Chronique de jurisprudence des juridictions supranationales en matière de droits de l’Homme (juillet 2016 – juin 2017) (2e partie)
PAS DE CHAPEAU
I – La recherche de standards supranationaux dans l’élaboration d’un espace pénal supranational
A – Nouvelles précisions sur le principe non bis in idem de l’article 4 du protocole n° 7 de la Convention EDH
B – Le principe ne bis in idem dans l’arrêt Orsi et Baldetti : entre autonomie formelle et harmonisation matérielle
C – L’arrêt Atanas Ognyanov ou la dialectique des principes
D – La libre circulation, le mandat d’arrêt européen et l’extradition
E – La notion de « détention » mentionnée dans le mandat d’arrêt européen doit s’interpréter comme une notion autonome
CJUE, 28 juillet 2016, n° C-294/16, JZ c/ Prokuratura Rejonowa Lodz1. Le mandat d’arrêt européen (MAE) ne cesse de permettre à la Cour de justice de l’Union européenne de préciser et d’asseoir sa jurisprudence. La Cour est ici confrontée à l’interprétation de la notion de « détention », et choisi d’en faire une notion autonome du droit de l’Union, plus large que le simple emprisonnement et incluant toutes mesures qui revêtiraient une intensité similaire à la détention.
JZ est un ressortissant polonais condamné à une peine de prison en Pologne. Il se soustrait à la justice polonaise et un MAE est émis à son encontre, et il est finalement arrêté au Royaume-Uni en exécution du mandat. Avant d’être remis aux autorités polonaises, il est remis en liberté sous certaines contraintes. Il doit demeurer à son adresse de 22 heures à 7 heures, avec une surveillance électronique, et doit se présenter à un commissariat de police d’abord tous les jours puis trois fois par semaine après les trois premiers mois.
Après sa remise aux autorités polonaises, JZ demande que le temps passé en liberté surveillée au Royaume-Uni soit considéré comme une détention, et donc décompté de sa sentence. En effet, l’article 26, § 1 de la décision-cadre relative au MAE prévoit que « l’État membre d’émission déduit de la durée totale de privation de liberté qui serait à subir dans l’État membre d’émission toute période de détention résultant de l’exécution d’un mandat d’arrêt européen, par suite de la condamnation à une peine ou mesure de sûreté privatives de liberté ».
La juridiction de renvoi est alors confrontée à une question d’interprétation de la décision-cadre relativement simple. Il s’agit de savoir ce que le terme « détention » utilisé par l’article 26, § 1 de la décision-cadre désigne. S’agit-il d’une simple détention dans un établissement spécialisé ? Peut-il désigner certaines mesures qui, sans constituer un emprisonnement, consistent en une privation de la liberté ? D’autant qu’en matière de droit pénal, l’article 49, § 3 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne pose le principe de proportionnalité des peines par rapport aux infractions. Ainsi selon le sens à donner à « détention », JZ peut voir sa peine réduite de près d’une année. La juridiction de renvoi demande donc à la Cour de justice si le terme « détention » figurant à l’article 26, § 1 de la décision-cadre relative au MAE doit être interprété comme incluant les mesures de surveillance électronique combinées à une assignation à résidence, notamment au regard de la jurisprudence de la CEDH et des droits fondamentaux.
La Cour de justice considère que la notion de « détention » est autonome. Elle ne peut résulter des différents droits nationaux mais doit à l’inverse être entendue de la même façon sur tout le territoire de l’Union afin de garantir les droits fondamentaux des ressortissants. Elle donne ensuite une réponse précise à la juridiction de renvoi, considérant que la situation de JZ au Royaume-Uni ne peut pas être a priori considérée comme relevant d’une détention, les juridictions nationales conservant cependant le pouvoir d’appréciation des cas d’espèce. Ainsi la Cour opère une conciliation linguistique des termes de la décision-cadre affirmant son rôle de Cour suprême en dégageant une notion autonome du droit de l’Union (I). Cette notion s’inspire de la jurisprudence de la CEDH que la Cour mobilise pour répondre précisément à la question préjudicielle (II).
I. La « détention » : notion autonome du droit de l’Union
La Cour de justice est confrontée à un problème particulier d’interprétation de la décision-cadre relative au MAE, les différentes versions linguistiques n’utilisant pas spécifiquement le même terme, et pouvant alors être interprétés différemment (A). La Cour de justice remplit sa fonction de Cour suprême en choisissant une interprétation autonome de la notion de « détention » (B).
A. L’interprétation unificatrice du terme « détention »
L’Union européenne est certainement l’ordre juridique avec le plus de langues officielles. 24 langues sont considérées par les traités comme officielles, et tous les actes posant des normes générales sont traduits dans ces langues. Ces versions linguistiques font toutes également foi, à l’inverse du droit international classique qui limite généralement ce nombre. Cela signifie que chaque version linguistique différente est également valable. Or, dès lors qu’un texte est toujours porteur de plusieurs significations, la diversité linguistique ajoute encore et entraîne une possibilité, pour un même acte juridique, d’être considéré comme signifiant plusieurs normes différentes.
La décision-cadre relative au MAE utilise à son article 26, § 1 le terme « détention » dans sa version française, et utilise également « privation de liberté », ce qui pourrait suggérer une distinction. La Cour souligne cependant dans le § 38 de sa décision ne pas se référer à une seule des versions linguistiques, mais de toutes les considérer. Or la Cour note une absence de distinction globale entre les termes « détention » et « privation de liberté » dans les différentes versions, et s’attache alors au sens courant de ces termes, qui est « une situation d’enfermement ou d’incarcération, et non (…) une simple restriction apportée à la liberté de mouvement » (§ 40). Ce faisant, la Cour donne une interprétation unifiée, et partant autonome, du terme « détention ».
B. La construction d’une notion autonome de « détention »
Confrontée à cette possibilité de multiples interprétations différentes, la Cour joue pleinement son rôle de Cour suprême. Elle fournit une interprétation autonome du terme « détention », qui a vocation à s’appliquer uniformément sur tout le territoire de l’Union, sans considérations des terminologies nationales. La Cour joue ici un rôle d’unification de la jurisprudence.
