Ordonnance de protection : gare à l’instrumentalisation !
L’ordonnance de protection, créée en 2010, permet d’éloigner un conjoint violent du domicile mais aussi d’obtenir des mesures au bénéfice des enfants. D’abord peu utilisée, elle connait depuis 2019 une véritable explosion. Mais cette évolution favorable à la protection des femmes a un revers. Avocats, mais aussi magistrats, s’inquiètent de la pression de l’opinion qui pousse à accorder parfois un peu trop facilement une mesure aux conséquences graves pour le conjoint concerné. Me Michèle Bauer explique, à l’aune de son expérience de ces dossiers, pourquoi il faut faire preuve de vigilance dans le maniement de l’ordonnance de protection.
Bordeaux, un jour de la fin du mois de mai 2021, je suis de permanence pénale.
À l’audience de comparution immédiate, la majorité des prévenus doivent comparaître pour répondre de faits qui relèvent de violences intra-familiales (VIF pour les spécialistes). Ils sont si nombreux que tous ne peuvent pas être jugés le jour même.
Ils doivent alors être placés en détention provisoire ou sous contrôle judiciaire par le juge des libertés et de la détention (JLD) dans l’attente de leur comparution le lendemain.
L’audience devant le JLD ce jour-là a duré jusqu’à 22h30.
« Tous les vieux dossiers sortent des tiroirs » m’a confié un membre du personnel judiciaire.
Il faut dire qu’à Bordeaux nous avons « le traumatisme de la brûlée de Mérignac ». Chahinez, 31 ans, a été brûlée vive en pleine rue par son ex-mari violent, le 4 mai 2021. Mounir 44 ans, avait pourtant été condamné et emprisonné en 2020 pour violences sur conjoint en récidive. Elle avait de nouveau porté plainte contre lui en mars 2021. Une inspection du Ministère a été ordonnée et des dysfonctionnements ont été relevés.
La crainte de « passer à côté » d’un cas grave
Dans les dossiers de violences conjugales désormais, la crainte des magistrats bordelais de « passer à côté » d’un cas grave comme celui-ci est omniprésente.
Cette crainte, consciente ou pas, semble s’être généralisée à tous les magistrats de France.
Elle interroge la juriste que je suis, qui a appris que la loi était appliquée par les juges en toute rigueur et indépendance, ces derniers devant ignorer toute pression et statuer en mettant à distance leurs sentiments.
Lorsque sur les questions sensibles, il existe une frilosité au pénal à relaxer, une peur au civil d’appliquer strictement les textes, le risque d’instrumentalisation de la procédure est inévitablement présent.
Lorsque j’ai prêté mon serment d’avocat il y a presque 20 ans, la lutte contre les violences conjugales n’était pas la préoccupation du gouvernement. Aux audiences de comparutions immédiates défilaient les cambrioleurs, les voleurs de magret, les SDF alcoolisés… mais pas les maris violents.
Une chambre correctionnelle « spéciale » existait pour le traitement de ces infractions particulières de violences avec cette circonstance aggravante qu’elles étaient commises par un époux ou un concubin.
La condamnation du prévenu n’était pas systématique, de même que la parole des plaignantes n’était pas toujours prise au sérieux. Il était difficile de porter plainte : soit les policiers ne la prenaient pas et préféraient la main courante « conflits familiaux », soit ils enregistraient la plainte sans réelle conviction, et elle se soldait inévitablement par un classement sans suite.
Du côté « civil », il existait le « référé violence » réservé aux seuls époux, et permettant au demandeur de jouir du domicile conjugal.
Les débuts difficiles de l’ordonnance de protection
Ce n’est qu’en 2010 que le législateur a introduit dans le Code civil l’ordonnance de protection qui permet d’éloigner celui qui est violent (époux, partenaire ou encore concubin), d’interdire à celui-ci de porter une arme, et d’attribuer le domicile conjugal au demandeur de cette ordonnance.
Les avocats se sont saisis de cette nouvelle mesure protectrice.
Ils ont vite déchanté : frileux, les procureurs donnaient la plupart du temps un avis défavorable, tandis que les juges aux affaires familiales apparaissaient mal à l’aise avec cette mesure hybride relevant à la fois du droit civil et du droit pénal.
Les victimes de violences conjugales devaient presque être mourantes pour obtenir le bénéfice de cette protection.
J’en avais obtenu une pour une cliente qui avait tellement été battue par son compagnon qu’elle en avait gardé des cicatrices sur tout le corps.
Clairement, cette procédure n’était pas conseillée et nous y avions peu recours, par peur de perdre du temps. Il valait mieux demander une audience en urgence ; cela permettait de bénéficier de mesures qui, elles, n’étaient pas limitées dans leur durée.
Par ailleurs, l’ordonnance de protection était critiquée.
