parle de plusieurs millions d’euros de factures impayées », révèle le président des experts de justice de la Mayenne, Jérôme Masserot, lui-même spécialiste en thermique et acoustique.
A l’origine de cette situation, d’importants dysfonctionnements de la régie du tribunal. Jusqu’en novembre 2020, tout se passait bien, et les experts pouvaient espérer un règlement de leurs honoraires en deux ou trois mois. Et puis le régisseur en titre a quitté ses fonctions au mois de décembre et l’on s’est aperçu à cette occasion qu’il n’y avait pas de suppléant, ce qui est pourtant requis. Sa remplaçante a rencontré de nombreux problèmes informatiques et finalement jeté l’éponge au mois de mai 2021, estimant que le retard pris était trop important. Le 2 juin, c’est donc le directeur de greffe adjoint du tribunal qui a accepté de prendre en charge cette mission en plus de ses attributions. « Le problème, c’est qu’on ne peut désigner à cette fonction qu’une personne volontaire, et il doit s’agir d’un fonctionnaire titulaire ce qui empêche de rechercher un vacataire ou d’y placer un stagiaire, explique la présidente du tribunal judiciaire de Laval Sabine Orsel. A cela s’ajoute le fait que les fonctions administratives sont peu valorisées dans les juridictions et que celle-ci emporte par ailleurs de lourdes responsabilités, nécessitant d’ailleurs la souscription d’une assurance et une formation car c’est assez technique ».
Jusqu’à 100 000 euros de frais et honoraires non réglés pour certains experts
« Au début nous avons continué d’accepter et de poursuivre les missions car on nous assurait que les problèmes seraient réglés avant la fin de l’année 2021 ou, ou tout le moins, que les cas les plus urgents seraient traités. Or, nous sommes en mars 2022, nous arrivons à 15/16 mois de non-règlement et rien n’a bougé » déplore Jérôme Masserot. Cela signifie concrètement que ces professionnels ont dû pour certains, notamment dans le bâtiment, payer des analyses en laboratoire et des sapiteurs (techniciens) sur leurs propres fonds sans avoir été eux-mêmes réglés. A ces frais se sont ajoutés en début d’année la TVA à régler sur les factures éditées en 2021. « On ne parle pas que de petits montants, certains de nos confrères et consœurs, se retrouvent avec plus de 100 000 euros de frais et honoraires non réglés » précise le président des experts de la Mayenne.
Voilà pourquoi nombre d’entre eux ont décidé de ne plus accepter les missions ou bien de suspendre les expertises quand elles impliquent des dépenses à avancer de leur poche. Le comble, c’est que le tribunal désigne des experts issus d’autres départements qui ne sont pas au courant de la situation. « On nous a signalé des confrères venant de Caen. On se sent lésés car on s’investit, on n’est pas payé et on va chercher d’autres experts ailleurs ! » dénonce Jérôme Masserot.
Les experts ont alerté deux fois en 2021. « Il devient urgent de trouver une solution à ces dysfonctionnements qui ralentissent les opérations d’expertise » constate François Juin, président des experts judiciaires près la cour d’appel d’Angers. Mi-janvier de cette année, ils ont signé un courrier commun avec les huissiers et le bâtonnier de Laval au Procureur Général et au Premier Président de la cour d’appel d’Angers dont dépend le TJ de Laval. C’est la présidente du TJ, Sabine Orsel qui leur a répondu à l’époque que le nouveau responsable intérimaire avait à son tour rencontré des difficultés mais qu’elle espérait notamment grâce à l’arrivée d’une personne en renfort que les règlements reprendraient en février de cette année. Hélas, les difficultés se sont poursuivies. « Le 1er mars dernier, une directrice de service de greffe placée a été déléguée par la cour. Elle a pour mission d’assister le régisseur interimaire dans la gestion de la régie avant qu’un nouveau régisseur titulaire ne prenne le poste le 2 juin prochain. En l’état, elle réalise un important travail qui ne se voit pas encore mais prépare la remise en fonctionnement du service » explique Sabine Orsel qui espère bien que cette fois tout va bien se passer car elle est parfaitement consciente de la gravité de la situation. « La loi de programmation de 2019 dans son article 13 prévoyait précisément le transfert de la régie à la caisse des dépôts, et nous pensions que c’était une bonne mesure. Notre situation illustre parfaitement la nécessité d’une telle réforme. Malheureusement, le gouvernement devait prendre des ordonnances, ce qu’il n’a pas fait et il semble que l’idée ait finalement été abandonnée ».
Des salariés saisis au-delà du montant de leur dette, des créanciers non réglés
Il n’y a pas que les experts judiciaires qui souffrent de cette situation. Les personnes qui font l’objet de saisies sur salaire risquent de continuer d’être prélevées des mois après avoir pourtant fini de rembourser leur dette. « Le greffe du tribunal est chargé d’envoyer une notification à l’employeur lui indiquant que tous les mois il doit prélever la somme correspondant à la quotité saisissable, et adresser le chèque correspondant à la régie du tribunal qui enregistre la somme et soit la transmet à l’huissier du créancier s’il n’y en a qu’un, soit répartit entre les différents huissiers saisissants s’ils sont plusieurs. Ces deux systèmes sont bloqués à Laval » explique Me Isabelle Bouvet, présidente de la chambre départementale des huissiers de justice de la Mayenne. C’est ainsi que certains salariés continuent d’être prélevés de manière indue. Le créancier ne voit pas pour autant la couleur de son argent qui est bloqué à la régie. Vu que ça dure depuis novembre 2020, il y a un risque de prescription de chèques, sachant que leur durée de validité est d’un an. « Au mois d’août 2021, on en était déjà à 1000 chèques non encaissés » précise-t-elle.
