« La magistrature n’avancera pas si elle n’a pas une idée claire de la réalité de sa propre condition juridique »

Publié le 31/03/2022

Emmanuel Poinas, conseiller à la Cour d’appel d’Aix-en-Provence et délégué général de CFDT Justice, vient de publier un ouvrage critique sur le statut de la magistrature (1). Pour lui, il est temps que les magistrats s’emparent de leur réglementation pour conquérir leur indépendance.

Magistrats assis en rang lors d'une rentrée solennelle
Photo : ©P. Cluzeau

Actu-Juridique : Votre livre ressemble à un manuel de droit de la magistrature, mais il n’est pas que cela, quelle est votre démarche ?

Emmanuel Poinas : Il existe déjà des ouvrages sur le statut de la magistrature et par ailleurs, on dispose de la documentation produite par les syndicats. Mais le plus souvent ces documents ne comportent pas d’analyse critique. Ils décrivent ce qui existe sans envisager ce qui manque. Or ce qui est intéressant dans notre statut c’est aussi ce qu’on n’y trouve pas. Il y manque en effet l’essentiel, à savoir les règles qui protégeraient de façon concrète et opérationnelle l’indépendance. J’ai donc repris l’ensemble des textes en les replaçant dans leur contexte historique et dans le cadre des relations avec les autres pouvoirs dans l’objectif de démontrer l’idée suivante :  si le statut est incomplet c’est qu’il n’a pas vocation à assurer l’indépendance des magistrats, mais le contrôle de la magistrature. Le code de l’organisation judiciaire (COJ) permet d’assurer la continuité du service quoiqu’il arrive. C’est ce qui explique pour partie la crise que traverse actuellement la magistrature.

Actu-Juridique : En quoi le statut a-t-il une responsabilité dans la souffrance au travail qu’expriment les magistrats depuis le mois de novembre dernier ?

EP : Les règles organisant le travail des magistrats en juridiction au quotidien sont inscrites dans le Code de l’organisation judiciaire. Or l’un des articles principaux de ce code prévoit que le service public de la justice est toujours assuré, en vertu du principe de continuité de l’État. Et le code décline les règles permettant de garantir cette continuité. C’est ainsi par exemple que les décisions des chefs de cour ou de juridiction d’affecter tel magistrat à tel poste sont des mesures d’administration judiciaire, elles ne sont par conséquent susceptibles d’aucun recours ce qui rend impossible d’établir qu’il en résulte des discriminations ou du harcèlement. D’autre part, elles minimisent la question de l’adéquation des effectifs à la charge de travail puisque de toute façon l’encadrement juridique permet d’assurer de force la continuité du service. C’est ce qui me fait dire qu’il s’agit d’un droit du contrôle et non de l’indépendance. L’indépendance de principe est garantie, pas l’indépendance fonctionnelle.

Actu-Juridique : Comment cela se traduit-il en pratique ?

EP : Pour ne citer qu’un exemple, le COJ prévoit que les chefs de cour peuvent déléguer 3 mois par an tout magistrat de la Cour en dehors de son lieu d’exercice professionnel (article L121-4 du COJ, pour les magistrats du siège, R 122-3 pour le ministère public). C’est un bon moyen de pallier le manque d’effectifs, mais cela remet sérieusement en cause la notion d’inamovibilité pourtant garantie par la Constitution, et ce n’est pas sans conséquence sur la vie privée des magistrats. Il y a aussi une forme de méconnaissance de ce qu’implique cette législation par les magistrats. Actuellement, certains magistrats, confrontés à des vacances de postes, écrivent à leur chef de juridiction qu’ils n’assureront pas le service, car ils estiment ne pas pouvoir le remplir ; le plus souvent ils le font collectivement, croyant que ça les protège. Ils ne se prévalent pas pour autant d’une revendication syndicale, ou d’un droit de retrait. Or ces courriers collectifs non syndicaux peuvent se retrouvent dans leur dossier personnel, et en ressortir au moment le plus inopportun. S’agissant du refus d’exécuter le service, il peut être un motif de délivrance d’un avertissement, voire de saisine de l’instance disciplinaire.

Enfin d’un manière générale le droit de la magistrature n’est pas cohérent. Par exemple, sur le plan disciplinaire, les chefs de cour peuvent saisir le Conseil supérieur de la magistrature, sans que cette faculté soit limitée aux magistrats placés sous leur autorité. Le premier président de la cour d’appel de Pau peut donc saisit le CSM du cas d’un magistrat de Strasbourg. Ce qui est l’équivalent du pouvoir que détient le ministre sur l’ensemble du territoire, et non l’expression d’un pouvoir hiérarchique local. En pur droit, cela ne se justifie pas.

Actu-Juridique : Quelles solutions proposez-vous ?

EP. : Ce n’est pas un ouvrage politique donc il ne contient pas de propositions de réformes. Mon objectif consiste à faire émerger la réflexion sur le statut. C’est une critique du cadre juridique ; la magistrature n’avancera pas si elle n’a pas une idée claire de la réalité de sa propre condition juridique. On ne peut pas attendre éternellement que les responsables politiques défendent l’indépendance judiciaire ; ce combat doit aussi être porté par le monde judiciaire. Cela étant, si on voulait imaginer une solution elle pourrait consister dans la réécriture totale des textes en se fondant sur la notion d’indépendance. C’est aussi un ouvrage de défense pour les collègues. La clef c’est de faire émerger la possibilité d’une défense individuelle et collective sur d’autres bases théoriques que celles actuellement en vigueur. J’espère ainsi sensibiliser les jeunes collègues en leur disant : vous êtes des juristes hautement qualifiés, servez-vous du droit pour vous défendre !  On ne peut pas laisser la justice dans cet état ; la seule façon de s’en sortir, c’est de poser le problème politiquement en prenant la mesure de l’importance de la justice en tant qu’elle constitue un moyen de garantir la paix sociale. Je serais même tenté de dire qu’elle est une garantie de notre maintien dans la civilisation.

 

(1) Le statut de la magistrature, réflexions sur un droit spécial. Berger Levrault mars 2022. 650 pages, 42 euros.

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