Marie-Anne Frison-Roche « Les juristes ont le pouvoir et le devoir de dire non à Donald Trump »
La tension monte entre Donald Trump et la justice américaine. Alors que le président a demandé la destitution d’un juge qui avait prononcé la suspension d’une expulsion de migrants, le président de la Cour Suprême a rappelé mardi dans un communiqué qu’il existait une procédure d’appel quand on n’était pas satisfait d’une décision de justice. Donald Trump s’en prend aussi aux avocats. Face à cet exécutif apparemment tout-puissant, les juristes ont-ils suffisamment de pouvoir pour faire respecter l’État de droit ? Oui, estime le professeur Marie-Anne Frison-Roche.

Actu-Juridique : Depuis son entrée en fonctions, Donald Trump se positionne au-dessus du droit dans un pays qui pourtant accorde à celui-ci un pouvoir déterminant. Les juristes sont-ils en capacité de résister ?
Marie-Anne Frison-Roche : Oui, les juristes peuvent résister à Donald Trump. Les juristes le doivent. Il serait mal de leur part d’affirmer qu’ils ne le feront pas parce qu’ils ne pourraient pas le faire.
L’on pourrait certes être tenté de dire que, nous juristes, nous ne pourrions rien faire. Ni de fait : il est si fort, ce Trump. Ni de Droit : c’est le chef de l’État fédéral américain : nous ne sommes pas américains ; et là-bas, il est le chef. C’est peut-être aussi parce que, de notre vivant et en Occident, nous n’avions pas vécu cette situation dans laquelle les juristes font face à de la force brute qui prend une force réglementaire (les Executive Order). Nos grands-parents l’ont vécue.
Mais la mémoire du Droit doit nous aider. Kelsen ayant supplanté Schmitt, nous savons que les juristes mettent en œuvre les règles, notamment la Constitution, les traités internationaux et les lois : ils n’obéissent pas à un chef, même si, élu, il incarne un peuple, ils ne lui obéissent qu’en tant qu’il exerce une fonction, par exemple Président, par laquelle celui-ci donne vie à la norme juridique. C’est pourquoi aux États-Unis, pour entrer en fonction, les hauts responsables publics doivent prêtent serment de protéger et de défendre la Constitution, la norme fondamentale. Cela concerne notamment les juges de la Cour suprême, le chef d’état-major des armées, le Président des États-Unis élu. C’est à partir de ce moment-là que les pouvoirs peuvent être exercés.
C’est donc à la norme juridique et non pas à la personne en tant qu’elle est gardien de celle-ci que le ou la juriste obéit, pas au chef pris comme personne. Si le chef agit en écrasant lui-même la norme (la Constitution, le traité, la loi), si le chef détruit la norme juridique au nom du peuple qu’il incarnerait, les juristes, qui servent le Droit et pas le chef, doivent s’écarter du chef.
Ils le doivent, parce qu’ouvertement Trump a mis dans sa personne la force qui doit demeurer attachée au Droit lorsque, par un des Executive Order, il a indiqué que les Autorités de régulation, qu’il a qualifiées de « soi-disant indépendantes » n’avaient plus le droit d’interpréter les textes et qu’il était le seul habilité à interpréter la loi, les autorités étant désormais interdites de le faire, notamment la SEC (Autorité fédérale de régulation financière) et la FTC (Autorité fédérale de la concurrence.
En faisant appel d’un jugement suspendant un autre Executive Order, l’Attorney Général assoit son appel sur le fait que le juge de ce fait aurait méconnu « l’autorité bien-établie du président Trump ». Cette affirmation évoque la loyauté qui serait due au chef. Cette négation du Droit oblige les juristes à agir. Et ils le peuvent.
Actu-Juridique : De quels outils disposent-ils ?
MAFR : L’outil dont le juriste dispose est le Droit. C’est en tant que juriste qu’il doit se manifester. Donc, pas comme victime, ou comme commentateur politique. Non, comme juriste. C’est du Droit que le juriste tire sa légitimité, parce qu’il en connaît les principes fondateurs du système et parce qu’il exerce lui-même une fonction dans le système juridique : Trump est président, mais il ou elle est juge, il ou elle est avocat, il ou elle est professeur, il ou elle est juriste d’entreprise, il ou elle est notaire, etc.
Prenons d’abord ce grand et solide système juridique qu’est le Droit américain. Chacun peut saisir un juge. Des individus et des associations l’ont immédiatement fait. Des procès contre ces Executive Oders se déclenchent à la même vitesse que ceux-ci ont été pris : en rafale. Les universités américaines ont déposé des briefs. Construit sur le modèle romain, c’est par l’action en justice, que ce Droit de Common Law montre sa solidité en se formant par l’action en justice davantage que par la réglementation. Trump ne peut rien contre ce pouvoir de saisir le Préteur.
