Procès Dupond-Moretti : le grand déballage a commencé
Au deuxième jour du procès du ministre de la Justice pour prise illégale d’intérêts, la Cour a entendu Éric Dupond-Moretti le matin et les témoins-plaignants* l’après-midi. L’audience a pris des allures de séance de psychanalyse collective et les accusations mutuelles de conflits d’intérêts ont fusé.
On sait que la justice est réputée à tort ou à raison jouer un rôle de catharsis. Mais avec le procès d’Éric Dupond-Moretti, on s’attendait plutôt à une arène politique qu’à un divan. C’est pourtant bien à une séance de psychanalyse collective que l’on a assisté au deuxième jour du procès. Le premier patient a été le garde des Sceaux, interrogé par la Cour toute la matinée sur son arrivée au ministère et les actes reprochés. Le ministre a choisi de se livrer. Au fil de ses réponses, il dresse le portrait d’un homme propulsé d’un seul coup dans un univers dont il ignore tout et qui lui donne le vertige. On lui reproche, entre le 6 juillet 2020, date de sa nomination et le 23 octobre suivant, date du décret de déport, d’avoir pris des décisions concernant d’une part l’affaire du juge monégasque Édouard Levrault, d’autre part des trois magistrats du parquet National financier (PNF), (Ulrika Delaunay-Weiss, Éliane Houlette et Patrice Amar) alors même que, quelques semaines avant sa nomination, il avait tenu des propos violents contre le premier et porté plainte contre X, s’agissant des seconds. C’est ce qui fonde l’accusation de conflits d’intérêts relevant de la prise illégale d’intérêts (une décision publique prise pour des motifs d’ordre privés, ici la vengeance).
Quand Véronique Malbec cherche conseil auprès de « son ami Molins »
Éric Dupond-Moretti révèle à la barre toute la difficulté de devenir ministre quand on n’appartient pas au sérail politique : constituer une équipe, apprendre à connaître son administration, son langage, ses acronymes, rencontrer tous les acteurs, le tout sur fond de contrôle fiscal et de déclaration pour l’ancien avocat qu’il est de la liste de ses clients. On comprend que dans cet exercice radicalement nouveau, l’ancien ours des prétoires se retrouve dans la position de l’agneau. « Dans la nuit de ma nomination, j’ai préparé le discours de passation de pouvoir. Ensuite, je découvre les lieux. Pour ne rien vous cacher, ils m’écrasent. Je mesure l’honneur qui m’est fait et je me dis simplement : comment je vais faire, comment je vais mettre en œuvre les idées qui sont les miennes ? Comment je vais composer mon cabinet ? Je ne sais pas la différence entre un chef de cabinet et un directeur de cabinet, j’ai des contacts, beaucoup se défaussent, la rumeur circule que ceux qui viendraient près de moi seraient des collaborateurs au mauvais sens du terme, dans une guerre, il y a toujours des collabos. François Molins va défendre à certains de venir à mes côtés ». En effet à l’époque, la rumeur circule qu’il faut dresser un cordon sanitaire autour de lui, le temps qu’Emmanuel Macron s’aperçoive de son erreur de casting. Les enquêtes qu’on lui reproche ont été initiées par celle qui l’a précédé : Nicole Belloubet. Lui ne connaît rien à l’administration centrale, ni à la déontologie des magistrats. Lorsque l’inspection générale rend son rapport qui ne pointe aucune faute mais relève de nombreux dysfonctionnements, le ministre s’en remet à la magistrate Véronique Malbec, sa directrice de cabinet. Laquelle décide d’aller chercher conseil auprès de « son ami François Molins ». Il est alors procureur général à la Cour de cassation, c’est lui qui aurait conseillé au ministère à ce moment-là de lancer une enquête administrative contre les trois magistrats du PNF. Que s’est-il dit exactement lors de cet entretien ? François Molins a-t-il réellement conseillé de lancer cette enquête ou juste donné un avis technique d’aiguillage entre les options qui lui étaient soumises par le ministère ? L’audition de Véronique Malbec en fin de journée mercredi et celle de François Molins jeudi sont très attendues.
