Procédure disciplinaire : les juges auront-ils bientôt le droit de se taire ?

Publié le 26/05/2023

Le 31 mai prochain, le Conseil d’État examinera une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) transmise par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) sur le droit de se taire des magistrats dans le cadre d’une procédure disciplinaire. Emmanuel Poinas, vice-président du tribunal de première instance de Nouméa et Délégué général du syndicat CFDT-Magistrats explique les enjeux attachés à cette QPC.

Procédure disciplinaire : les juges auront-ils bientôt le droit de se taire ?
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Le 12 avril 2023 le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a adressé au Conseil d’État une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Celle-ci porte sur la conformité des dispositions de l’ordonnance portant loi organique relative au statut de la magistrature. Elle concerne les modalités d’interrogatoire des magistrats poursuivis dans le cadre d’une procédure disciplinaire. (1) L’absence de notification du droit au silence est mise en perspective avec le risque que les déclarations de la procédure disciplinaire soient utilisées ultérieurement dans le cadre d’une procédure pénale (2).

Le droit au silence a-t-il vocation à s’appliquer en matière disciplinaire ?

Actuellement, le droit au silence n’existe pas dans le cadre de la procédure disciplinaire applicable aux magistrats de l’ordre judiciaire, bien que cette notion irrigue la procédure pénale depuis de nombreuses années.

Il n’y a pas matière à s’en étonner : la procédure disciplinaire applicable aux magistrats judiciaires est particulièrement lacunaire, tellement limitée que même des anciens membres du CSM relèvent son manque de précision et soulignent que cette imprécision présente un caractère dangereux pour le magistrat poursuivi (3).

En l’état du droit actuel, le « droit au silence » ou plus exactement en réalité le droit de refuser de s’incriminer sans avoir été averti des conséquences n’existe clairement pas.

Mais cela pourrait-il changer ? Certains indices peuvent le laisser penser.

Une évolution en marche : la constitution progressive de garanties nouvelles

Il y a quelques années, le Conseil supérieur de la magistrature s’est attaché à préciser les conditions dans lesquelles les magistrats pouvaient être amenés à répondre à l’inspection de la justice dans le cadre d’enquêtes pré-disciplinaires (4).

Peu à peu, le pouvoir d’inspecter a été soumis à des conditions, et notamment celle de respecter des temps d’audition et de préparation des auditions raisonnables (idem). Mais de telles dispositions n’ont jamais été étendues aux procédures conduites par le Conseil supérieur de la magistrature lui-même. Or, ce sont bien celles-ci qui sont visées dans la question prioritaire de constitutionnalité. Il est notable que la QPC est posée par le CSM lui-même qui s’interroge donc sur la réglementation qu’il doit appliquer. C’est d’autant plus intéressant que le Gouvernement a saisi le Parlement d’un projet de réforme de la loi organique et que cette consultation a été précédée d’une demande d’avis du CSM (5). Or, l’avis rendu ne mentionne pas de question sur ce sujet (idem).

Le Conseil d’État a soutenu le mouvement…

En l’état, la transmission de la QPC dépendra de l’appréciation portée par le Conseil d’État.

Jusqu’ici, sa jurisprudence a clairement favorisé l’application des critères de la Convention EDH au contentieux disciplinaire. Dès lors, tout laisse à penser que sur le fondement de principes proches de ceux de la Convention, il acceptera le principe d’une transmission. Le fait que le contrôle exercé soit un contrôle de constitutionnalité et non de conventionnalité ne devrait pas constituer un empêchement majeur, dans la mesure ou les principes applicables en la matière sont en l’occurrence convergents.

Le droit au silence, point de départ d’une réflexion plus importante ?

Que la question soit transmise au Conseil constitutionnel ou pas, la décision du CSM marque un tournant dans l’analyse qu’il convient de porter sur la procédure disciplinaire applicable aux magistrats judiciaires.

En effet, la question du droit au silence est révélatrice d’une volonté de faire évoluer le procès disciplinaire vers les standards du procès équitable tels qu’ils ont été définis par les dispositions civiles de l’article 6 de la Convention EDH.

Rappelons, par exemple, que la procédure disciplinaire devant le CSM n’implique pas que les témoins soient entendus sous serment, ni même qu’ils soient informés des conséquences d’un éventuel faux témoignage.

Ainsi, de manière très étonnante en France, une personne poursuivie pour une contravention dispose de meilleures garanties procédurales qu’un magistrat qui peut risquer jusqu’à une révocation. Il ne s’agit pas d’invoquer ici une « culture de l’excuse », mais simplement de souligner qu’il est difficile de considérer comme légitime (et surtout pertinente) une procédure qui ne met pas en œuvre un minimum de principes généraux qui devraient valoir dans tous les cas.

Une procédure plus équilibrée diminuera le risque instrumentalisation des poursuites disciplinaires.

Rappeler à une personne interrogée les conséquences de ses déclarations, ce n’est pas l’encourager à se taire, c’est simplement lui permettre de mieux mesurer les conséquences de ses déclarations et, partant, de ses actes. Assermenter un témoin, ce n’est pas favoriser la violation du terme du serment des magistrats, c’est simplement permettre un recueil d’informations aussi fiables que possible.

Comment ne pas y voir la marque d’un progrès ?

Comment ne pas mesurer que toute procédure disciplinaire n’est légitime que si elle respecte le fait d’être une procédure avant que d’être l’expression d’une des modalités du pouvoir hiérarchique ?

Car une procédure obscure peut aussi constituer un éventuel moyen de pression exercé sur le magistrat poursuivi dans ces conditions.

Le rééquilibrage de celle-ci sera ainsi la marque d’un système qui laisse moins de place à un tel risque.

 

 

1) : CSM S 264 QPC 12 avril 2023 publiée sur le site du Conseil supérieur de la magistrature. Le magistrat poursuivi est, selon nos informations, soutenu par le Syndicat de la magistrature.

2) : La question a été posée en ces termes :« L’article 52 de l’ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 qui organise l’audition du magistrat poursuivi devant le rapporteur du Conseil supérieur de la magistrature porte-t-il atteinte aux principes constitutionnels du droit à la présomption d’innocence et à celui des droits de la défense en ce que le droit au silence ne lui est pas notifié alors que les déclarations recueillies sont susceptibles d’être utilisée, directement ou indirectement, dans le cadre d’une procédure pénale ? »

« L’article 56 de l’ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 qui organise l’audition du magistrat poursuivi devant le Conseil de discipline du conseil supérieur de la magistrature porte-t-il atteinte aux principes constitutionnels du droit à la présomption d’innocence et à celui des droits de la défense en ce que le droit au silence ne lui est pas notifié alors que les déclarations recueillies sont susceptible d’être utilisées, directement ou indirectement, dans le cadre d’une procédure pénale ? »

3) : M.Le Pogam, le Conseil supérieur de la magistrature, Lexis Nexis p 15 et suivantes.

4) :  Rapport d’activité du Conseil supérieur de la magistrature p 133 et suivantes.

5) : Voir notamment la publication sur le site internet du CSM : observations du 27 avril 2023.

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