Me Marie Dosé : « La présomption d’innocence est perçue comme un outil d’impunité »

Publié le 25/02/2025 à 12h53

Mes Marie Dosé et Julia Minkowski, avocates au barreau de Paris,  viennent de publier aux Éditions de l’Observatoire un essai intitulé « Éloge de la présomption d’innocence »*. Elles y alertent sur les atteintes de plus en plus graves portées à ce principe fondamental de l’État de droit. Rencontre avec Me Marie Dosé, qui défend notamment Julien Bayou, accusé par son ex-compagne de harcèlement moral et d’abus de faiblesse. Le sort de cet élu EELV, qui a bénéficié d’un classement sans suite la semaine dernière, mais dit avoir « tout perdu » dans cette affaire, illustre parfaitement la situation contre laquelle les deux avocates nous mettent en garde. 

Me Marie Dosé : "La présomption d'innocence est perçue comme un outil d'impunité"
Me Julia Minkowski et Me Marie Dosé (Photo : ©DR)

Actu-Juridique : Vous avez titré votre ouvrage « Éloge de la présomption d’innocence », mais en vous lisant, on songe plutôt à un requiem. Elle semble bien mal en point, non ?

Marie Dosé : La présomption d’innocence a-t-elle seulement connu un âge d’or ? Je n’en suis pas si sûre… Il y a en elle quelque chose d’un peu contre-nature qui conduit l’individu à lutter contre notre sempiternelle appétence à accuser, juger, punir, exclure, bannir… Nous avons voulu, Julia Minkowski et moi, disséquer et faire l’histoire de ce principe en effet décrié afin d’aider à le mieux comprendre, et bien sûr à le réhabiliter.

On nous demande souvent s’il suffit, pour voir ce principe respecté, que la presse, à la toute fin d’une enquête à charge, rappelle « que Monsieur X est présumé innocent » ou accole le mot « présumé » à « tueur » ou « agresseur ». Aussi, cet éloge a sans doute, je le concède, quelque chose d’un peu funèbre. Mais il était temps pour Julia Minkowski et moi de témoigner d’une tendance, d’une évolution qui nous inquiètent grandement.

Actu-Juridique : La présomption d’innocence est souvent perçue par le public comme l’un de ces règles de procédures artificielles, invoquées par les coupables et leurs avocats, pour empêcher la justice de faire son œuvre. En quoi constitue-t-elle au contraire un principe essentiel dans un État de droit ?

MD : Parce qu’elle seule nous protège de l’arbitraire : c’est à l’accusation de démontrer la culpabilité d’un accusé, non à celui-ci de prouver son innocence. Sinon, quoi ? Nul ne peut rapporter la preuve d’un fait négatif (cette « preuve du diable » pour reprendre l’expression des juristes). Parce que le justiciable est présumé innocent (et j’insiste sur cette qualité de justiciable, le respect de la présomption d’innocence ne s’imposant qu’au cours d’une procédure judiciaire), le doute doit lui profiter. Mais pas n’importe quel doute, pas un ressenti mal dégrossi, une suite de préjugés ou un vague impressionnisme judiciaire, non. Le doute raisonnable découle nécessairement de la production ou de l’absence d’éléments probatoires tangibles rapportés au cours de l’audience.

Actu-Juridique : Ce qui frappe en lisant votre livre, c’est qu’on a le sentiment que, même au sein de la justice, on ne semble parfois plus vraiment décidé à défendre la présomption d’innocence. On pense aux fuites judiciaires dans la presse, ou encore aux classements pour prescription…

MD : La violation de la présomption d’innocence va souvent de pair avec celle du secret de l’enquête et de l’instruction. Les fuites judiciaires dans la presse mettent rarement en lumière des éléments à décharge venant disculper les mis en cause. Elles servent presque toujours l’accusation. C’est un fait : l’innocence fascine bien moins que la chronique d’une condamnation annoncée. Pour qui refuse ou redoute l’introspection, savoir l’autre coupable a quelque chose de tranquillisant.

Quant aux enquêtes préliminaires ouvertes sur des faits prescrits, elles distillent l’idée selon laquelle un classement sans suite pour prescription équivaudrait à une déclaration de culpabilité. J’en veux beaucoup à notre ancien garde des Sceaux et confrère, Éric Dupond-Moretti, d’avoir ouvert cette terrible boîte de Pandore. Dans sa dépêche du 26 février 2021, il invite en effet les procureurs à motiver leurs classements sans suite par la prescription lorsque les faits leur paraissent constitués, et par l’insuffisance de caractérisation de l’infraction dans le cas contraire.

Le justiciable visé par une enquête préliminaire consacrée à des faits prescrits depuis plusieurs décennies et classée sans suite pour prescription devient donc, aux yeux de tous, doublement coupable : coupable d’avoir commis les faits et coupable d’avoir échappé, grâce au temps écoulé, à une condamnation. Ce justiciable n’aura jamais rencontré un juge indépendant et impartial, il ne se sera jamais expliqué devant un juge d’instruction ou un tribunal, il n’aura même pas rencontré le procureur chargé de l’enquête préliminaire. Sa seule confrontation à l’appareil judiciaire se sera limitée à une audition libre devant les policiers. En ces temps où le tribunal de l’opinion gagne du terrain, cette dépêche est pour le moins irresponsable.

Actu-Juridique : « La présomption d’innocence n’est pas une injure faite aux victimes », écrivez-vous. On est étonné qu’il faille préciser une telle chose….

