Le président du TJ de Bobigny, P. Ghaleh-Marzban, salue l’arrivée de renforts
Les jeux olympiques ne sont pas seulement un défi sportif. Au tribunal judiciaire de Bobigny, on se prépare déjà depuis des mois à absorber le surcroît d’activité que cela implique pour lutter contre la délinquance en amont et assurer le traitement de dossiers supplémentaires durant les Jeux. Le ministère de la Justice a d’ailleurs envoyé des renforts en magistrats. Entretien avec son président, Peimane Ghaleh-Marzban.
Actu-Juridique : Le 8 décembre 2022, un article du Monde a évoqué vos inquiétudes et celles du procureur Éric Mathais sur l’état de votre juridiction au regard de la charge de travail supplémentaire représentée par les JO. « Vous disiez à l’époque : « c’est maintenant qu’il faut agir ». Avez-vous été entendu ?
Peimane Ghaleh-Marzban : En décembre 2022, nous avions préparé en effet une note, révélée dans Le Monde, pour alerter le ministère sur le fait que les Jeux Olympiques ne mobiliseraient pas la justice seulement durant les deux mois d’été en 2024. Dans le cadre du plan « zéro délinquance » si l’on voulait assurer le démantèlement des points de deal et pouvoir juger les dossiers très lourds de stupéfiants mettant en cause 5 ou 6 prévenus, il fallait renforcer les moyens très en amont. Nous avons été entendus, au siège nous sommes passés en nombre de postes figurant dans la circulaire de localisation des emplois (CLE) de 140 à 146, auxquels il faut ajouter trois magistrats en surnombre, soit un total de 149. Les moyens au parquet ont aussi été renforcés.
Actu-Juridique : Comment allez-vous employer ces nouveaux moyens ?
PGM : Nous avons plusieurs objectifs prioritaires. D’abord, la préparation des JO. À compter de 2024, nous allons créer progressivement des capacités de jugement et donc des audiences supplémentaires pour accompagner l’augmentation de l’activité pénale, avec un objectif, pour l’été 2024 d’une capacité de 3 chambres de comparution immédiate au total. Ensuite, un autre enjeu très important concerne l’instruction, nous passons de 14 à 16 juges, ce qui nous permet, à côté de deux cabinets d’instruction mixtes contentieux général/contentieux financier, de créer au sein du pôle financier deux cabinets spécialisés exclusivement consacrés au contentieux financier, pour mieux traiter la criminalité liée au blanchiment et les atteintes à la probité. Enfin, nous travaillons à la création d’une filière dédiée en matière de lutte contre les violences conjugales ; un groupe de travail de préfiguration va être installé pour travailler à sa mise en place en janvier. Nous aurons par ailleurs dès l’automne une 31e chambre correctionnelle qui traitera par priorité les dossiers d’information judiciaire portant sur les violences au sein du couple et de la famille. Nous devons en effet résorber le stock des 13e et 14e chambres qui s’élevait au 31 décembre 2022 à 498 dossiers, dont 300 environ liés aux violences familiales. Ce stock s’explique par l’augmentation très sensible des dossiers clôturés par les magistrats instructeurs (de 508 en 2019 à 600 en 2022). À signaler également, la création d’un septième poste de juge des libertés et de la détention (JLD) dès septembre pour assurer les conséquences du renforcement correctionnel, ainsi qu’un nouveau poste de juge d’application des peines. Nous avons été très attentifs à ne pas sacrifier le civil au pénal : notre tribunal marche sur ses deux jambes. Il reste un point d’attention : nous avons besoin de personnels de greffe en adéquation avec le nombre de magistrats car sans greffier, il ne peut y avoir d’activité juridictionnelle
Actu-Juridique : Constatez-vous d’ores et déjà une hausse de l’activité judiciaire liée à l’objectif « zéro délinquance » en vue des JO ?
PGM : Oui, l’activité pénale monte en puissance depuis plusieurs mois déjà, notamment par l’intensité des dossiers qui arrivent en comparution immédiate dans des affaires au long cours mettant en cause plusieurs personnes et qui nécessitent souvent une après-midi d’audience.
Actu-Juridique : Sont-ils à leur place dans les comparutions immédiates, en principe dédiées aux petits délits de flagrance et non pas aux enquêtes au long cours ?
PGM : Une loi de 2002 a augmenté le seuil maximum de peine encourue en matière de CI de 7 à 10 ans, ce qui inclut le trafic de stupéfiants. Par ailleurs, les pouvoirs du parquet avec l’accord du juge des libertés et de la détention ont augmenté ; par exemple, avant il fallait saisir un juge d’instruction pour réaliser une perquisition sans l’assentiment de la personne, aujourd’hui on peut en faire la demande au JLD. Une fois qu’on a dit que la loi le permettait, la question est : faut-il le faire ou pas ? C’est un moyen de « désemboliser » les chambres correctionnelles que je trouve utile à condition cependant que l’affaire soit examinée dans des conditions convenables au regard notamment des enjeux de peines qui peuvent être importants. Cela implique notamment qu’il faut disposer d’un temps raisonnable. C’est pour cette raison qu’à Bobigny, tous les lundis après-midi, la 18e chambre se consacre à un seul de ces gros dossiers. J’ai moi-même présidé début août une audience de ce type sur un important trafic d’héroïne qui nous a pris plus de sept heures.