La notion de détention qu’elle construit vise à respecter les droits fondamentaux et notamment la Charte de l’Union et son principe de proportionnalité des peines. Ainsi la Cour considère dans son § 44 que « l’effet privatif de liberté, constitutif d’une détention, peut caractériser tant un emprisonnement que, dans des cas exceptionnels, d’autres mesures qui, sans constituer une incarcération au sens strict, sont cependant à ce point contraignantes qu’elles doivent être assimilées à une telle incarcération. Tel serait le cas de mesures qui, en raison de leur genre, de leur durée, de leurs effets et de leurs modalités d’exécution, revêtiraient un tel degré d’intensité qu’elles priveraient la personne concernée de sa liberté de manière comparable à une incarcération ». La détention ne se caractérise pas uniquement par un emprisonnement, mais s’étend également à des mesures qui, combinées, aboutiraient à un même niveau de contrainte. Cette approche est pragmatique, et permet aux juridictions nationales d’apprécier les situations d’espèce.
II. La « détention » notion autonome du droit de l’Union : inspirée de la CEDH pour orienter la résolution du litige
Cette notion autonome de « détention » se rapproche fortement de la jurisprudence de la CEDH (A). C’est d’ailleurs en mobilisant cette jurisprudence que la Cour de justice répond factuellement à la question préjudicielle (B).
A. Une notion de « détention » inspirée de la jurisprudence de la CEDH
La Cour de justice, en construisant sa notion de détention, vise à poser un standard qui s’appliquera dans toute l’Union, et donc qui n’est pas posé en référence aux droits internes des États membres. Cependant elle ne le fait pas sans prendre en compte la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme ni la jurisprudence de sa Cour. Ainsi, la Cour de justice fait un parallèle entre le « droit à la liberté » de la Charte et de la Convention. En suivant les indications de la Charte, elle interprète ce droit à la liberté en lui donnant le même sens que dans la Convention, ce qui correspond, pour la Cour de justice, à s’aligner sur l’interprétation retenue par la CEDH.
Ainsi la Cour retient que la CEDH, pour définir les restrictions au droit à la liberté, part « de la situation concrète » et prend en compte « un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités de la mesure considérée ». On retrouve ici, sous la plume de la CEDH, des considérations très similaires à celles que la Cour de justice retient. Mais la Cour de justice va plus loin, et oriente sa réponse en utilisant une affaire particulière de la CEDH afin d’aiguiller la juridiction du fond.
B. Une notion de « détention » explicitée
La question préjudicielle posée visait à savoir si la notion de « détention » pouvait inclure une assignation à résidence combinée à une surveillance électronique. La Cour répond précisément à cette question en prenant l’exemple de l’arrêt Villa du 20 avril 2010 de la CEDH, dans lequel cette dernière avait considéré que de telles mesures ne consistaient pas en une privation de liberté. Ici, la Cour de justice considère que de telles mesures ne peuvent s’entendre comme une « détention » au sens du droit de l’Union.
Deux réserves cependant sont émises. D’abord la Cour rappelle que le droit de l’Union n’est qu’un standard. Les États membres peuvent aller au-delà du standard de protection posé, en considérant que certains éléments que le droit de l’Union ne qualifie pas de « détention » peuvent se voir appliquer un régime national similaire à celui de la détention en ce qui concerne la prise en compte des peines dans le MAE. Cette position semble atténuer l’arrêt Melloni de 2013. La différence réside cependant dans les effets par rapport aux relations entre États. Dans le cas d’espèce une telle extension n’aurait d’effet que dans la procédure interne d’un État.
Ensuite la Cour précise qu’en dernier ressort, et malgré la mention de l’arrêt Villa, c’est la juridiction nationale qui doit apprécier la situation. Ainsi, même si dans le cas d’espèce les mesures subies par JZ ne semblent pas pouvoir être considérées par le droit de l’Union comme une détention, c’est à la juridiction de renvoi qu’il appartient de trancher.
Sacha SYDORYK
F – Les droits de la défense à l’épreuve de la terreur
CEDH, 13 sept. 2016, n° 5054108, 50571/08, 50573/08 et 40341/09, Ibrahim c/ Royaume-Uni. Au-delà des États, la multiplication d’attentats terroristes affecte la Cour européenne des droits de l’Homme dont la jurisprudence semble prendre un tournant radical à l’égard des droits de la défense qu’elle mettait pourtant sur un piédestal. En effet, en 2008 elle avait consacré pour la première fois, au sein de l’arrêt Salduz, le droit d’être assisté par un avocat durant le premier interrogatoire du suspect2. Or, l’arrêt Ibrahim contre Royaume-Uni, en date du 13 septembre 2016, met en exergue le difficile équilibre, entre « liberté » et « sécurité », auquel elle est confrontée3.
Les faits se sont déroulés dans des circonstances particulières puisque l’affaire concernait plusieurs tentatives d’attentats-suicides à la bombe dans le métro Londonien le 21 juillet 2005, seulement deux semaines après ceux ayant causé la mort de 52 personnes.
Ainsi, trois des requérants ont été respectivement placés en garde à vue et malgré la notification de leurs droits, l’intervention de leurs avocats a pourtant été retardée. Parallèlement, le quatrième requérant, au départ, interrogé librement en tant que simple témoin et également sans assistance est finalement passé aux aveux, sans que son statut n’ait été modifié ni ses droits notifiés. Finalement, les quatre suspects sont devenus des accusés et les juges internes ont admis, durant le procès, l’ensemble des déclarations faites lors des interrogatoires et les ont condamnés. Après épuisement des voies de recours internes, ces derniers saisirent la Cour européenne puisqu’ils considéraient ces pratiques judiciaires comme contraires à l’article 6, § 1 et 3c) de la Convention. Or, le 16 décembre 2014, elle ne constata pourtant aucune violation mais, à leur demande, l’affaire fut renvoyée devant la grande chambre, le 1er juin 2015.
La Cour devait ainsi se prononcer indirectement sur le fait de savoir si la lutte contre le terrorisme pouvait entraîner un abaissement du niveau de protection des droits de l’Homme.
Ainsi, sous prétexte d’interpréter les deux critères posés par l’arrêt Salduz, elle finit par s’éloigner de sa jurisprudence « garantiste » qu’elle construit depuis des années en considérant le respect du droit procès équitable à l’égard des trois premiers requérants, ce qu’elle refuse, toutefois, d’admettre à l’égard du quatrième requérant.
Avant d’en arriver à cette conclusion, la juridiction strasbourgeoise commence par vérifier l’existence de « raisons impérieuses » justifiant l’atténuation du droit au procès équitable, qu’elle considère finalement comme un critère peu déterminant (I) et préfère, plutôt, contrôler « strictement » l’équité de la procédure dans sa globalité avant de se prononcer (II).
