M. Coudrais : « Le débordement émotionnel est le fruit de la dérive technocratique de la justice »

Publié le 24/10/2023

Alors qu’il est devenu habituel de dénoncer la place excessive que prend l’émotionnel dans la justice, Me Maud Coudrais développe dans son ouvrage « Réhumaniser le droit » (LGDJ 2023) une réflexion stimulante : et si la dérive technocratique de la justice était à l’origine de ce retour de l’émotionnel refoulé. Et s’il fallait renouer avec l’émotion, plutôt que de la combattre ? Explications. 

M. Coudrais : "Le débordement émotionnel est le fruit de la dérive technocratique de la justice"

 

Actu-Juridique : Dans votre ouvrage vous appelez à réhumaniser le droit ; quels sont les signes, selon vous, de sa déshumanisation ?

 Maud Coudrais : C’est vrai, je constate dans mon expérience d’avocate, de juriste, de citoyenne, que notre droit et notre justice vont globalement dans le sens d’une déshumanisation. Le droit est de moins en moins fondé sur des valeurs éthiques. Il traduit une vision techniciste et marchande de la société. Le législateur est de plus en plus éloigné du peuple. Le pouvoir de faire la loi est monopolisé par l’exécutif et par les instances Européennes.

Le passage en force de la réforme des retraites en offre un bon exemple. Mais avec la crise du Covid-19, nous avons touché le fond. Nous avons vécu un naufrage absolu du droit comme garantie contre les abus de pouvoir. Il y a eu un quasi-silence des juristes. Je trouve cela très inquiétant. Heureusement, quelques très rares universitaires comme Muriel Fabre-Magnan, Pierre-Yves Gautier, Dominique Rousseau, Lauréline Fontaine ou Paul Cassia ont eu le courage de dénoncer publiquement cette situation. Les gouvernants ont utilisé le droit comme outil d’une politique liberticide sans précédent. Les normes édictées ont été clairement contraires à la Constitution et au principe de légalité : atteinte à la vie privée et familiale, à la dignité de la personne, au principe de non-discrimination, à la liberté d’aller et venir, au droit à consentir à un traitement expérimental, à la liberté d’entreprendre… Le droit a validé de manière totalement injustifiable des situations inhumaines, notamment pour les enfants, les personnes âgées en fin de vie et leurs proches. Les tribunaux n’ont pas joué leur rôle de garde-fou, et les avocats sont restés très timides pour la plupart. Le Conseil Constitutionnel lui-même, censé garantir la conformité du droit à la Constitution a été d’une complaisance regrettable. Il suffit de lire la décision du 21 janvier 2022 relative au passe vaccinal. Le conseil s’est contenté de relever que le gouvernement invoquait un objectif de protection de la santé. Il n’a même pas contrôlé la pertinence de cet objectif autoproclamé, ni l’adéquation et la proportionnalité des mesures prises. Il s’est encore moins occupé de concilier cet objectif avec les autres principes et valeurs constitutionnels protégés.

Pour continuer avec la justice, la déshumanisation est criante, comme vous l’avez-vous-même  décrit dans votre livre La justice en voie de déshumanisation*… Tout est fait pour évacuer les justiciables des prétoires et faire des économies : dématérialisation des procédures, visioconférences… Et le pire semble à venir quand on nous annonce comme un progrès inéluctable l’introduction de la prétendue intelligence artificielle. La promotion des modes amiables de résolution des différends elle-même est, sous couvert d’humanisme, beaucoup plus pernicieuse qu’elle n’y paraît. Qui n’est pas favorable aux accords et à l’amiable ? Mais en pratique, l’État cherche avant tout à faire externaliser ses coûts et à se désengager de sa fonction souveraine et protectrice de rendre la justice. On peut craindre que cette privatisation de la justice se fasse au détriment des plus faibles. Dans le même ordre d’idées, la justice pénale est de plus en plus désacralisée. Je pense à la justice d’abattage des comparutions immédiates, et à la justice de marchandage des CRPC (comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité) et des CJIP (Convention judiciaire d’intérêt public). Ce qui me peine le plus, est de voir que ceux qui vivent le droit, les citoyens, semblent eux-mêmes convaincus que cette situation est inéluctable voire normale, que la déshumanisation de notre droit est acceptable. Certes, en n’alertant pas l’opinion les juristes portent une part importante de responsabilité dans cette apathie. Mais au fond, la déshumanisation du droit et de la justice n’est-elle pas tout simplement à l’image de la déshumanisation de notre société elle-même ?