« Cette histoire de règlement de comptes commence à bien faire ! »
A-t-il trop tardé pour prendre ce fameux décret de déport ? « Les seuls conflits d’intérêts dont on me parle à l’époque concernent les remontées d’information, je décide immédiatement de les stopper dans tous les dossiers que j’ai pu connaître » explique-t-il. Une note aux parquets sur le sujet est envoyée le 29 septembre. Le 20 août il a déposé sa déclaration de patrimoine. Tardif ? Il y a tant de choses à vérifier, il a dû prendre un avocat fiscaliste. À titre d’exemple, il cite une SCI Clem, qui ne lui dit rien jusqu’à ce qu’il se souvienne que c’était un projet de son fils jamais mis en œuvre pour acheter un restaurant. Quant à la liste de clients, c’est Antoine Vey, son ancien associé qui s’en occupe, en plein été, tout en se retrouvant, alors qu’il est très jeune, seul à la tête du cabinet. Rien n’irrite plus le ministre que l’idée qu’il serait arrivé à son poste la bave aux lèvres en nourrissant des projets de vengeance. « Je ne suis plus avocat. On a parlé de règlement de compte, sur les quatre magistrats je ne connais que Patrice Amar et Ulrika Delaunay-Weiss et peu car le PNF ce n’est pas ma juridiction. Je n’ai jamais vu Éliane Houlette ni Édouard Levrault, donc cette histoire de règlement de compte ça commence à bien faire ! ».
« Il faut être gonflé à l’hélium pour demander la démission d’un commissaire européen ! »
À une question posée par une assesseure sur les démarches des syndicats à son encontre au niveau européen, le ministre s’enflamme. « Les deux syndicats, par la voix de leurs présidentes, ont adressé au commissaire de la justice européen une lettre ouverte exposant les faits suivants : l’état de droit a disparu de notre pays, le ministre est coupable parce qu’un article du Monde le dit, il est ami de Thierry Herzog, l’avocat de Nicolas Sarkozy, et il a tenté d’influencer les juges dans Paris-Match. Le commissaire européen ne répond pas à cette lettre, alors les signataires écrivent à la présidente Ursula Van Der Leyen, il faut être gonflé à l’hélium pour demander la récusation du commissaire européen, parce que Nicolas Sarkozy l’a décoré, on est chez les fous. J’ai fait dresser la liste des magistrats décorés par Sarkozy, l’un d’entre vous l’a été, trop c’est trop ! La France prenait la tête du Conseil de l’Europe et la revue de l’USM, qui s’appelle Pouvoir judiciaire, mentionnait mes déboires à tous vos collègues européens, les ministres de la justice m’ont dit : qu’est-ce qu’il se passe ? ». L’article dans Match est celui où on le voit en vacances avec Thierry Herzog. Cela a été présenté comme une tentative d’intimidation. Lui et son confrère auraient « fomenté » cet article dans le but d’impressionner les magistrats du PNF qui vont devoir requérir dans les mois qui viennent dans le fameux dossier « Bismuth ». « C’est très injurieux pour l’indépendance des magistrats du parquet de laisser entendre qu’à la lecture de Paris-Match ils vont trembler de tout leur corps et modifier leurs réquisitions ».
« Vous qualifiez Mme Houlette « d’amie intime » et vous diligentez contre moi une action parce que j’ai poursuivi une procédure contre elle »
Au bout de trois heures d’interrogatoire, Rémy Heitz prend la parole. Son « préréquisitoire » de la veille (lire notre article ici), pour reprendre la formule de Me Jacqueline Laffont a tendu les relations entre les deux hommes. « Quand on découvre, on est plus dans l’observation que dans l’action, or vous êtes mis en garde et n’en tenez pas compte » relève le procureur général qui cite les mises en garde des syndicats de magistrat, celle, au conditionnel de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), ou encore du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) ainsi que le décret de déport de Jean Castex qui officialise l’existence de ce conflit d’intérêts. « Est-ce qu’au moins vous ne pouvez pas reconnaître cette situation ? » interroge-t-il. Le fauve du barreau, qui fait profil bas depuis le début, soudain se réveille. Redevenu avocat, le ministre attaque : « je m’en suis expliqué depuis ce matin, sans doute que vous auriez fait différemment, mais voyez-vous, il ressort du dossier que vous qualifiez Mme Houlette d’amie intime et vous diligentez contre moi une action parce que j’ai poursuivi une procédure contre elle ». Sur un divan on raconte tout, y compris ce qui dérange. Éric Dupond-Moretti sait évidemment beaucoup de choses sur nombre de gens et en particulier que toute cette affaire est tissée de conflits d’intérêts, d’ailleurs le dernier témoin de la journée l’illustrera de façon assez drôle, mais n’anticipons pas. Le grand déballage a commencé.