Pour beaucoup ce dispositif portait atteinte à la présomption d’innocence puisque pour l’obtenir, il suffisait que les violences soient vraisemblables.
En conclusion, lors de sa création, l’ordonnance de protection était perçue comme un gadget inutile faussement apte à lutter contre les violences conjugales.
Le tournant du « féminicide » en 2019
Et puis en 2019, on commence à utiliser le mot « féminicide » ; la presse se jette dessus et s’en sert pour évoquer les violences conjugales entraînant le décès de la femme victime. Pour ses utilisateurs, le terme « féminicide » désigne le meurtre d’une femme en raison de son sexe. Ce n’est pas une infraction, car ce terme n’existe pas en droit et ne figure nulle part dans le code pénal.
En 2019, c’est aussi le début du premier mandat d’Emmanuel Macron. Il fait de la lutte contre les violences à l’égard des femmes une grande cause du quinquennat.
Un nouveau projet de loi est présenté visant à agir contre les violences intra-familiales.
Le rapport d’information sur ce projet de loi débute ainsi : « L’année 2019 a été marquée en France par une statistique insupportable : ce sont 173 personnes, dont 146 femmes, qui ont perdu la vie sous les coups de leur partenaire. En 2018, ces chiffres étaient de 149 victimes dont 118 femmes. Ce n’était pas une trajectoire de progrès. ».
L’ordonnance de protection est réformée par la loi du 28 décembre 2019 et un certain nombre de décrets, puis par la loi du 24 janvier 2022.
Des délais bien trop courts pour la défense
Les faits divers médiatisés expliquent en partie cette réforme, et sans doute aussi la pression politique et « sociétale » du mouvement Mee Too qui a permis de libérer la parole des femmes et d’exiger que ces dernières soient entendues.
L’ article 515-11 du Code civil sur les conditions de mise en œuvre de l’ordonnance de protection est modifié. L’objectif consiste à accroitre la rapidité de la mise en œuvre de la protection pour éviter les drames.
Un tel principe de précaution est louable à condition cependant qu’il ne remette pas en cause les droits de la défense.
Or, la nouvelle ordonnance de protection version 2019-2020 confond rapidité et précipitation.
Le juge aux affaires familiales doit délivrer l’ordonnance de protection dans un délai de six jours à compter de la fixation de la date de l’audience.
Toute la procédure est donc condensée sur un laps de temps très court, ce qui laisse donc peu de jours au défendeur pour préparer sa défense.
Il suffit que ce-dernier soit souvent en déplacement, qu’il ne prenne connaissance de l’avis de l’huissier qu’à son retour chez lui en fin de semaine, qu’il ne se rende chez l’huissier que le lundi matin suivant pour découvritr qu’il doit comparaître…. le jour même !
Il est donc impossible pour ce défendeur d’être assisté par un avocat. Aussi les mis en cause se défendent-ils la plupart du temps seuls, et encore, quand ils ont pu aller chercher leur assignation. Il arrive aussi qu’informés trop tard, ils fassent l’objet d’une ordonnance rendue en leur absence.
Dans tous les cas, les défendeurs « sans défense » interjetteront appel pour pouvoir se défendre « pour de vrai » comme disent les enfants.
Il ne faudra pas s’étonner que la durée des procédures d’appel au fond augmente si la Cour est sans cesse saisie par des défendeurs d’ordonnance de protection « non défendus » en première instance.
Le délai, alors qu’il était trop long en 2010, est clairement devenu trop court.
Par ailleurs, ces ordonnances de protection, qui étaient peu accordées, le sont de plus en plus.
Le bulletin Infostat Justice Septembre 2019 constate ainsi que l’ordonnance de protection est prononcée dans 6 cas sur 10, soit 60% des demandes.
Le rapport d’activité du Comité national de l’ordonnance de protection 2021 évoque un taux de réponse positive à la demande de 66,7% en 2018.
Et ce taux d’acceptation ne cesse de croître.
En pratique, les avocats ne déconseillent plus d’avoir recours à ce dispositif puisque les juges accordent les ordonnances de protection plus facilement.
L’accroissement inquiétant des cas d’instrumentalisation
Mais gardons-nous de nous en réjouir car nous constatons que les cas d’instrumentalisation croissent également.
Effrayés à l’idée de ne pas déceler le conjoint violent susceptible de devenir meurtrier, les magistrats tendent à attribuer un peu trop facilement l’ordonnance de protection au mépris d’une application rigoureuse des conditions pour l’obtenir.