Actu-Juridique : Alors que beaucoup de gens de justice s’inquiètent de la place envahissante que prend l’émotion, vous dites au contraire que le droit devrait apprendre à renouer avec elle. Pouvez-vous nous donner un exemple ?

MC : C’est là le cœur du sujet. L’actualité juridique regorge, en parallèle de ces signes de déshumanisation dont nous venons de parler, de manifestations émotionnelles violentes. Le phénomène #metoo me semble un exemple idéal. On a assisté au triomphe de la colère qui s’exprime publiquement, rejetant le cadre juridique rationnel. C’est le fameux tribunal médiatique. On balaie le respect de la présomption d’innocence, du procès équitable, du droit à la sûreté, de la vie privée, le principe de proportionnalité des délits et des peines en semblant mettre sur le même plan des faits d’une gravité très diversifiée. Comment ne pas le déplorer ? Mais j’ai l’impression qu’on ne s’interroge pas assez sur comment on en est arrivé là.

Notre système juridique se retrouve submergé par la colère incontrôlable des victimes précisément parce qu’il n’a pas su prendre en compte leur souffrance légitime. J’ai moi-même souvent été choquée par la désinvolture sidérante voire l’indifférence avec lesquelles on a si souvent et si longtemps traité les victimes de violences sexuelles : refus de prendre des plaintes, culpabilisation du plaignant, indigence de l’enquête, classements sans suite injustifiés… Ce n’est que très récemment que les pouvoirs publics ont été obligés d’envoyer quelques signaux de bonne volonté, notamment avec la création de la CIVIISE. Le juge DURAND qui la co-préside a pointé la trop grande inertie du système judiciaire. Et il serait malhonnête de prétendre que les outils juridiques manquaient. C’est la bonne volonté qui faisait défaut. C’est donc le manque d’empathie, de sensibilité des professionnels du droit qui a entraîné ce retour prévisible de l’émotionnel refoulé.

Face à l’indifférence du système judiciaire et à l’impunité des auteurs, les victimes n’ont eu d’autre recours, pour être enfin prises en considération par la société, que d’outrepasser le cadre de la rationalité juridique. C’est en ce sens que la règle de droit ne peut être appliquée sans prendre en compte l’émotion, c’est-à-dire sans être humanisée. À défaut de prendre en compte les besoins humains, la loi s’expose à perdre sa légitimité et donc à être contournée. Pour répondre à votre question, oui, on assiste au triomphe de l’émotion, mais ce serait une erreur d’interpréter ce débordement émotionnel comme une cause de la faillite de notre système juridique. C’est au contraire, me semble-t-il, la conséquence de sa dérive technocratique. Les émotions ne sont ni bonnes ni mauvaises. La dimension émotionnelle est juste un aspect du réel qui s’il est refoulé, revient de manière plus violente et chaotique. Le droit doit donc intégrer, canaliser le donné émotionnel. Sinon, on arrive à la situation actuelle, une oscillation permanente entre deux excès contraires, excès de rationalité, ou excès d’émotion.

ActuJuridique : Pour autant, être vous une adversaire de la raison ?

MC : Absolument pas. Je suis une adversaire de la raison sans sensibilité. Car ce qui fait notre humanité, précisément, c’est être dotés de raison et de sensibilité. La raison sans la sensibilité, c’est la tyrannie. La sensibilité sans la raison, c’est l’anarchie. Pour reprendre l’exemple des violences sexuelles, la justice doit se saisir des plaintes et faire tout son possible pour y apporter une réponse, tout en respectant les principes fondamentaux de notre droit. Elle doit poursuivre sans relâche, sans pour autant condamner arbitrairement. La formule « on vous croit » me paraît tout à fait déplacée, même si elle part sans doute d’une bonne intention. Dire « on vous croit » aux plaignant(e) s, c’est aller d’un excès d’indifférence à un excès de complaisance à leur égard. C’est surtout refuser toute garantie à qui est accusé. Il suffirait de dire « On vous prend au sérieux ». Ainsi, on concilie la plainte et la défense. La sensibilité oblige à enquêter et à poursuivre sans faille, la raison à ne pas condamner sans preuve. Je plaide pour une troisième voie, à savoir pour une conciliation de la technique juridique et de l’humanité. Mais je ne peux m’empêcher de craindre que cette idée ne soit déjà dépassée puisque notre humanité elle-même subit des mutations profondes.

 

*Olivia Dufour – La justice en voie de déshumanisation – LGDJ 2021

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