Un tardif décret de déport annoncé sur Facebook
L’après-midi c’est au tour des magistrats de s’allonger sur le divan. À entendre Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature à l’époque des faits, tout aurait débuté sous les meilleurs auspices ou presque. Jusqu’au 15 septembre, raconte-t-elle à la barre, les échanges entre le SM et le ministère sont « nombreux et nourris ». Les prises de position du ministre quand il était avocat donnent à penser au syndicat qu’ils pourront avancer sur nombre de dossiers dans lesquels ils semblent partager la même vision tels que la justice des mineurs, la procédure pénale ou encore la prison. Le syndicat obtient de haute lutte un premier rendez-vous avec le ministre le 20 juillet. À cette occasion, Éric Dupond-Moretti s’engage à stopper les remontées d’informations ; en revanche, le ministre ne se plie pas aux exigences du syndicat visant tout bonnement à mettre fin à l’enquête de l’inspection sur le PNF. Et pour cause, explique-t-il. L’inspection générale de la justice a un statut à part, son directeur est totalement indépendant, de même que ses collaborateurs le sont à son égard. Obtempérer aux exigences du SM aurait conduit le ministre à un abus de pouvoir. Le 15 septembre, le rapport sur le PNF est rendu public. Trois jours plus tard, le ministre alors qu’il n’a pas pris le temps de recevoir une nouvelle fois le SM, annonce le lancement d’une enquête administrative contre trois magistrats : Ulrika Delaunay-Weiss, Patrice Amar et Éliane Houlette. Les syndicats sont fous de rage. Le 24 septembre 105 juridictions organisent des assemblées générales extraordinaires. Le ministre rappelle quant à lui que les avocats étaient très émus à l’époque par cette enquête occulte sur leurs factures téléphoniques pour tenter d’identifier la taupe de l’affaire Bismuth et les parlementaires aussi, on ne pouvait donc laisser le rapport sans suite. Enfin, le 23 octobre, le décret de déport est signé. Mais le ministre commet une maladresse en prenant la parole sur Facebook pour annoncer ce décret tout en niant les conflits d’intérêts qu’on lui reproche. Les syndicats, eux, interprètent tout à l’inverse de la Chancellerie. Celle-ci limite les remontées ? C’est la preuve de conflit d’intérêts. Un décret de déport est adopté ? C’est encore une preuve des conflits d’intérêts. C’est dans ce contexte que les deux syndicats décident de porter plainte contre leur ministre. Le Conseil d’État vient de retoquer leur recours contre l’enquête PNF au motif qu’une enquête administrative ne fait pas grief, l’Europe qu’ils ont appelé au secours fait la sourde oreille, il ne reste plus que la CJR. « En fait, il y a conflit d’intérêts quand le ministre ne fait pas ce que vous exigez de lui » souligne Me Jacqueline Laffont, qui rappelle que le ministère a procédé à sa propre analyse des risques et qu’il n’a pas partagé l’analyse des syndicats.
« Une frange du barreau engagée dans un combat sans merci afin de décrédibiliser les magistrats »
Rémy Heitz lit un extrait de la tribune publiée par Katia Dubreuil dans Le Monde pour illustrer la bienveillance du syndicat lors de la nomination. On peut y lire ceci « Éric Dupond-Moretti défend avec constance la présence du peuple français dans les cours d’assises, un meilleur équilibre de la procédure pénale ; il morigène le conformisme ambiant et la justice d’abattage que constitue trop souvent la comparution immédiate : sur ces terrains fondamentaux, il porte une parole qui mérite l’attention, voire le soutien. « De la parole aux actes », donc : les projecteurs, qu’il a eu coutume d’attirer, seront implacablement tournés vers ce « ministre des libertés », tel qu’il s’est déjà autoproclamé le jour de son investiture, en espérant qu’il mette également en lumière la justice civile, pour laquelle il n’a eu aucun mot lors de son discours de passation ». L’ennui, c’est qu’à l’exception de ces dix lignes, tout le reste de l’article (80 lignes) est lourdement à charge. Le procureur a lu ce qu’il y avait avant le « mais » ouvrant sur le véritable sens de cette tribune : démontrer en quoi cette nomination est « très inquiétante » en pointant pêle-mêle la volonté de supprimer l’ENM, la stigmatisation de la transparence conduisant au maccarthysme, ou encore proximité notoire de l’intéressé avec « toute une frange du barreau engagée dans un combat sans merci afin de décrédibiliser les magistrats spécialisés en matière économique et financière et en criminalité organisée ». On s’étonne que le parquet ait pu percevoir ce brûlot comme le signe d’un accueil sans méfiance du nouveau garde des Sceaux.
