La justice a décidé d’exercer « une influence directement politique sur la société française »

Publié le 08/06/2023

La récente condamnation en appel de l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy dans l’affaire dite des « écoutes » a suscité des critiques, certains accusant la magistrature de faire de la politique. Un magistrat du parquet, sous le pseudonyme d’Etienne Oretcan, a fustigé dans nos colonnes ce qu’il qualifie de rhétorique populiste. Régis de Castelnau, avocat honoraire, lui répond : la justice est bel et bien devenue « une force autonome qui entend exercer une influence directement politique sur la société française »

Magistrats assis en rang lors d'une rentrée solennelle
Photo : ©P. Cluzeau

Il y a 20 ans, à l’occasion de l’affaire d’Outreau, je dénonçais dans une tribune la tentation de l’autisme dans la magistrature et je posais cette question : « Quel intérêt de se vivre en forteresse assiégée au risque de se transformer en une « forteresse vide » ? »

L’article d’Étienne Ortecan magistrat parquetier intitulé « Affaire Sarkozy : la rhétorique toxique du peuple contre les élites » me démontre que non seulement cela ne s’est pas arrangé, mais que la forteresse est devenue une force autonome qui entend exercer une influence directement politique sur la société française. « Il dénonce les dangers d’une rhétorique, déjà utilisée par François Fillon, qui soutient la thèse d’une justice politique », est-il écrit dans le chapeau. Je répondrai qu’il n’y a pas que François Fillon. Les gazettes sont remplies de tribunes qui s’alarment d’un certain nombre de dérives, en particulier après la condamnation en appel de Nicolas Sarkozy dans l’affaire « des écoutes ». Celle-ci avait en effet une caractéristique particulière, reflétée par les chroniques judiciaires du procès de première instance : le vide du dossier et les libertés prises avec un certain nombre des principes fondamentaux qui gouvernent le déroulement du procès pénal étaient tels qu’ils avaient sauté aux yeux des journalistes, lesquels avaient (enfin ?) manifesté surprise et interrogations.

J’ai personnellement moi aussi adopté cette « rhétorique », après un travail relativement approfondi, et la publication d’un livre copieux (600 pages) qui retrace ce qui constitue à mes yeux un dévoiement, sous le titre justement de « Une justice politique » (1). Il a fait l’objet de chroniques, de recensions, d’interviews finalement assez nombreuses dans la presse. Mais, curieusement, ou pas, il n’a suscité aucune réaction publique, discussion ou réfutation du côté des magistrats alors que le le moins que l’on puisse dire est que mes affirmations étaient souvent assez sévères. Le silence est comme chacun sait une autre méthode pour éviter le débat contradictoire qui est pourtant la clé de l’élaboration de la vérité judiciaire. Petit préalable habituel, l’auteur a toujours été un adversaire acharné du camp politique incarné par Nicolas Sarkozy et François Fillon. Donc critiquer la politisation de la justice est l’expression du souci d’un citoyen et non une défense des personnes concernées.

On travaille vite au PNF ! 