MD : Eh oui… Mais cette évidence qui frise le poncif doit pourtant être rappelée, tant la présomption d’innocence est perçue comme un outil d’impunité, un moyen pour le coupable d’échapper à sa responsabilité. Muriel Salmona, psychiatre très controversée, fondatrice de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie, va jusqu’à assimiler ce principe à de la lâcheté. Lâcheté de qui ? Envers qui ? De l’accusé envers la victime ? Dans cette défiance à l’égard de ce pilier de notre État de droit, repose l’idée sous-jacente selon laquelle rapporter la preuve de la culpabilité d’un accusé constituerait un affront au désormais fameux « On te croit ! », la radicalité de cette dernière injonction se suffisant à elle-même et entrainant nécessairement condamnation. Pire, elle rend toute défense superfétatoire et indécente. Ce « On te croit ! » poussé à son paroxysme est absolument inconciliable avec le respect de la présomption d’innocence, et finit par être ressenti (puisqu’il s’agit là, encore une fois, de l’empire du ressenti et de l’émotion) comme une « injure faite aux victimes ». C’est de cette spirale infernale, inconciliable avec l’État de droit, qu’il faut se départir.

Actu-Juridique : Qu’est-ce qui, selon vous, a changé dans la société pour que la valeur de la présomption d’innocence ne soit plus ni comprise ni reconnue ?

MD : Si tant est, encore une fois, qu’elle l’ait vraiment été un jour… En 1988, Henri Leclerc fut agressé physiquement et lynché au cours d’une reconstitution criminelle, pour cette seule raison qu’il défendait un présumé innocent accusé d’un crime abominable. Quatre ans plus tard, devant la cour d’assises, le parquet général demandait l’acquittement en ces termes : « On ne condamne pas sur des hypothèses. Les aveux, ce n’est pas rien, mais ce n’est pas tout. Il se trouve que, pour Roman, il n’y a pas d’indices matériels du crime. Je dois vous le dire en face : je ne vois pas dans ce dossier des preuves ou des indices me permettant de soutenir l’accusation et je vous demande de prononcer son acquittement. » L’homme sera acquitté.

Ce qui a changé, c’est le rapport à l’innocence de toute une frange de la société. Aux yeux de beaucoup (trop) de citoyens, la justice n’innocente plus personne : elle ne fait qu’échouer à condamner des coupables. Il suffit de lire la triste prose consacrée au procès d’Outreau, qui pullule un peu partout ces dernières années, pour s’en rendre compte. Ou d’observer la récente exclusion d’Ibrahim Maalouf du jury du festival de Deauville après qu’il a été définitivement relaxé par la cour d’appel de Paris. Mais l’autorité comme le respect de la chose jugée ne semblent plus concerner que la sphère strictement judiciaire. Ces principes ont perdu leur principale vertu, celui de mettre un terme au débat. Souvenons-nous de Montesquieu : « Le repos des familles et de la société tout entière se fonde non seulement sur ce qui est juste mais sur ce qui est fini. ».

La cabale menée contre le député Julien Bayou fournit une autre illustration de cette évolution. Dès 2023, la cellule de lutte contre les violences sexuelles et sexiste du parti écologiste avait conclu que rien ne pouvait lui être reproché, personne ne s’étant jamais plaint de lui. Qu’à cela ne tienne : ça ne prouvait rien puisqu’il n’y avait pas eu d’enquête… L’année suivante, une nouvelle enquête interne conclura qu’aucun fait ni aucune infraction ne pouvait lui être reprochés. Qu’à cela ne tienne : l’enquête n’avait pas apporté de cadre suffisamment sécurisant aux victimes. Enfin, l’enquête préliminaire a été conclue tout récemment par un classement sans suite pour absence d’infraction. Qu’à cela ne tienne : fût-ce pour absence d’infraction, un classement sans suite ne vaut rien puisque la justice est sourde aux violences faites aux femmes. Voilà ce que persistent à clamer certains collectifs et militants. Bienvenue au royaume de l’absurde et de l’arbitraire. Nous nous comportons en réalité comme des enfants gâtés de l’Etat de droit.

Actu-Juridique : Si l’on veut néanmoins rester optimiste, qu’est-ce qui pourrait permettre de redresser la situation ? La remise en cause de la présomption d’innocence n’est-elle pas une énième conséquence du manque de moyens de la justice ?

MD : De plus en plus de gens s’inquiètent de voir ce principe malmené et condamnent le sort réservé aux personnes présentées comme coupables avant le moindre jugement. Je ne sais s’il existe une corrélation entre le déclin de la présomption d’innocence et le manque de moyens de la justice, mais il est clair que le mouvement de libération de la parole n’a pas atteint les plus fragiles qui, eux, s’ils parlent, s’exposent à une précarité plus grande encore. Ce manque de moyens affecte spécialement les justiciables anonymes, auxquels les médias s’intéressent bien moins. Lorsque je vois qu’une enquête préliminaire consacrée à un artiste célèbre pour des faits prescrits depuis plus de dix ans peut être rondement bouclée en six mois, après avoir mobilisé plusieurs officiers de police judiciaire à temps complet, je ne peux m’empêcher de songer à cette cliente qui a déposé plainte pour viol en 2023 et qui, elle, constate que l’enquête préliminaire, soldée par un classement sans suite, se résume à une audition de témoin. Une seule. Aucune autre investigation n’a été menée. Si les justiciables sont maltraités, c’est parce que le budget alloué à la justice est indigne d’un pays comme le nôtre. Cette carence abyssale donne corps à une frustration qui, au détriment bien sûr du champ judiciaire, ne peut que nourrir l’opprobre et l’inclination au lynchage public.

 

*Marie Dosé et Julia Minkowski. Éloge de la présomption d’innocence. Editions de l’Observatoire, février 2025. 202 pages, 20 euros.

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