Actu-Juridique : En matière de divorce, les avocats se plaignent dans de nombreuses juridictions, dont Bobigny, du manque de dates proposées pour assigner, qu’en pensez-vous ?
PGM : Nous constatons que près de 15 % des dates réservées ne se concrétisent pas par une assignation. Ce n’est évidemment pas la faute des avocats, mais cela nous fait perdre 15 % de notre capacité de traitement. Nous savons d’expérience que si nous ouvrons des dates à plusieurs mois, alors que ces situations évoluent très vite, nous risquons d’importantes déperditions. Cet été, nous avons assoupli nos règles pour répondre aux attentes des avocats. Je dois revoir le bâtonnier pour échanger sur les pratiques en la matière qui ne mettent pas les avocats sous tension et nous évitent aussi de perdre des créneaux d’audience. Il nous faut réfléchir à un système qui permette de redéployer les dates.
Actu-Juridique : la fin de la période estivale a été marquée par de nouveaux records d’audiences tardives, notamment à Paris. Qu’en est-il à Bobigny ?
PGM : Nous nous sommes emparés de ce sujet en septembre 2021, à la demande des organisations professionnelles avec qui nous avons accompli un travail de qualité, car beaucoup d’audiences dépassaient minuit. Nous avons diffusé des principes directeurs qui limitent les audiences à 22 heures. Évidemment, c’est un objectif, mais nous faisons des progrès, même si un grand nombre d’audiences s’achèvent encore après 22 h 00. Concrètement, cela consiste à décharger le rôle d’audience, en coordination avec le ministère public et le coordinateur de la défense, de toutes les affaires qu’on estime ne pas pouvoir traiter, en tenant compte bien entendu de la nécessité pour le parquet de traiter certains dossiers en comparution immédiate, tout en assurant une audience digne et respectueuse des droits des parties. Cela est compliqué par l’incertitude liée aux choix de défense des prévenus qui peuvent décider d’être jugés immédiatement ou préférer un renvoi pour préparer leur défense. Il faut alors refaire un point en milieu d’après-midi. Une des clefs du problème consiste à évaluer au plus près la durée réelle des audiences.
Actu-Juridique : Moins de dossiers par audience, cela signifie forcément un allongement des délais de traitement des affaires et une dégradation des statistiques…
PGM : Ce sont des décisions difficiles pour nous. Certains collègues sont très gênés de devoir renvoyer des dossiers, parce que souvent ça préjudicie aux prévenus et aux victimes… J’en assume l’entière responsabilité pour maintenir des audiences dignes. Parce que c’est dur aussi de prendre un dossier à minuit, on est gêné de juger en pleine nuit. Cette nouvelle organisation rallonge les délais de traitement, c’est vrai, mais depuis deux ans, nous avons réussi à éviter l’embolie, même si chaque audience comporte deux ou trois dossiers renvoyés en plus des affaires du jour. Pour en revenir aux JO, c’est la raison pour laquelle nous avons prévu une chambre de délestage au printemps 2024, en plus de la nouvelle 31e mise en place cet automne, afin d’éviter que les audiences soient surchargées de renvois.
Actu-Juridique : L’article du Monde de décembre 2022 évoquait la « désespérance » des magistrats, qu’en est-il aujourd’hui ?
PGM : Le terme voulait exprimer le sentiment de perte de sens des magistrats et des fonctionnaires. Ils ont une très haute idée de leur rôle et de leur utilité sociale, et c’est particulièrement sensible à Bobigny. On voudrait en faire plus par exemple dans la lutte contre les trafics de stupéfiants ou pour la protection des enfants en danger : c’est terrible pour un juge des enfants de prononcer une mesure et de ne pas la voir mise en œuvre car le conseil départemental éprouve des difficultés de recrutement d’éducateurs. En Seine-Saint-Denis, les difficultés peuvent être plus importantes que dans d’autres départements, en raison de la pauvreté, mais il y a aussi plus d’enthousiasme encore chez les professionnels de la justice. C’est ce mélange qui crée parfois ce sentiment de perte de sens, lorsque les professionnels ont l’impression de ne pas pouvoir accomplir pleinement leur mission pour le bien des justiciables. Les renforts sont donc particulièrement bienvenus. De même, la construction de l’extension du tribunal en 2027 devrait nous permettre de tourner définitivement la page des difficultés immobilières. Déjà, nous avons fait des travaux, il y a moins de bassines dans les couloirs quand il pleut.
Actu-Juridique : Les JO vont avoir lieu durant une période où la justice fonctionne habituellement en effectifs réduits et ne gère que les urgences, comment allez-vous concilier congés et activité exceptionnelle ?
PGM : Nous avons rallongé la période des vacations judiciaires d’une semaine avant leur date de début habituel et une semaine à la fin, ce qui permettra aux magistrats de prendre leurs congés d’été en limitant la baisse des effectifs grâce à cet étalement. Nous avons d’ores et déjà prévu, pendant la période des JO, une capacité de trois audiences de CI par jour, au lieu de deux, et des renforcements d’activité à l’instruction, du côté du JLD et du juge des enfants. Nous allons aussi travailler sur l’accueil des personnes non francophones. Les émeutes ont montré notre capacité à nous mobiliser. Il faut que l’institution judiciaire soit au rendez-vous de cet événement lors duquel les yeux du monde entier seront braqués sur nous.
Référence : AJU387030