I. L’appréciation « faillible » des « raisons impérieuses »
Le premier critère rappelé et précisé par la Cour est celui du contrôle de l’existence de « raisons impérieuses » justifiant la restriction des droits de la défense (A) mais dont l’intérêt doit être relativisé (B).
A. L’existence de « raisons impérieuses » nécessairement vérifiée
La Cour commence son analyse en précisant les modalités d’application de l’article 6 au regard de deux principes antinomiques : permettre aux autorités de poursuite de lutter efficacement contre le terrorisme sans pour autant évincer de l’équation les droits de la défense. Autrement dit, elle reconnaît, avec un sens de l’équilibre parfaitement maîtrisé, la possibilité, au nom de la protection de l’intérêt général, de remettre en cause certains droits fondamentaux, au sein d’une société démocratique. Il est alors rappelé, comme l’avait déjà exigé l’arrêt Salduz, la nécessité de démontrer l’existence de « raisons impérieuses » justifiant la dérogation, en l’occurrence, au droit à l’assistance de l’avocat dès le premier interrogatoire. À cet égard, la restriction doit être justifiée au regard de divers facteurs de nature procédurale, tels que sa consécration en droit interne, sa nature temporaire et son individualisation aux circonstances de l’espèce. S’agissant des trois premiers requérants, la Cour contrôle didactiquement ce trio factoriel et en conclut, au regard des preuves fournies par le gouvernement, à l’existence au moment des faits d’« un besoin urgent de prévenir des atteintes graves à la vie, à la liberté ou à l’intégrité juridique » (§ 276 à 279). Or, la fragilité et la largesse de ce critère de l’urgence doivent tout de même être soulignées. En réalité, est-il un motif valable de report de l’arrivée de l’avocat, garant ultime des droits de la défense ? Derrière ce raisonnement semblerait apparaître une certaine défiance voire méfiance de la Cour à l’égard du rôle central des défenseurs dans la mise en échec de certaines pratiques policières douteuses. La réelle innovation critiquable de cet arrêt est celle du manque de pertinence finalement reconnu aux « raisons impérieuses » (B).
B. L’absence de « raisons impérieuses » probablement inconséquente
À l’égard du quatrième requérant, la solution rendue par la Cour diverge sensiblement puisque malgré la commission de l’infraction dans les mêmes circonstances, elle refuse de reconnaître l’existence de « raisons impérieuses » justifiant un report de l’avocat. Les facteurs procéduraux qui induisent la Cour à affirmer que le report n’était ni individualisé, ni prévu par une base légale semblent relever en définitive du second critère dégagé par l’arrêt Salduz à savoir, l’appréciation de l’équité globale de la procédure (§ 52). En effet, sa conduite au poste de police, au départ, en qualité de simple témoin et la commission d’une infraction distincte de celles des trois premiers requérants ne change pourtant en rien l’urgence à laquelle la police londonienne était confrontée à l’époque des faits. Pour autant, il n’est pas nécessaire de s’attarder trop longuement sur ce critère puisque l’absence de « raisons impérieuses » n’emporte pas à elle seule violation de l’article 6 de la Convention (§ 250 et 262)4. Ces dernières ne sont qu’un élément d’analyse nécessaire mais pas suffisant, relayant ainsi son intérêt au second plan. L’étude de l’équité de la procédure dans son ensemble semble alors présenter, selon elle, un intérêt plus concret (II).
II. L’appréciation « infaillible » de l’équité globale de la procédure
En réalité, la Cour préfère, avant de se prononcer, apprécier globalement l’équité de la procédure (A) dont l’incidence sur le droit de ne pas s’auto-incriminer s’avère néfaste (B).
A. L’exigence d’une appréciation globale de la procédure
Ainsi, après la reconnaissance dans un cas de l’existence de « raisons impérieuses » et son rejet dans l’autre, la Cour affirme qu’en toutes circonstances l’équité de la procédure doit s’apprécier globalement. Elle considère, étonnamment, que les droits énoncés à l’article 6, § 3 ne constitueraient pas « des fins en soi mais des aspects particuliers du droit général à un procès équitable » (§ 262). À cette fin, elle rappelle une multitude de facteurs non exhaustifs (§ 274 et 275), permettant au juge de réaliser son appréciation d’ensemble à l’égard des arguments fournis par l’État défendeur. Ces derniers demeurent particulièrement malléables et imprécis, afin de permettre à la Cour de prendre en compte des considérations transcendant des questions purement juridiques. Toutefois, elle atténue son raisonnement en précisant que même si l’absence de « raisons impérieuses » ne suffit pas à emporter la violation de l’article 6 de la Convention, elle doit toutefois être prise en compte (§ 263). Par conséquent, au regard des deux situations, auxquelles les juges strasbourgeois étaient confrontés, deux conséquences doivent être relevées.
B. L’existence d’une remise en cause jurisprudentielle du droit de ne pas s’auto-incriminer
Depuis l’arrêt Salduz, il était « en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation » (§ 55). Or, ce principe semble désormais devoir être relativisé (§ 260). En réalité, la Cour paraît consacrer une exception au droit de ne pas s’auto-incriminer à des fins de lutte contre le terrorisme. Ainsi, cette dernière admet des preuves qui devraient, a priori, être écartées à l’égard des trois premiers requérants, ce qu’elle refuse, toutefois, d’admettre à l’égard du quatrième requérant dont le manque d’équité global était « trop » manifeste. Le trio « peur, angoisse, terreur » apparaît alors pour justifier l’injustifiable. Toutefois, en 2017, une nouvelle étape est franchie avec l’arrêt Simeonovi c/ Bulgarie5 qui ne concernait pourtant qu’une simple affaire de droit commun. La Cour va opérer le même raisonnement qu’en matière de terrorisme et va conclure que « l’absence d’un avocat au cours de la garde à vue n’a aucunement nui au droit du requérant de ne pas contribuer à sa propre incrimination » (§ 140). Ainsi, même en dehors de tout contexte terroriste, la Cour persiste et signe.
Hélène CHRISTODOULOU
II – La recherche de standards supranationaux dans la résolution des questions de société
A – La Cour interaméricaine des droits de l’Homme et l’affaire du village de Chichupac au Guatemala : la qualification de la disparition forcée par la constatation de violations multiples des droits de l’Homme
Cour IDH, 30 nov. 2016, affaire des membres du village de Chichupac et des communautés voisines de la municipalité de Rabinal c/ Guatemala, exceptions préliminaires, fond et réparations. En Amérique centrale et latine, la pratique des disparitions forcées est apparue dans les années 1960 et s’est intensifiée dans les deux décennies suivantes, le plus souvent dans des États dirigés par des dictatures militaires.
