« Les Deux Affaires Grégory » : Le premier directeur d’enquête dissèque l’affaire au scalpel

Publié le 04/10/2024

Quarante ans après la découverte du corps de Grégory dans la Vologne, à Docelles (Vosges), Etienne Sesmat, premier directeur de l’enquête sur cet assassinat, partage ses analyses dans un document paru ce 3 octobre. Comme Christine et Jean-Marie Villemin, les parents du petit garçon, le colonel de la gendarmerie estime que « ce crime d’opportunité », suscité « par l’envie », la jalousie, a été commis par un seul homme.

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Depuis le 16 octobre 1984, un mardi ensoleillé, tous les Français, même les plus jeunes, connaissent l’histoire du « petit Grégory ». Ainsi désigne-t-on familièrement, tant il appartient à la mémoire collective, ce bambin âgé de 4 ans enlevé alors qu’il jouait dans son jardin, à Lépanges-sur-Vologne. Sa mère, Christine, repassait dans le salon. Grégory a disparu entre 17 heures et 17h20. La lettre du « corbeau » qui revendique le rapt – il empoisonne leur famille depuis le mois d’août 1981 – a été postée dans le village avant 17h30. En écriture cursive sans ponctuation, à destination de Jean-Marie Villemin, il est écrit : « J’espère que tu mourras de chagrin le chef. Ce n’est pas ton argent qui pourra te redonner ton fils. Voilà ma vengeance pauvre con. » À 17h32, le corbeau annonce son crime à Michel Villemin, un oncle de Grégory : « Je me suis vengé du chef et j’ai kidnappé son fils, dit la voix rauque. Je l’ai étranglé et jeté dans la Vologne. »

En trente minutes, laps de temps très court, et en plein jour, un corbeau a exécuté son plan. « Un », car l’on sait désormais qu’ils étaient plusieurs.

Embûches, trahisons, déconvenues et diffamations

Ce 16 octobre à 17h40, les gendarmes de Bruyères sont alertés. Ils lancent les recherches et préviennent le patron de la compagnie d’Épinal, Etienne Sesmat. À 21h15, le capitaine se tient sur une rive de la Vologne à Docelles, à six kilomètres du pavillon des Villemin, lorsqu’est repêché le corps : des cordelettes lient mains et pieds de Grégory, un bonnet de laine couvre son visage. Ni blessure apparente ni rictus de souffrance. Il paraît « endormi ». Le procureur partage l’analyse du capitaine Sesmat : il s’agit d’une histoire familiale et locale. Il saisit donc la gendarmerie de l’enquête. Ainsi débute le parcours semé d’embûches, de trahisons, déconvenues et diffamations de l’officier Etienne Sesmat, alors âgé de 30 ans.

Délivré du devoir de réserve, il apporte son témoignage pour la seconde fois. « Les Deux Affaires Grégory – Derniers pas vers la vérité » (1) restitue le drame, les investigations, l’inculpation (ex-mise en examen) du principal suspect, Bernard Laroche, ce cousin que Jean-Marie Villemin finit par tuer. Il revient sur le calvaire de Christine Villemin, définitivement innocentée après huit ans d’accusations, de calomnies. L’auteur rend surtout compte des à-côtés, soit « la seconde affaire Grégory » : la descente aux enfers des gendarmes, suspectés de « complot visant à rétablir la peine de mort » et de honteuses impérities – « j’ai été entendu douze fois par quatre juges comme un voyou » ; les mensonges d’avocats (sévèrement traités dans le livre) ; la malhonnêteté d’une partie de la presse, emportée par le reporter Jean-Michel Bezzina qui a mené contre Christine Villemin sa charge d’une violence inouïe (2). Avec son épouse, il imposera sa version de l’infanticide dans neuf médias nationaux.

Hommage au juge Maurice Simon qui a innocenté la mère

Le colonel Sesmat s’attarde aussi longuement sur le comportement du juge Jean-Michel Lambert (il s’est suicidé en juillet 2017), « sa conduite aléatoire de l’instruction », son « ingénuité », « homme pusillanime et influençable (…) qui ne jouit pas d’une bonne réputation professionnelle », au nombre « considérable de pièces de la procédure [Grégory] qui ont été annulées ». Il avait dit : « Cette affaire est la chance de ma vie. » Elle creusa finalement sa tombe : « Ce mémorable funambule de la pensée (…) n’a pas supporté l’idée qu’on fasse de lui “un bouc émissaire” », aux termes de l’instruction du juge Maurice Simon qui, le premier, a innocenté la mère de Grégory.

