Me Hervé Lehman : « Le procès Dupond-Moretti est historique ! »

Publié le 16/01/2025

Hervé Lehman est un ancien juge d’instruction devenu avocat. Après « Le procès Fillon » en 2020 et « Soyez partiaux » en 2022, il publie en ce début d’année « Le procès Dupond-Moretti »*. Dans cet ouvrage qui se lit comme un thriller, l’auteur dévoile les mécanismes institutionnels qui ont abouti à ce que des syndicats de magistrats envoient leur ministre s’expliquer devant la Cour de justice de la République. Ce procès illustre de façon particulièrement aiguë les tensions entre politiques et magistrats. 

Me Hervé Lehman : "Le procès Dupond-Moretti est historique !"
Me Hervé Lehman, avocat et auteur de « Le procès Dupond-Moretti ». 

Actu-Juridique : Vous venez de sortir aux éditions du Cerf « Le procès Dupond-Moretti ». Pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette affaire ? 

Hervé Lehman : Le procès d’Eric Dupond-Moretti est tout à fait exceptionnel, véritablement historique, et personne n’aurait pu imaginer un tel évènement : le ministre de la Justice en exercice jugé sur les plaintes des syndicats représentant plus de quatre-vingt-dix pour cent des magistrats ! Cela ne s’est jamais vu. Et l’affaire est importante sur le plan institutionnel, car elle cristallise le conflit entre les politiques et l’autorité judiciaire. Ce procès, c’est celui d’un membre de l’exécutif, ostensiblement soutenu par le président de la République qui a écarté la « jurisprudence Balladur » voulant qu’un ministre mis en examen démissionne, poursuivi par le procureur général de la Cour de cassation sur les plaintes des syndicats de magistrats, jugé par le Parlement, puisque la Cour de justice de la République est composée de douze parlementaires pour seulement trois magistrats de la Cour de cassation. Conflit entre l’exécutif et le judiciaire, tranché par le législatif. L’arrêt de relaxe est certainement politique, mais toute l’affaire l’était.

AJ : Selon vous, les juges ont voulu prendre leur revanche. Laquelle et pourquoi ?

HL : La nomination à la Chancellerie d’Éric Dupond-Moretti, très grand avocat d’assises, a été ressentie par les magistrats comme une provocation, « une déclaration de guerre » a même affirmé la présidente de l’Union syndicale des magistrats. Il était déjà pénible de voir place Vendôme un avocat pénaliste alors que la rumeur courait que le poste reviendrait au très apprécié François Molins, mais le choix d’Eric Dupond-Moretti était insupportable. Ses propos et ses écrits sur la magistrature étaient d’une virulence extrême. Et son programme se limitait à supprimer l’École nationale de la magistrature, ce qui plaisait à Emmanuel Macron qui était en train de supprimer l’ENA, et séparer structurellement les carrières des juges et des parquetiers, deux tabous absolus pour les magistrats. Sa première décision a été de désigner une avocate directrice de l’ENM. Alors, lorsqu’il a eu la maladresse d’engager une enquête administrative, c’est-à-dire pré-disciplinaire, contre des magistrats du Parquet national financier, l’occasion était trop belle.

AJ : Pour comprendre ce dossier, selon vous, il faut remonter à la création du Parquet national financier…

HL : L’affaire Dupond- Moretti trouve sa source dans l’enquête secrète menée pendant des années par le Parquet national financier pour trouver l’hypothétique taupe qui aurait averti Nicolas Sarkozy qu’il était sous écoutes téléphoniques dans l’affaire Bismuth. Plusieurs avocats, ainsi que le juge Van Ruymbeke, ont vu leurs factures téléphoniques épluchées pour trouver l’origine de la fuite, si fuite il y a eu. Eric Dupond-Moretti était l’un d’entre eux, parce qu’il était ami de Thierry Herzog, avocat de l’ancien président de la République, et il s’est exprimé avec son franc-parler habituel avant de déposer une plainte. Quelques jours après, il était nommé garde des Sceaux, il se désistait de sa plainte, mais il allait, trois mois plus tard, engager l’enquête administrative à l’égard de trois magistrats du Parquet national financier.

Le Parquet national financier est né dans des mauvaises conditions. Créé par François Hollande après l’affaire Cahuzac, il a malheureusement été utilisé comme instrument judiciaire contre les leaders de l’opposition de l’époque, Nicolas Sarkozy et François Fillon. Ce que personne n’a compris, c’est que cette création faisait passer les affaires politico-financières de la section financière du parquet de Paris, alors sous l’autorité de François Molins, à ce nouveau parquet dont tous les membres étaient choisis par Christiane Taubira.

AJ : La relaxe du ministre a été contestée par les syndicats qui avaient saisi la Cour de justice, pensez-vous pour votre part qu’elle est fondée ?