« Il m’a été donné l’exemple d’une femme à qui on a déjà prélevé 2500 euros de trop, cela représente pour elle plus de deux mois de salaire » dénonce Nicolas Fouassier, bâtonnier de Laval. Isabelle Bouvet confirme ces difficultés. « Dans l’un de mes dossiers, le débiteur m’informe qu’il a fini de payer, fiches de salaires à l’appui, mais je ne peux pas adresser de demande de mainlevée au tribunal puisque je ne suis pas réglée des sommes dues à mon client, et la régie qui en principe tient le compte des encaissements non plus puisqu’elle ne fonctionne pas ! ». Certaines personnes restent sous le coup d’une interdiction bancaire alors que celle-ci pourrait être levée, pour les mêmes raisons. « Nos clients ne comprennent pas comment on a pu se retrouver dans une telle situation, ils sont en colère et on les comprend » explique Me Bouvet. Cela met en difficultés des artisans qui espèrent le réglement de leurs factures, des propriétaires qui ne parviennent pas à récupérer leurs loyers… « Les sommes qui devaient nous être versées en décembre 2020 ne sont arrivées qu’en décembre 2021, autrement dit les créanciers n’ont rien touché pendant un an ! ».
Quand le justice fabrique des problèmes au lieu de les résoudre…
En d’autres termes, la justice qui est censée apporter des solutions aux justiciables est en train à Laval de leur en fabriquer. Et contre ces injustices-là, il n’y a guère de recours. « On me conseille d’engager la responsabilité de l’Etat, mais ce n’est pas dans trois ans qu’on a besoin d’une solution, c’est maintenant » s’exclame le bâtonnier de Laval.
Évidemment, tout ceci engendre un retard énorme dans le traitement des affaires en cours, notamment en construction. « J’ai un dossier en cours sur un champ de panneaux photovoltaïque, l’expert voulait faire des investigations par drone c’est 10 000 euros, il a demandé une consignation de 12 000 euros, j’ai consigné le 3 novembre 2020, il ne se passe rien, la déconsignation n’est pas faite auprès de l’expert, il faudra attendre six mois ensuite pour que les sapiteurs, qui sont très sollicités, puissent intervenir » confie Me Nicolas Fouassier. Le comble c’est le cas de cet expert qui fait l’objet d’une procédure en recouvrement de la part de son sapiteur qu’il n’a pas les moyens de payer puisqu’il n’a pas lui-même été réglé. Et puis il y a les jurés d’assises qui ne sont pas payés non plus depuis un an. Or, ils peuvent prétendre à une indemnité de 90,56 euros par jour, à laquelle s’ajoutent 10,57 euros par heure dans la limite de 84,56 euros par jour si l’employeur ne maintient pas la rémunération, 17,50 de repas, et 70 euros d’hébergement si nécessaire.
Encore et toujours le manque de moyens
En réalité, le problème de régie n’est que la face émergée de l’iceberg. Comme la quasi-totalité des juridictions françaises, le TJ de Laval manque de moyens. « Pendant un an à Laval nous avons été privés de jugements sur intérêts civils, les décisions étaient rendues mais pas tapées. Il manquait un greffier, cela a été résolu seulement en fin d’année dernière, explique le Bâtonnier. Le déficit de greffe est aussi à l’origine du fait qu’on a eu qu’une audience CIVI (Commission d’indemnisation des victimes d’infractions) en 2021. Pour les ordonnances sur requête également nous connaissons des difficultés faute de greffier pour les enregistrer. Et il nous faudrait également plus de magistrats » .
Même son de cloche du côté des huissiers. Lorsque des locataires quittent un logement à la cloche de bois, le propriétaire ne peut pas directement récupérer son bien. L’huissier doit déposer une requête pour obtenir l’autorisation du tribunal de le reprendre. « J’attends des ordonnances depuis l’an dernier, parce qu’il n’y a pas de greffier pour les traiter, les demandes s’empilent sur une table. Il ne faudra pas venir se plaindre si un jour un propriétaire décide de se faire justice lui-même » prévient Me Isabelle Bouvet. « Nous avons en effet un problème de greffe, confirme Sabine Orsel, sur un effectif de 55 postes localisés nous sommes à 51,4 postes effectivement pourvus sachant que nous devons aussi compter avec 7 arrêts longue maladie. Et ce ne sont pas les renforts reçus en 2021 notamment au titre des « sucres rapides » dédiés à la justice de proximité qui vont compenser les manques. D’abord parce qu’ils sont censés venir en plus et ensuite parce que sur la dizaine de personnes accueillies au tribunal, 8 n’avaient jamais travaillé en juridiction, ce qui suppose donc un temps de formation et d’acclimatation ».
Ces difficultés fabriquent une ambiance délétère se traduisant par un nombre important d’arrêts maladie. Un audit a d’ailleurs été réalisé l’an dernier pour tenter de comprendre la situation. On parle de personnalités conflictuelles à la tête de certains services, mais aussi de désordres occasionnés par la fusion TGI-TI qui aurait donné lieu à des attributions de postes parfois non pertinentes. Et comme souvent dans ce genre de situations, les difficultés finissent par s’accumuler en fabriquant toujours plus de tensions, de rancœur et de déprime, ce qui ne fait que les aggraver. « On a dû construire le palais sur un ancien cimetière, à moins que ce ne soient les âmes des royalistes, guillotinés à quelques mètres de là, qui aient décidé de se venger de la justice républicaine » plaisante un membre du tribunal pour tenter de se remonter le moral ….
Référence : AJU280615