Le droit international, et plus particulièrement la Cour interaméricaine des droits de l’Homme6 (CIDH), se trouvent face à un crime d’un genre nouveau, où l’auteur n’est pas identifié et où la victime a disparu.
Le 8 janvier 1982 a eu lieu le massacre de la clinique médicale du village de Chichupac au Guatemala, durant lequel une trentaine d’hommes ont été enfermés, torturés puis exécutés par des militaires et de nombreux viols ont été commis à l’encontre de femmes du village. Ce massacre prend place dans un contexte de disparitions forcées, entre 1981 et 1986, subies par les communautés autochtones mayas de la région.
En mai 1993, des exhumations entreprises à la demande du ministère public ont permis d’identifier 6 victimes parmi une trentaine de corps découverts. Malgré des demandes répétées des familles des victimes et de nombreuses plaintes déposées auprès des institutions étatiques guatémaltèques, le dossier est resté inactif jusqu’en 2011.
Dans un jugement du 3 novembre 2016, qui a suscité peu de commentaires doctrinaux7, la CIDH conclut à la violation de 8 articles de la Convention interaméricaine des droits de l’Homme8, et autres instruments juridiques interaméricains spécifiques à la disparition forcée, à la torture et à la violence contre la femme.
La Cour réitère sa jurisprudence, déjà dense, en matière de qualification de la disparition forcée prohibée à partir de la constatation d’une violation multiple des droits de l’Homme9.
En résulte, à titre de réparation, que la Cour impose à l’État guatémaltèque une série d’obligations comme la levée de tous les obstacles de fait et de droit qui maintiennent ces cas dans l’impunité et la mise en place de formations sur les droits de l’Homme et sur le droit international humanitaire à la destination des agents étatiques, particulièrement dans le domaine judiciaire.
En présence du phénomène des disparitions forcées, le droit international a dû se munir d’instruments juridiques afin de faire face à ce crime complexe (I), dont les éléments constitutifs répondent à la violation simultanée de différents droits de l’Homme (II).
I. Le droit international face aux disparitions forcées
Face à un crime d’un genre nouveau, le droit international, s’est doté d’instruments juridiques condamnant les cas de disparitions forcées (A), pour lesquels la CIDH a fait preuve d’une jurisprudence pionnière (B).
A. La mise en place d’instruments internationaux
L’organisation des États américains (OEA)10 a initié une première vague de réflexions, par une demande d’explications à l’État chilien à la suite de disparitions après le coup d’État chilien du 11 septembre 1973, qui donna lieu à une mission réalisée au Chili par un groupe de travail ad hoc de la Commission des droits de l’Homme des Nations unies en 1978, et en 1980 à un groupe de travail sur les disparitions forcées.
La reconnaissance, en 1983, des disparitions forcées par l’assemblée générale de l’OEA, en tant que « (…) crime de lèse humanité »11 a donné naissance à différents instruments internationaux. L’assemblée générale de l’ONU a adopté, le 18 décembre 1992, une déclaration relative à la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées12. Elle affirme, en outre, que les droits à la vérité et à la justice signifient pour les familles des victimes le droit de dénoncer les faits auprès d’autorités étatiques compétentes, qui devront procéder à une enquête approfondie.
Plus récemment, réprimant la disparition forcée en tant que crime contre l’humanité, l’Organisation des Nations unies a adopté le 20 décembre 2010 la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées.
B. La CIDH et le contentieux des disparitions forcées
Les trois premières affaires13 soumises à la Cour en 1989, soulevaient la question de savoir, alors qu’aucun instrument international n’avait été adopté, s’il s’agissait de violations segmentées des droits de l’Homme consacrés dans la Convention ou d’un crime à appréhender dans son unité. La CIDH a donc très tôt confirmé la nécessité d’une approche globale du phénomène des disparitions forcées, approche qu’elle a toujours réitérée depuis.
La Convention IDH considère que les disparitions forcées constituent « une offense grave et odieuse à la dignité intrinsèque de la personne humaine »14. Elle rejoint alors la déclaration de l’assemblée générale des Nations unies concernant la qualification de disparition forcée, basée sur la privation de liberté, l’ingérence de l’État, le déni de la reconnaissance de cette privation de liberté et l’impossibilité en découlant d’exercer des recours juridiques.
La prohibition des disparitions forcées a également été élevée par la CIDH en une norme impérative du droit international à l’occasion de l’affaire Goiburú, par la formule suivante : « La prohibition des disparitions forcées de personnes et le devoir corrélatif de les rechercher et de sanctionner leurs responsables ont atteint le caractère de jus cogens »15.
II. Une violation multiple des droits de l’Homme protégés par le droit international
Les bases juridiques qui permettent à la Cour de dénoncer un cas de disparition forcée sont le résultat de la violation de droits inhérents à la personne (A) ainsi que la constatation de la violation de l’accès à la justice (B).
A. La violation de droits inhérents à la personne
La pratique des disparitions forcées est analysée par la Cour comme une violation « grave », « autonome », « permanente » et « multiple » de la Convention16. C’est ainsi qu’elle a conclu à la violation des articles 3, 4, 5 et 7 de la Convention IDH, ainsi qu’à la violation de la Convention interaméricaine sur la disparition forcée des personnes, concluant à de telles disparitions pour 22 cas sur 89 présentés.
Elle condamne en premier lieu une violation du droit à l’intégrité de la personne présent à l’article 5 et le droit à la vie issu de l’article 4 de la Convention, qui implique, pour l’État, de ne priver personne arbitrairement de sa vie et de prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger et préserver de droit.
Quant à la violation de l’article 3 relatif au droit à la reconnaissance de la personnalité juridique, la Cour confirme son revirement de jurisprudence issu de l’affaire Anzualdo Castro, où elle affirmait alors que pour une personne disparue « (…) sa disparition s’apparente non seulement à une des plus graves formes de soustraction d’une personne à son environnement juridique, mais également à nier son existence même (…) »17.
Les droits à l’intégrité de la personne et à sa liberté, contenus dans les articles 5 et 7 de la Convention, sont également mis en avant par la Cour afin de les appliquer aux membres de la famille.
B. Une violation de l’accès à la justice
Le plus souvent lié à une dissimulation des faits par l’État, le phénomène des disparitions forcées constitue un crime qui se prolonge dans le temps. La Cour, qui en reconnaît le caractère continu, prohibe également les disparitions forcées sous l’angle d’une entrave à l’accès à la justice.