Étienne Ortecan utilise l’affirmation comme mode d’appréhension du réel, pour réfuter cette idée d’une politisation de la justice. Par exemple, il disqualifie la défense de François Fillon non pas sur le fond, mais sur les formes qu’elle a prises. Il est incontestable que François Fillon s’est maladroitement défendu, alors on présente ses déclarations comme ridicules. Pensez donc, il a parlé de « cabinet noir », impossible n’est-ce pas ? Le problème c’est que deux journalistes du Canard enchaîné ont, à ce moment-là, publié un livre (Bienvenue place Beauvau) qui en décrivait la réalité et le fonctionnement. L’article poursuit : « le palmipède publiait toute une série d’articles mettant en cause l’ancien Premier ministre ». Drôle de présentation. Il convient de rappeler qu’il s’agit d’abord d’un papier lancé comme une bombe par le Canard enchaîné dans son édition du 25 janvier 2017. Le même jour, à 11 heures du matin, le parquet national financier (PNF) annonçait l’ouverture d’une enquête préliminaire pour détournements de fonds publics, abus de biens sociaux et recel de ces délits. On travaille vite au PNF ! Même si on a une lecture très sélective du Canard enchaîné. Il me souvient d’un article du palmipède pointant les pressions en forme de trafic d’influence de collaborateurs de François Hollande à l’Élysée pour obtenir du ministre du budget la remise des pénalités infligées à Mediapart pour ses fantaisies en matière de calcul de TVA. On ne va pas ici multiplier les exemples, mais citons quand même, encore dans l’affaire Fillon, la publication par le Monde 10 jours plus tard  d’une copie sélective d’un certain nombre d’éléments de l’enquête diligentée toute affaire cessante. Les seuls qui avaient accès à ces pièces étaient les magistrats du PNF et les policiers qu’ils avaient mandatés. Il y avait donc eu une violation de la Loi française, commise soit par des policiers, soit des magistrats, tous assermentés et spécialement chargés de la faire respecter. Pourtant, cette violation particulièrement grave en période électorale et constituant une manœuvre de nature à altérer la sincérité du scrutin présidentiel, n’a eu aucune suite judiciaire malgré la plainte déposée par François Fillon. On imagine qu’elle dort paisiblement dans une des armoires du parquet.

Haro sur les horribles populistes

Étienne Ortecan nous assure avec une certaine ingénuité que la justice n’est pas politisée alors même qu’il laisse transparaître ses propres convictions personnelles dans les arguments qu’il développe » il s’agit d’une défense qui respire totalement l’air du temps. Le peuple contre les élites » écrit-il. Donc Sarkozy et Fillon sont d’horribles populistes qui osent dire du mal de la « gauche », présentée comme victime de scandaleuses imputations. Et de poursuivre :  « Nicolas Sarkozy surfe sur l’ambiance actuelle qui est de disqualifier d’emblée tout discours ou toute expression venant de cette « gauche » systématiquement décrite comme violente et responsable de la montée de l’extrême droite, qui terroriserait la population avec son militantisme, sa pensée unique, son wokisme et son islamo-gauchisme… ». Du Libération dans le texte. Les opinions politiques personnelles d’Étienne Ortecan sont tout à fait honorables et l’auteur de ces lignes en partage certaines, mais vouloir exonérer la justice de l’accusation d’être politisée en démontrant qu’on est soi-même engagé d’un côté, ce n’est peut-être pas très heureux. On retrouve d’ailleurs tout le langage de la Doxa du gauchisme culturel, à base d’accusations de complotisme, populisme, fourriers des heures sombres, et de favoriser « une tradition qui revient en force et s’impose peu à peu dans l’esprit des téléspectateurs assidus des chaînes de télévision comme BFM et CNEWS ou autres auditeurs fidèles à RMC et SUD RADIO. » Eh oui Monsieur le procureur affirme tranquillement, que les couches populaires et les masses sont stupides et incultes, qu’elles regardent ou écoutent les mauvais médias au lieu d’être abonnées à Libération et à Télérama comme tout le monde. Jolie démonstration finalement qui en dit long sur un des problèmes qui frappent la Justice aujourd’hui.