Un chapitre est consacré au président de la chambre d’accusation de Dijon qui a repris de zéro l’information judiciaire en 1987 : c’est un hommage « à l’œuvre » du grand magistrat Simon qui a sauvé la justice d’un naufrage. Il a fait un infarctus en fonction, et s’est éteint en mai 1994.

Après M. Lambert, un autre personnage passe sous les fourches caudines d’Etienne Sesmat : le commissaire Corazzi, dit « Coco ». Chef de la section criminelle de la police judiciaire de Nancy, il lui a succédé. Sa religion est faite dès son entrée en scène : la mère est coupable ! Ses amis journalistes l’ont convaincu. Il conspue dès lors le travail des officiers, éparpille « façon puzzle » le capitaine qui, à la retraite, lui renvoie la monnaie de sa pièce. Le chapitre « Coco mène l’enquête » est consternant : sa guerre contre les militaires et Christine Villemin a atteint des sommets de bêtise.

« Une folie meurtrière très personnelle, intime »

Non, ce n’était pas « la mère ». Le juge Jean-Paul Martin, qui prend la suite de son collègue Maurice Simon, découvre des éléments inconnus qui sont suffisamment probants pour écarter la piste maternelle. Le 3 février 1993, il rend un non-lieu pour « absence de charges » – fait alors sans précédent dans l’histoire judiciaire –, 93 pages qui écartent 25 éléments initialement retenus par le parquet. L’arrêt fait date, et pourtant « la plupart [des gens] ignorent son existence », regrette M. Sesmat.

Un autre arrêt marquera la fin du chemin de croix des Villemin : le 28 juin 2004, la cour d’appel de Paris condamne l’État pour faute lourde envers le couple (3).

En 2024, alors que 40 ans se sont écoulés et que l’instruction reste ouverte (la chambre de l’instruction de Dijon a ordonné en mars des comparaisons d’ADN), on ne sait pas qui a assassiné « le petit Grégory ». Etienne Sesmat a une conviction, qu’il expose avec prudence. Les risques « énormes » pris par le coupable relèvent du « crime d’opportunité » (il ne pouvait deviner que l’enfant jouerait seul dehors) ; l’implication « de plusieurs personnes est improbable ». Croire en la participation d’un groupe, « les corbeaux », agissant « sans aucun garde-fou » est selon lui « un scénario hasardeux ». Au contraire, l’acte traduit « un irrépressible enchaînement de pulsions », « commis de manière impulsive, irrationnelle ».

L’auteur a soumis ce point au psychiatre Pierre Lamothe, qui fut expert à la Cour de cassation. Il l’a orienté vers un des sept péchés capitaux : l’envie, « la plus mal aimée des émotions humaines » et « la plus importantes des causes de malheur moral ». L’envieux « vit son passage à l’acte, libérateur, comme le rétablissement d’un équilibre » : « Voilà ma vengeance, pauvre con. » « Cette folie meurtrière très personnelle, intime, ne peut en aucun cas alimenter une pulsion d’ordre collectif », conclut le colonel Sesmat.

Dans l’affaire Grégory qu’il dissèque, il existe une personne que l’envie, la jalousie, ont pu conduire à haïr au point de tuer un enfant. Libre à chacun de se forger son intime conviction.

 

(1) Les Deux Affaires Grégory – Derniers pas vers la vérité, par Etienne Sesmat, préface du procureur général honoraire Jacques Dallest, Presses de la Cité, 400 pages, 22 €. Une première édition a été publiée en 2006 chez Belfond.

(2) Lire à ce sujet l’essai de Laurence Lacour, envoyée spéciale à Lépanges-sur-Vologne : Le Bûcher des innocents, Les Arènes, 892 pages, 15 €.

(3) Le 3 octobre, est paru aussi le premier tome d’une bande dessinée sur les « sombres années » du couple : Grégory, de Christophe Gaultier, Pat Perna, avec Jean-Marie Villemin. Éditions Les Arènes, 144 pages, 25 €.

 

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