Elle reconnaît, en effet, que le délai qui s’est écoulé entre la commission des faits et le dépôt des premières plaintes constitue un délai déraisonnable. Dans l’enquête pénale liée au massacre du village de Chichupac, elle dénonce un délai déraisonnable d’un an pour que le tribunal se prononce sur la détermination des parties civiles, ce qui a pour conséquence une violation de l’obligation de garantir la participation des victimes à la procédure.
Elle dénonce également l’insuffisance des actions réalisées par le ministère public et des enquêtes pénales, démontrant une volonté non équivoque des autorités à maintenir l’impunité autour de ces crimes. La Cour estime donc que le Guatemala a manqué à son obligation d’enquêter sur de graves violations des droits de l’Homme.
Elle avait par ailleurs rappelé la valeur de jus cogens de l’obligation d’enquête des agents étatiques en cas d’affaires de disparitions forcées dans l’affaire Goiburú. L’entrave ou le refus de l’État d’enquêter dans de tels cas vont à l’encontre du droit à la vérité pour les familles des victimes tel qu’énoncé dans l’affaire Anzualdo-Castro.
Marie-Céline PALLAS
B – Surpopulation carcérale et lutte contre le traitement dégradant des détenus : l’audace est vaine !
CEDH, gde ch., 20 oct. 2016, n° 7334/13, Mursic c/ Croatie18. « Une société se juge à l’état de ses prisons », selon Albert Camus. Le fait qu’un détenu dispose d’un espace inférieur à 3m² d’espace personnel constitue-t-il un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention EDH ? C’est à cette question qu’a dû répondre la CEDH dans un arrêt Mursic c/ Croatie de grande chambre, le 20 octobre 2016.
En l’espèce, le requérant, un détenu condamné à une peine de 2 ans et 11 mois d’emprisonnement, alléguait que ses conditions de détention constituaient un traitement dégradant du fait qu’il disposait d’un espace de vie inférieur à 3m². La CEDH a été amenée dans un premier temps à considérer l’absence de violation de l’article 3 en retenant que malgré la présomption de mauvais traitements caractérisée par l’espace de vie restreint, la Croatie a réussi à prouver certaines garanties entraînant cette absence de condamnation19. La grande chambre, saisie par la suite, infirma partiellement cette solution. Tout en admettant la caractérisation d’une telle présomption, la Cour n’a pas adhéré à l’appréciation factuelle émise par les premiers juges, considérant, dans le cadre de la période de 27 jours consécutifs, que le fait de vivre dans un espace personnel de moins de 3m² constitue une violation de l’article 3. Toutefois, la Cour n’a pas retenu de violation de l’article 3 pour les autres périodes dans lesquelles le requérant a pourtant vécu dans un espace inférieur à 3m².
L’arrêt Mursic se place dans le cadre d’une appréhension inhérente au seuil de gravité de l’article 3. Ce critère, permettant l’utilisation de ce fondement, est limité à la démonstration d’une intense souffrance infligée20. Aussi, la perspective de la surpopulation carcérale a été l’occasion pour la CEDH d’examiner les exigences relatives à la dignité humaine avec les conditions de détention21. À ce titre, la question de la surface de vie dont dispose le détenu constitue un angle central dans la jurisprudence de la Cour venant ériger un seuil minimal de 3m² par détenu22. L’arrêt Mursic se situe dans cette optique ; la solution de condamnation retenue dans l’arrêt ne doit pas mettre au second plan la méthode ayant permis de retenir ce dénouement. Autrement dit, la question de la surpopulation carcérale confrontée à la dignité de la personne humaine ne se base pas tant sur la démonstration d’une atteinte caractérisée au seuil de tolérance, que sur une approche casuistique23 permettant un risque de régression du niveau de la protection des droits de l’Homme.
Ce maintien d’une approche casuistique (I) emportant ainsi des conséquences sur l’appréciation qui en découle (II).
I. Le maintien de l’approche casuistique
Face à un détenu ayant un espace de vie inférieur à 3m², la CEDH a fait preuve d’une jurisprudence fluctuante relative à l’approche à donner (A) nécessitant pour elle de faire un choix (B).
A. La clarification d’une jurisprudence fluctuante
Les juges de Strasbourg ont été fluctuants24 dans le cadre d’un détenu disposant d’un espace de vie inférieur à 3m² : ils opposaient deux approches.
La première approche objective ou « principielle »25 consiste à reconnaître une violation de l’article 3 dès la constatation d’un espace de vie inférieur à 3m². Reconnue dans l’arrêt Sulejmanovic26, mais aussi dans l’arrêt pilote Torreggiani27, cette méthode a le mérite de donner un seuil minimal de protection permettant de considérer qu’un espace de vie quotidien inférieur à 3m² constitue automatiquement une atteinte à l’article 328.
La seconde approche subjective ou « casuistique », apparue dans l’arrêt pilote Ananyev29, relève d’un raisonnement plus subtil consistant à reconnaître une présomption de violation de l’article 3 pouvant être combattue par la preuve d’éléments permettant de compenser l’espace de vie restreint. Autrement dit, le seuil de 3m² n’est plus constitutif d’une violation automatique, mais d’une présomption « grave » mais simple, de violation de l’article 3. C’est cette dernière approche qui a finalement été retenue par la CEDH.
B. Le choix regrettable de l’approche casuistique
Empreint d’appréciations pragmatiques, la CEDH est sensible aux circonstances entourant les griefs formulés par des requérants contre les États ; la Cour faisant preuve d’un examen contextuel propre à chaque situation présentée comme une violation de la Convention. L’arrêt Mursic se place ainsi dans une perspective classique d’appréciation en appréhendant les circonstances voisines à la constatation d’un espace de vie fortement étroit.
Cela étant, la CEDH peut faire preuve d’originalité en ayant recours à des positions audacieuses. Telle fut la teneur de l’arrêt Torregliani constatant une violation de l’article 3 du fait que des détenus disposaient de moins de 3m² d’espace vital personnel30. Cette position audacieuse, rompant avec l’appréciation in concreto, était fondée sur un rapport du Comité européen de prévention de la torture (CPT). Ce rapport préconisant un espace de vie minimum de 4m² par détenu, permettant de fixer un seuil de principe, établi à 3m² par les juges de Strasbourg, au-dessous duquel le seuil de gravité était reconnu. Cette audace était d’autant plus remarquable du fait que la Cour permettait de fixer un seuil de garantie acquiesçant de fixer une frontière indérogeable à la protection de la dignité des détenus.