Un cow-boy et des barbouzes
L’audition de Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM), va faire voler en éclats la belle histoire du nouveau ministre accueilli sans préjugé. Car celle-ci fait remonter sa chronologie là où il faut, soit quelques semaines avant la fameuse nomination. À cette époque, Éric Dupond-Moretti est encore avocat, et avec le verbe haut qu’on lui connaît, traite le juge Levrault de cow-boy et les magistrats du PNF dont il vient de découvrir qu’ils ont examiné les fadettes d’une dizaine d’avocats parisiens dont les siennes, de « barbouzes ». Son caractère l’avait déjà desservi auprès de beaucoup de monde, et en particulier des magistrats. En le nommant à la Chancellerie, Emmanuel Macron fait preuve d’une brutalité telle qu’elle est une faute politique. D’autant plus que les choses ne se sont déjà pas bien passées du tout avec la précédente garde des Sceaux Nicole Belloubet. La réforme de la justice menée au pas de charge sans consulter les corps intermédiaires a considérablement irrité les professionnels de la justice. La situation est hautement inflammable. Céline Parisot, déclare d’ailleurs le 6 juillet « Nommer une personnalité aussi clivante et qui méprise à ce point les magistrats, c’est une déclaration de guerre à la magistrature » reflétant le sentiment de nombre de ses collègues. Ce sont des décennies d’humiliations qui remontent d’un coup : la justice cantonnée au rang d’autorité, le manque de moyens, les accusations régulières du politique à son endroit. À travers les histoires de rendez-vous non accordé, de mises en garde méprisées, de dialogue rompu ayant mené à la plainte, sur des faits qui flirtent avec le procès d’intention, c’est toute cette charge symbolique qui s’exprime.
Sur sa chaise, Éric Dupond-Moretti bouillonne et finit par demander la parole. Il énumère les affaires qu’on lui a reprochées et dont il pulvérise les soi-disant fautes les unes après les autres. S’agissant de l’affaire Levrault, il rappelle l’échange de SMS entre Céline Parisot et ce magistrat – défendu par l’USM, comme deux des trois parquetiers du PNF mis en cause – dans lequel celle-ci lui conseille d’accorder une interview au journaliste de France 3, en lui précisant que celui-ci connaît bien l’affaire puisqu’il a « tout le dossier d’instruction ». « Madame Parisot est la complice objective de M. Levrault dans la violation du secret de l’instruction et cela explique son acharnement contre moi » tonne le ministre. Le grand déballage continue…
« Anticor est un procureur privé ultra-politisé »
C’est finalement le dernier témoin de la journée, Paul Cassia professeur de droit et vice-président de l’association « transpartisane » Anticor qui va mettre involontairement en lumière la fragilité du dossier : on peut voir des conflits d’intérêts partout. Lui aussi est « témoin-plaignant », il vient expliquer que son association pourfend tout ce qui nuit à la qualité de l’état de droit, et d’ailleurs qu’elle estime à ce sujet que la CJR doit disparaître en raison des nombreux conflits d’intérêts qui l’affectent. Le fait qu’Anticor ait saisi une cour qu’elle estime à ce point en situation de conflits d’intérêts qu’elle devrait être supprimée pour juger un ministre accusé de conflits d’intérêts est une absurdité qui visiblement ne trouble pas l’universitaire. La presse sourit tandis que le président Pauthe recadre le témoin : « ce n’est ni le lieu ni le moment de discuter de la suppression de cette cour ». Déstabilisé, celui-ci terminera son intervention en répétant en boucle qu’il ne sait pas quoi dire dès lors qu’on l’empêche de parler de la suppression nécessaire de la CJR. Cette fois, Éric Dupond-Moretti ne demande pas la parole il la prend, depuis la table derrière laquelle il est resté assis : « La présidente d’Anticor ne s’est pas présentée aujourd’hui (NDLR : c’est en effet Paul Cassia qui la remplace), mais hier soir elle était sur BFM TV ; Anticor est un procureur privé ultra-politisé**, je n’ai pas de leçons à recevoir de ce monsieur ». Il est 19 h 15, l’audience est levée.
*Il n’est pas possible de se constituer partie civile devant la Cour de justice de la République. En conséquence, les syndicats de magistrats qui ont déposé plainte contre le ministre ainsi que l’association Anticor sont entendus comme témoins. Ce qui pose une évidente difficulté car ils ont tendance non pas à relater les faits mais à se comporter en victimes espérant une condamnation. La défense souligne cette ambiguïté en les qualifiant de « témoins-plaignants ».
** L’association Anticor fait l’objet en effet de critiques à périodes régulières. En 2020, un tiers de ses membres démissionnent pour dénoncer la politisation de l’association, en 2021 l’association peine à obtenir son agrément en raison du mystère planant sur l’un de ses importants donateurs. Lors de l’audience, il a été rappelé par ailleurs que Christiane Taubira devenue ministre de la justice était restée membre du comité de parrainage de l’association, ce qui lui avait valu une plainte pour prise illégale d’intérêts de Patrick Buisson etc.
Lire la chronique du premier jour d’audience « Ce procès est une infamie », déclare Éric Dupond-Moretti devant la CJR – Actu-Juridique.
Référence : AJU400379