Une fois saisis, les juges ont commencé à rendre des jugements suspendant des Executive Orders. Au passage, ils ont qualifié l’action réglementaire du chef de l’État de « honteuse ». Contre cela, Trump ne peut rien. Ce n’est pas lui qui est protégé contre le contempt of court. Ainsi, face au jugement suspendant le renvoi des étrangers en situation illégale, l’Attorney général a fait appel immédiatement en publiant un communiqué affirmant que le juge serait ainsi l’allié des narcotrafiquants vénézuéliens et que l’association de lutte pour les droits civils serait leur représentant. Ses affirmations, pouvant nourrir une action en diffamation, n’ont pas de portée, car l’Attorney General ne peut pas révoquer le juge ni dissoudre les associations.
Les juges ont statué avec une très grande rapidité. Le chef de l’État ne peut juridiquement leur en faire reproche. Parce que le chef de l’État allait très vite dans l’application, le jugement suspendant les expulsions précisa que le retour sur le sol américain peut être organisé même si les personnes expulsées sont dans des avions qui sont déjà dans les airs.
Certes, le chef de l’État a fait immédiatement appel par la voix de son Attorney général.
Mais le voilà partie à l’instance, et non plus chef.
Il ne fixe plus le calendrier de procédure. Ce sont les juges qui en sont davantage les maîtres. Les délais, tours et détours, peuvent être longs, les incidents, les suspensions, etc. multiples.
Il a face à lui des avocats. L’on comprend qu’immédiatement, le chef attaque le monde des avocats. Car il connait sa puissance pour y avoir puisé pour neutraliser le Droit lorsqu’il n’était pas encore président et pour, procédure après procédure, retarder le moment de rendre des comptes.
Mais, quand on est sans foi ni loi, il est plus facile de bloquer l’application que l’autre veut faire du Droit sur vous que d’obtenir l’application d’une réglementation face à ceux qui ont le pouvoir et la science juridique. Cela tient à cette raison simple : le premier pouvoir n’est pas dans le Oui, mais dans le Non. Par ces actions en justice et jugements, c’est ce Non que sont en train de dire les juristes aux multiples Oui que Trump a émis par ses réglementations.
Actu-Juridique : Les juges peuvent bien invalider les décisions de l’exécutif, c’est celui-ci qui finalement les exécute. Ou pas. N’est-ce pas une limite insurmontable au contrepouvoir des juges ?
MAFR : Oui, puisque, in fine, c’est bien l’administration qui exécute les jugements, notamment de suspension des Executive Orders. Or l’administration, à première vue, obéit au chef de l’administration : le Président.
Oui, c’est vrai, mais en premier lieu, c’est vrai aussi pour les Executive Orders, qui s’ils sont trop inhumains ou irrationnels ou insensés, peuvent rencontrer une inertie. D’ailleurs, les coupes claires opérées dans l’administration commencent à produire leur effet, car il faut des personnes pour appliquer tout cet « ordre nouveau ». Ce qui est vrai pour les jugements est vrai pour les décrets. Dans un système juridique où le contrôle constitutionnel est diffus, où chacun est gardien de la Constitution, l’inertie de l’administration qui reste peut jouer, notamment à propos des Executive Orders qui portent sur l’Administration elle-même.
En second lieu, l’administration n’est pas une horde à laquelle le chef ordonne en masse, comme le rappelle l’ouvrage De la horde à l’État. Elle est hiérarchisée, articulée en agences (ce pourquoi le chef Trump s’est attaqué aux agences fédérales). Dans un système fédéral, l’autonomie est plus forte encore, ce pourquoi c’est par les subventions fédérales qu’il veut tenir les États rebelles davantage que par les réglementations.
Ainsi, lorsque tout le personnel du FBI, agence fédérale, reçut un texto d’Elon Musk, dont nul ne connaît la fonction administrative, on sait simplement qu’il est très puissant et peut obtenir la mise en œuvre de ses bonnes idées (ce qui est une qualification juridique faible), leur demandant de lui indiquer par retour de courriel le travail exécuté la semaine précédente, le Directeur du FBI envoya un message à l’ensemble du personnel indiquant qu’il est le seul à diriger le FBI et qu’il convenait de ne pas le faire, d’autant plus que des informations peuvent être confidentielles et ne pas devoir être remises à l’auteur de cette demande.
Ce directeur est par ailleurs un proche du chef de l’État. Mais il a une fonction administrative qui le conduit à suivre les règles et non pas à obéir au chef.
Nous, juristes, là où nous sommes tous et chacun gardien du Droit, nous devons aussi dire Non au chef Trump, et pouvons aussi le faire en soutenant et en aidant ceux qui sont directement exposés à sa force.
Référence : AJU497559