Ce choix, émis par l’arrêt Mursic est décevant à plus d’un titre. En premier lieu, l’appréciation consistera à étudier des aspects purement subjectifs pouvant aboutir, dans le cas de deux détenus vivant dans un espace de vie inférieur à 3m², à des décisions opposées. En second lieu, en rejetant un seuil minimal de tolérance la Cour permet aux États d’être moins vigilant dans le traitement de la surpopulation carcérale !
En définitive, l’appréciation de la méthode reconnue par l’arrêt Mursic ne laisse place qu’au doute.
II. L’appréciation de l’approche casuistique
L’approche reconnue par l’arrêt Mursic met en avant l’existence d’une présomption de violation de l’article 3 (A) basée uniquement sur l’examen de circonstances factuelles laissant perplexe quant à l’objectif de sécurité juridique (B).
A. L’édifice d’une présomption « grave » de violation de l’article 3
L’arrêt Mursic considère que « le fait que l’espace personnel dont dispose un détenu soit inférieur à 3m² dans une cellule collective fait naître une forte présomption de violation de l’article 3 »31. En reconnaissant l’application de l’approche casuistique, la Cour a renversé la charge de la preuve, imposant aux États, pour combattre la présomption, de tenir compte, « notamment », de la durée de la détention et de l’activité du détenu32. Il apparaît ainsi que la faculté de combattre cette présomption « grave » demeurerait limitée. Cette affirmation est cependant candide et des nuances permettent d’en douter.
Tout d’abord, l’adverbe « notamment » permettrait de considérer que les critères de la durée et de l’activité ne seraient donnés qu’à titre indicatif et non à titre exhaustif. Comme le souligna Mme Robert, pourquoi employer cet adverbe si la réfutation de cette présomption n’est qu’exceptionnelle33 ? Ensuite la nature de la présomption vient en contradiction avec le qualificatif « grave » attaché à celle-ci ; en tout état de cause, une présomption, lorsqu’elle n’est pas irréfragable, peut-être combattue par preuve contraire. Enfin, il apparaît une certaine intrigue concernant la notion de « présomption grave » ; doit-on lui attribuer une signification juridique ? Le qualitatif « grave » serait certainement opportun si l’appréciation des critères de durée et d’activité était limitée. Cela étant, il semblerait que la Cour ne lui attribue qu’une portée symbolique laissant perplexe quant aux perspectives permettant de combattre cette présomption à la simple considération de circonstances subjectives.
B. L’appréciation de circonstances subjectives
Si l’arrêt Mursic condamne la Croatie dans le cadre de la période de 27 jours dans lesquels le requérant a vécu dans un espace inférieur à 3m², les autres cas allégués par le requérant n’ont pas été jugés contraires à l’article 3, du fait des activités du requérant et du temps limité de ces détentions. Outre cette considération, il sera permis de remarquer la différence entre le premier et le second arrêt dans le traitement accordé à la période faisant l’objet d’une condamnation par la CEDH. Alors que dans le premier arrêt, la CEDH s’était dite « préoccupée » par la situation sans pour autant la condamner, la grande chambre, quant à elle, a reconnu la violation en se basant sur la même approche casuistique. Il apparaît en définitive qu’outre la subjectivité d’appréciation des éléments contextuels, la protection de la dignité des détenus dans le cadre d’une surpopulation carcérale demeure extrêmement aléatoire !
N’aurait-il pas fallu consacrer une reconnaissance du seuil de gravité dans le cadre d’un espace de vie inférieur à 3m² tout en maintenant la présomption d’atteinte dans le cadre d’un espace de vie compris entre 3m² et 4m² ?
Fabien ROMEY
C – La répression du terrorisme face aux droits à la vie et au recours effectif garantis par la CEDH
CEDH, 13 avr. 2017, n° 26562/07, Tagayeva et a. c/ Russie. En cette période où la lutte contre le terrorisme est devenue une préoccupation de tous les États, les droits de l’Homme et libertés fondamentales n’ont jamais été aussi menacés. C’est pourquoi il a été rappelé « qu’il est non seulement possible, mais absolument nécessaire, de lutter contre le terrorisme dans le respect des droits de l’Homme, de la prééminence du droit et, lorsqu’il est applicable, du droit international humanitaire »34. Le droit à la vie et à un recours effectif garantis respectivement par les articles 2 et 13 de la Convention européenne des droits de l’Homme (Convention), sont de ceux qui sont souvent mis en cause, comme c’est le cas dans l’arrêt Tagayeva et autres c/ Russie35. Cette affaire concerne une attaque terroriste avec prise d’otages qui s’est déroulée du 1er au 3 septembre 2004 dans une école de Beslan, en Ossétie du Nord (Russie). Pendant plus de cinquante heures, des terroristes lourdement armés ont retenu plus de 1 000 personnes en otage. Événement au cours duquel des explosions, un incendie et une intervention armée ont entraîné plus de 330 morts (dont plus de 180 enfants) et 750 blessés parmi les otages. Ce qui conduit les requérants (rescapés et proches de victimes) à invoquer la violation de l’article 2 pris isolément et combiné avec l’article 13 de la Convention. Saisie après l’épuisement des recours internes, la Cour conclut d’une part, à la violation de l’article 2 sous différents aspects, et d’autre part, à la non-violation de l’article 13. Mais l’intérêt de cet arrêt réside surtout dans le fait qu’il passe en revue les principes généraux résultants des articles 2 et 13 (I) et les obligations qui en découlent pour les États face à une attaque terroriste avec prise d’otages (II).
I. Les principes résultant des articles 2 et 13 de la Convention
La nécessité de lutter contre le terrorisme ne doit pas conduire à la violation des droits et libertés fondamentaux sur lesquels reposent l’organisation et le fonctionnement de nos sociétés démocratiques modernes. C’est pourquoi il est important de rappeler à travers cet arrêt les principes résultants des articles 2 (A) et 13 (B) et leur application à une prise d’otages par des terroristes.