Indépendance et impartialité

La liberté de conscience et d’opinion est quelque chose de fondamental, mais encore faut-il se rappeler que le juge n’est pas là pour aider à disqualifier politiquement et médiatiquement un candidat à la présidence de la République. Il n’est pas là non plus pour imposer sa morale à la société. Son rôle est d’arbitrer entre des intérêts contradictoires, c’est-à-dire, en ce qui concerne le droit pénal, entre l’intérêt général formalisé par la Loi et les intérêts particuliers des personnes poursuivies. Et pour cela, l’indépendance du juge du siège est quelque chose de fondamental. Elle n’est pas une fin en soi, mais l’outil permettant de garantir le principe cardinal de l’impartialité. A l’occasion de la regrettable affaire du Mur des cons, deux anciens dirigeants de syndicats de magistrats ont écrit à ce sujet  : « une fois de plus cette affaire va servir à défendre une conception abstraite et surannée de l’impartialité du juge sous-tend le code de déontologie des magistrats publiés en 2010 par le CSM : le juge doit être transparent sans sexe sans opinion et sans engagement ». Mais enfin, personne ne demande que les magistrats soient personnellement transparents, asexués ou sans opinions politiques, mais que leurs décisions le soient ! Elles ne sont pas rendues à titre personnel, en tant que femmes (ou hommes) en tant qu’électeurs, ou en tant que militants, mais au nom du peuple français. Et il faut aussi qu’elles aient l’apparence de l’impartialité. Or, il n’y a pas d’apparence d’impartialité quand un magistrat d’un syndicat qui a épinglé un « con » sur un tableau peut être amené à juger cette personne ou toute autre appartenant à la catégorie stigmatisée sur le fameux mur. Comment peut-on être à ce point étranger à une telle évidence ?

Halte à l’hypocrisie

Au fond, la défense du corps des magistrats est  légitime et, comme dans tout débat contradictoire, la mauvaise foi est recevable, c’est l’affaire de celui qui écoute d’évaluer la pertinence des arguments. Mais ce qui est plus désagréable, c’est l’hypocrisie. Celle qui consiste à nier publiquement un certain nombre de faits, à revendiquer une forme de pureté, alors qu’en privé dans les couloirs, et dans les conversations discrètes, on reconnaît l’existence de ces dévoiements. Reprocher à François Fillon, qualifié de complotiste, d’avoir parlé de l’existence : « d’un cabinet noir, d’une concertation entre adversaires politiques, journalistes et magistrats » alors que chacun sait que c’est exactement ce qui s’est passé, oui c’est de l’hypocrisie. Prétendre que la fulgurante et sans précédent première phase de l’instruction Fillon (47 jours) s’est déroulée normalement, uniquement dictée par les contraintes de la procédure pénale, c’est se moquer de ses interlocuteurs. Dire que les décisions piétinant le secret professionnel des avocats rendues à l’occasion de l’affaire des écoutes ne sont que l’application d’une jurisprudence traditionnelle, qu’il n’y a pas eu d’abandon du principe d’interprétation restrictive de la loi pénale, que la justice poursuit ceux qui violent les règles des secrets de l’enquête et de l’instruction, c’est nier consciemment une réalité vécue.

La politisation du corps des magistrats en question

La justice française est confrontée aujourd’hui à toute une série de problèmes. Le premier d’entre eux est évidemment le manque criant de moyens, le service public de la justice étant depuis trop longtemps le parent pauvre budgétaire de notre pays. Mais cette question de la politisation du corps des magistrats devenue problématique en est le second. Cette dérive a une histoire et des causes. C’est le fruit d’un processus qui a vu, depuis une quarantaine d’années, le corps prendre une autonomie vis-à-vis de sa traditionnelle et séculaire dépendance vis-à-vis de l’exécutif. Malheureusement cette autonomie au lieu d’assurer son impartialité en a fait une force politique qui semble aujourd’hui vouloir utiliser ce nouveau pouvoir. Cela rend boiteuse la séparation des pouvoirs et crée vis-à-vis du peuple au nom duquel sont rendues les décisions de justice une coupure qui peut s’avérer dangereuse.

Il y a une règle qui ne se dément jamais, si l’on assigne à la justice des fins et des objectifs qui ne sont pas les siens, cela ne peut se faire que par la violation des principes fondamentaux et par conséquent exposer aux risques de l’arbitraire.

 

(1) Régis de Castelnau – Une justice politique – L’Artilleur, janvier 2021 – 600 pages, 22 euros.

Plan