HL : Convenez qu’il est cocasse de voir des syndicats de magistrats critiquer une décision de justice, eux qui s’offusquent au nom de l’Etat de droit de toute critique contre les décisions judiciaires. J’estime, à rebours des attaques convenues contre la Cour de justice de la République, qu’il est sain que les infractions commises par les ministres dans l’exercice de leurs fonctions soient jugées par les parlementaires : c’est bien une des fonctions essentielles du Parlement que de contrôler l’action du gouvernement. Dans ce cas particulier, une juridiction composée exclusivement de magistrats pour juger des plaintes déposées par leurs propres syndicats à l’égard de leur propre ministre n’aurait certainement pas rempli les critères d’un tribunal impartial.

Cette affaire est surtout un énorme gâchis : nommer un adversaire des magistrats garde des Sceaux était une très mauvaise idée, déclencher une enquête administrative sur des faits qui avaient concerné le ministre avant sa nomination en était une autre, engager un procès pénal contre le ministre en exercice en sachant que le dernier mot reviendrait aux parlementaires de la Cour de justice en était une troisième. Personne n’en est sorti grandi.

AJ : Les affaires politiques continuent. Nicolas Sarkozy a perdu son pourvoi en cassation dans l’affaire Bismuth, on va lui poser un bracelet électronique ; il comparait par ailleurs en correctionnelle dans le dossier des soupçons de financement libyen de sa campagne. En outre, on vient de juger l’affaire des assistants parlementaires du RN. Que vous inspirent tous ces dossiers ?

HL : L’acharnement judiciaire contre Nicolas Sarkozy est sans précédent. Cela a commencé avec l’affaire Clearstream, puis avec l’affaire Bettencourt. On est allé jusqu’à le placer sous géolocalisation dans l’affaire Air Cocaïne, comme si on le soupçonnait sérieusement de s’être reconverti dans le trafic de drogue. Puis, alors leader de l’opposition, il a été placé sous écoute téléphonique pendant huit mois ce qui est inimaginable dans n’importe quelle démocratie, avant que ses conversations téléphoniques avec son avocat soient judiciairement utilisées contre lui.

À côté du cas particulier de Nicolas Sarkozy, un phénomène plus large s’est développé. Les juges ont acquis leur indépendance pendant les années quatre-vingt, et c’est très bien. Mais indépendance n’est pas toujours synonyme d’impartialité, et tout pouvoir sans contre-pouvoir a tendance à l’abus. Il semble que dans certains cas, comme la mise sous écoutes téléphoniques du leader de l’opposition ou l’application de l’exécution provisoire pour des peines d’inéligibilité, qui équivaut à une peine de mort politique sans recours effectif, l’excès de pouvoir n’est pas loin. Nous avons aujourd’hui le Premier ministre, la ministre de la Culture, le secrétaire général de l’Élysée, la principale leader de l’opposition qui font l’objet de poursuites, pendant le procès d’un ancien président de la République accompagné de trois anciens ministres !

Le plus terrible est que la multiplication de ces affaires ne fait que grandir la méfiance des citoyens tant à l’égard des politiques que de la justice, comme le montrent les sondages. Tout ça pour ça.

 

AJ : Lors du résultat des élections européennes, un syndicat de magistrats a appelé l’ensemble de ses collègues à se mobiliser contre l’accession au pouvoir de l’extrême-droite.  Ce même syndicat participe à des manifestations contre le « racisme d’état » ou encore les violences policières.  Cela ne pose-t-il pas un problème au regard de l’impartialité objective ?

HL : Le Syndicat de la magistrature est un parti politique, c’est-à-dire qu’il mène un projet politique, celui d’une société sans prison, sans frontières, sans capitalisme. C’est un parti altermondialiste, proche de La France Insoumise. Il prend position lors des élections, participe à la Fête de l’Huma, publie des « contre-circulaires » pour s’opposer à celles du garde des Sceaux. La question du syndicalisme dans la magistrature est déjà délicate, car les magistrats ne sont pas des « travailleurs » mais des personnes qui détiennent une partie du pouvoir que leur confère la Constitution et jugent « au nom du peuple français ». Mais lorsqu’un syndicat de magistrats défend, au-delà des intérêts moraux et matériels de ses adhérents, une ligne politique, cela pose un vrai problème. Il est regrettable que le Conseil d’état et aujourd’hui le Conseil supérieur de la magistrature, dans lequel il est vrai les syndicats de magistrats sont sur-représentés, ne le comprennent pas.

Que peut penser un chef d’entreprise ou un responsable politique de droite lorsqu’il est jugé par un militant du Syndicat de la magistrature ? Il y a certainement là une absence d’impartialité objective, à tout le moins. On vous répond que les syndiqués déposent leur carte syndicale au vestiaire lorsqu’ils jugent ; en vérité, ce serait leur faire injure que de croire qu’ils trahissent leurs convictions lorsqu’ils revêtent la robe. C’est d’ailleurs ce que proclamait la harangue de Baudot, texte emblématique du Syndicat : « Soyez partiaux » et « La loi s’interprète. Elle dira ce que vous voulez qu’elle dise. »

 

*Hervé Lehman – Le procès Dupond-Moretti. Éditions du Cerf, janvier 2025, 256 p. – 20 euros.

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