A. Les principes issus de l’article 2
Si d’après le second paragraphe de l’article 2 de la CEDH, « la mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire », la Cour ajoute que c’est à condition que la force utilisée soit proportionnée au but poursuivi, en l’occurrence sauver la vie des otages. De l’article 2 précité résultent donc deux principes cumulatifs que sont l’absolue nécessité et la proportionnalité auxquels doivent obéir les États pour recourir à la force dans la répression du terrorisme. Mais « l’utilisation d’armes explosives et sans discernement [entre terroristes et otages], avec le risque pour la vie humaine, ne peut être considérée comme absolument nécessaire » (§ 609)36, car le recours à la force meurtrière doit être justifié par les circonstances (§ 611)37. Par conséquent, bien qu’en l’espèce la décision de recourir à la force était justifiée dans les circonstances (des explosions dans le gymnase et l’ouverture du feu par les terroristes sur les otages qui essayaient de s’échapper), il y a violation de l’article 2 de la Convention par les agents de l’État en raison de l’utilisation massive de la force meurtrière (§ 609-611). Cette décision s’inscrit pleinement dans la logique des Lignes directrices du Conseil de l’Europe qui stipulent que « les mesures prises pour lutter contre le terrorisme doivent être préparées et contrôlées par les autorités de façon à réduire au minimum, autant que faire se peut, le recours à la force meurtrière et, dans ce cadre, l’utilisation d’armes par les forces de sécurité doit être rigoureusement proportionnée à la défense d’autrui contre la violence illégale (…) »38.
L’usage de la force doit donc « être effectué dans des conditions strictes pour respecter le plus possible la vie humaine, même à l’égard de personnes supposées préparer une attaque terroriste »39.
B. Les principes issus de l’article 13
Cette disposition garantit un recours effectif devant une instance nationale à toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la Convention ont été violés. Mais « lorsqu’un droit d’une telle importance fondamentale que le droit à la vie (…) est en jeu, l’article 13 exige, outre le versement d’une indemnité là où il convient, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et à la punition des responsables et un accès effectif du plaignant à la procédure d’enquête »40. C’est pourquoi pour prétendre à la violation de cette disposition dans la présente affaire, les requérants invoquent l’absence de tout moyen d’obtenir une indemnisation des auteurs présumés des actes illicites et le manque d’accès à l’information retenue par les autorités sur les circonstances des décès et blessures qui auraient pu être causés par les agents de l’État (§ 624). Mais ayant constaté que toutes les victimes ont été indemnisées par l’État sur la base du degré des dommages subis, qu’elles ont eu accès aux différentes procédures, notamment l’enquête criminelle ayant abouti à la condamnation à perpétuité du seul terroriste capturé vivant, et que les informations et éléments de preuve issus de ces procédures ayant contribué à l’établissement des faits et l’identification des personnes responsables de certains aspects des événements, la Cour décide qu’il n’y a aucune violation de l’article 13 de la Convention. À travers cette décision on comprend donc qu’en plus de l’identification et de la punition des responsables et l’accès effectif à la procédure d’enquête, l’article 13 n’exige qu’une indemnisation des victimes à hauteur du dommage subi, et il n’est pas nécessaire que celle-ci soit directement versée par les auteurs présumés des actes illicites.
II. Les obligations de l’État face à une attaque terroriste avec prise d’otages
Face à une attaque terroriste avec prise d’otages, les articles 2 et 13 de la Convention imposent à l’État des obligations avant, pendant (A) et après l’événement (B).
A. Les obligations de l’État avant et pendant l’événement
L’article 2 de la Convention impose à l’État deux obligations principales face à une attaque terroriste. La première, qui intervient avant l’événement, consiste à prévenir toute menace à la vie. À ce propos, la Cour rappelle que cet article peut « impliquer une obligation positive aux autorités de prendre des mesures opérationnelles préventives pour protéger une personne dont la vie est menacée par les agissements criminels d’une autre personne » (§ 482)41. Et en l’espèce, malgré la connaissance par les autorités du risque réel et immédiat qui pesait sur la vie de la population, il n’y a pas eu de mesures suffisantes et adéquates pour empêcher ce risque. Ce qui, selon la Cour, constitue une violation de l’obligation positive de protéger la vie42. Quant à la seconde, elle se rapporte à la planification et le contrôle de l’opération anti-terroriste. Cette obligation qui intervient pendant l’événement doit quant à elle être confiée à une structure de commandement officiel qui dirige et coordonne l’ensemble des opérations, notamment choisir la stratégie et les moyens appropriés à la situation. Il s’agit de veiller à ce que l’opération de sauvetage se déroule de façon à minimiser le plus possible le risque pour la vie. C’est pourquoi la Cour a conclu en l’espèce à la violation de l’article 2 de la Convention, les autorités russes ayant omis de prendre de telles précautions en raison notamment de l’incapacité de la structure de commandement de l’opération à maintenir des directives claires, puis à coordonner et communiquer les détails importants de l’opération de sauvetage aux principales structures impliquées et planifier à l’avance l’équipement et la logistique nécessaires (§ 574).
B. Les obligations de l’État après l’événement
Les obligations de l’État après une attaque terroriste consistent principalement à mener une enquête libre et transparente et à indemniser les victimes. L’obligation d’enquêter, la seule à être envisagée ici, résulte de l’aspect procédural de l’article 2 de la Convention qui exige « implicitement qu’il devrait y avoir une certaine forme d’enquête efficace lorsque des personnes ont été tuées en raison de l’utilisation de la force par les autorités » (§ 496)43. Mais pour être « efficace », l’enquête doit non seulement permettre de déterminer si la force utilisée était ou non justifiée dans les circonstances44, mais aussi établir avec certitude la cause exacte des décès survenus. C’est donc tout naturellement que la Cour a conclu en l’espèce à la violation de l’article 2 de la Convention, l’enquête n’ayant permis d’établir ni la cause du décès d’au moins un tiers des victimes (§ 509), ni de déterminer si la force utilisée était ou non justifiée (§ 539).
Quant à la transparence, elle exige de veiller à ce que l’enquête et sa supervision ne soient pas confiées à des personnes ou à des structures pouvant être impliquées dans les événements en cause.
Boubacar BALDÉ
D – Exclusion de certains délinquants de la réclusion à perpétuité : une mesure non discriminatoire
E – Les rapports entre accident du travail, handicap et discriminations
III – La recherche de standards supranationaux dans l’animation et la protection de la société démocratique
A – L’absence de violation de la vie privée et familiale dans une affaire de gestation pour autrui, une solution curieuse de la CEDH ?