Celles-ci sont pourtant strictes, comme en témoigne l’article 515-11 du code civil :
– il doit exister des raisons sérieuses de considérer comme vraisemblables la commission des violences allégués,
– il doit exister aussi des raisons sérieuses de considérer comme vraisemblable le danger auquel la victime ou un ou plusieurs enfants sont exposés
Généralement, la première condition est facilement satisfaite, la parole du demandeur suffit puisque l’article 515-10 du code civil issu de la loi du 22 décembre 2019 énonce que : « la délivrance n’est pas conditionnée à l’existence d’une plainte pénale préalable. », étant précisé que les violences n’ont pas à être démontrées, mais simplement apparaître comme vraisemblables. Le civil est moins exigeant que le pénal.
La deuxième condition est plus compliquée à remplir en théorie, puisque la jurisprudence a ajouté que le danger auquel est exposé le demandeur de l’ordonnance de protection doit être certain et actuel.
Or, certains demandeurs de cette protection sont séparés du défendeur qui aurait commis des violences, par exemple dans le cadre d’un contrôle judiciaire avec interdiction d’entrer en contact avec le demandeur de la protection. Dans ces conditions, où est le danger certain ?
J’ai eu ainsi à défendre un client à qui il était reproché un fait de violences sur sa fille remontant 5 ans en arrière. Comment considérer comme actuel, un danger reposant sur l’allégation d’un fait isolé et ancien ?
Les disputes sont-elles réellement des violences ?
Une autre difficulté dans l’appréciation des violences consiste à savoir si l’on doit qualifier de violences des disputes incessantes avant une séparation ? Les reproches d’un concubin dont le couple bât de l’aile peuvent-ils constituer des violences psychologiques, dès lors que ces-derniers s’accentuent en période de rupture ? Reprocher à une épouse d’avoir oublié d’aller chercher un enfant à la sortie de l’école ou d’avoir laissé trainer une chaussette constitue-t-il réellement une violence au sens légal du terme ?
On comprend bien qu’en termes de stratégie judiciaire, il peut être tentant d’accentuer certains comportements pour en faire des violences.
Car il y a beaucoup à gagner pour le demandeur.
L’ordonnance de protection permet d’obtenir pendant six mois la jouissance du domicile conjugal, mais aussi des mesures relatives aux enfants, par exemple un droit de visite restreint contre le parent accusé d’être violent.
Or, ce qui sera ordonné par le juge aux affaires familiales dans le cadre de l’ordonnance de protection risque d’être confirmé par le juge aux familiales statuant en matière de divorce ou de séparation.
Il existe donc un intérêt certain pour le demandeur qui souhaite par exemple obtenir la jouissance du domicile conjugal dans le cadre des mesures provisoires du divorce.
De même, celui qui entend évincer l’autre parent peut espérer que l’ordonnance de protection lui permettra de l’éloigner un bon moment.
Dans l’un de mes dossiers, nous étions sur le point d’aboutir dans le cadre d’une médiation prévoyant la résidence en alternance. La femme semblait y être enfin favorable, quoique blessée par les tromperies de son mari et le fait qu’il habite avec sa nouvelle compagne. L’accord allait être homologué lorsque l’épouse a déposé une plainte pour violences et réclamé une ordonnance de protection. Cette dernière a été rendue en l’absence du défendeur qui n’avait pu se présenter à l’audience.
Celui-ci fait appel. L’ordonnance est confirmée, bien que la deuxième condition sur le danger actuel et certain ne soit pas réunie.
Je suis convaincue que la demanderesse a invoqué de fausses violences pour échapper à la mesure de résidence en alternance et restreindre les droits de visite du père en point rencontre.
La même instrumentalisation peut avoir lieu pour obtenir le logement familial, car c’est beaucoup plus facile dans ce cadre que dans une classique procédure de divorce.
La condition de danger pourrait disparaître
Et cela pourrait encore s’aggraver. En effet, un rapport de 2021 sur l’ordonnance de protection préconise de supprimer la condition de danger. Si ce retrait avait lieu, il est clair que l’appréciation du juge serait limitée aux violences vraisemblables, ce qui faciliterait encore davantage l’instrumentalisation de la procédure.
Les séparations peuvent se passer très mal, mais cela ne justifie pas systématiquement la mise à distance d’un membre du couple lorsque le danger n’est pas actuel, ni certain.
Je terminerai par des propos qui pourront faire bondir peut-être : les adultes comme les enfants peuvent mentir, les femmes comme les hommes peuvent instrumentaliser une procédure pour des questions financières ou affectives, c’est le propre de l’humain.
Nous sommes passés d’une extrême à l’autre en matière d’ordonnance de protection, de l’ignorance totale des violences conjugales par l’institution judiciaire à la condamnation de tout de ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à des violences, quitte à commettre des erreurs de jugement susceptibles d’engendrer des conséquences graves pour celui qui est écarté notamment de la vie de ses enfants. Et donc pour les enfants eux-mêmes instrumentalisés dans le cadre de ces batailles judiciaires.
Il est urgent de revenir à cette mesure qui doit caractériser la décision judiciaire.
Référence : AJU301770