B – Le changement d’état civil : fruit d’une réalité sociale
C – Non à la surveillance électronique de masse
D – « It’s okay to be gay » : la législation russe « anti-propagande homosexuelle » déclarée incompatible avec la Convention
E – Licenciées pour avoir refusé de retirer leur voile : la frontière entre différence de traitement justifiée et discrimination tient à peu de choses
F – Liberté de religion et intégration par l’instruction : la primauté de l’intérêt public sur l’intérêt privé
G – « L’article 10, § 1 de la Convention peut être interprété comme incluant un droit d’accès à l’information »
H – La Cour européenne des droits de l’Homme face au discours de haine
(À suivre)
Notes de bas de pages
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1.
Broussy E., Cassagnabere H. et Gänser C., « Mandat d’arrêt européen – Notion de “détention” », AJDA 2016, n° 39, p. 2216-2217 ; Gazin F., « Notion de détention », Europe 2016, n° 10, comm. 341.
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2.
CEDH, 27 nov. 2008, n° 36391/02, Salduz c/ Turquie, § 53-54 : JCP G 2009, I 104, § 7, obs. Sudre F.
-
3.
CEDH, 13 sept. 2016, nos 5054108, 50571/08, 50573/08 et 40341/09, Ibrahim c/ Royaume-Uni : RSC 2017, p. 130, obs. Marguénaud J.-P. ; JCP G 2016, act. 1010, obs. Milano L. ; RD pén. 2017, n° 3, p. 795 et s., obs. Sudre F.
-
4.
V. également, CEDH, gde ch., 20 oct. 2015, Dvorski c/ Croatie, § 81 : Dr. pén. 2016, n° 4, chron. Dreyer E. Or l’atténuation portait, ici, non pas sur un retard de l’avocat mais sur une simple restriction du choix du défendeur dont l’impact sur les droits de la défense était bien moindre.
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5.
CEDH, gde ch., 12 mai 2017, n° 21980/04, Simeonovi c/ Bulgarie : JCP G 2017, act. 578, obs. Milano L. ; Gaz. Pal. 6 juin 2017, n° 296k7, p. 42, obs. Berlaud C.
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6.
Ci-après CIDH.
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7.
De Montfort M. et Fernández-Mayoralas González I. « Chronique des décisions de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme (septembre 2016 – mars 2017) », Rev. DH, oct. 2017.
-
8.
Ci-après Convention IDH.
-
9.
Burgorgue Larsen L., « Décryptage d’une jurisprudence pionnière sur un crime “complexe” : La Cour interaméricaine des droits de l’Homme et les disparitions forcées », in Actes du Colloque 15 mai 2012, La Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Les enjeux d’une mise en œuvre universelle et effective, université Paris II.
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10.
Ci-après OEA.
-
11.
Article 4 de la Résolution n° XIII-083.
-
12.
Résolution n° 74/133.
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13.
CIDH, 29 juill. 1988, Fond, Velásquez Rodríguez c/ Honduras ; CIDH, 20 janv. 1989, Fond, Godínez Cruz c/ Honduras ; CIDH, 15 mars 1989, Fond, Fairén Garbi y Solis Corrales c/ Honduras.
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14.
Résolution AG/RES 1256 (XXIV-0/94).
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15.
CIDH, 22 sept. 2006, Fond et réparations, Goiburú c/ Paraguay.
-
16.
CIDH, 25 mai 2010, Chitay Nech et a. c/ Guatemala, exceptions préliminaires, fond, réparations et frais.
-
17.
CIDH, 22 sept. 2009, Anzualdo Castro c/ Pérou, Exceptions préliminaires, fond et réparations.
-
18.
AJ pénal 2017, p. 47, obs. Robert A.-G. ; Gaz. Pal. 22 nov. 2016, n° 280a4, p. 37, obs. Andriantsimbazovina J. ; JCP 2016, n° 46, 1216, zoom par Sudre F. ; AJDA 2017, p. 157, obs. Burgorgue-Larsen L.
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19.
CEDH, 12 mars 2015, n° 7334/13, Mursic c/ Croatie : AJ pénal 2015, p. 415, obs. Robert A.-G.
-
20.
Renucci J.-F., Droit européen des droits de l’Homme, LGDJ, n° 129.
-
21.
§ 99 et CEDH, gde ch., 26 oct. 2000, n° 30210/96, Kudla c/ Pologne.
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22.
CEDH, 12 juill. 2012, n° 12152/05, Vartic c/ Roumanie, ou encore CEDH, 8 janv. 2013, n° 43157/09, Torreggiani c/ Italie.
-
23.
Nous empruntons, et approuvons, cette expression émise dans l’opinion dissidente du juge Pinto de Albuquerque P. reprise également par Mme Robert A.-G. qui oppose l’approche casuistique à l’approche « principielle » : AJ pénal 2017, p. 47.
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24.
§ 116 et s.
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25.
Robert A.-G., op. cit.
-
26.
CEDH, 16 juill. 2009, n° 22635/03, Sulejmanovic c/ Italie.
-
27.
Référence supra.
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28.
Dourneau-Jossette P., « Les conditions de détention et la CEDH : les droits fondamentaux à l’assaut des prisons », Gaz. Pal. 9 févr. 2013, n° 117r6, p. 4.
-
29.
CEDH, 10 janv. 2012, n° 42525/07, Ananyev c/ Russie.
-
30.
Référence supra : § 75 et s.
-
31.
§ 124.
-
32.
§ 130 et s.
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33.
Robert A.-G., op. cit.
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34.
Voir le [d] du préambule des Lignes directrices sur les droits de l’Homme et la lutte contre le terrorisme, adoptées par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe le 11 juillet 2002, p. 7.
-
35.
CEDH, 13 avr. 2017, n° 26562/07 et 6 autres, Tagayeva et a. c/ Russie.
-
36.
V. aussi en ce sens CEDH, 6 nov. 2012, n° 30086/05, Dimov et a. c/ Bulgarie, § 78.
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37.
V. également en ce sens CEDH, 27 sept. 1995, n° 18984/91, McCann et a. c/ Royaume Uni, § 170.
-
38.
Voir les Lignes directrices sur les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme, adoptées par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe le 11 juillet 2002, VI, 2, p. 9 [cité Lignes directrices].
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39.
Voir en ce sens la page 25 des textes de référence ayant été utilisés pour l’élaboration des Lignes directrices.
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40.
CEDH, 17 juill. 2014, n° 47848/08, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c/ Roumanie, § 149.
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41.
C’est ce qu’avait également décidé la Cour dans l’affaire Osman c/ Royaume-Uni : CEDH, 28 oct. 1998, n° 87/1997/871/1083, § 115.
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42.
V. en ce sens Osman, op. cit., note 9, § 116 ; CEDH, 15 janv. 2009n° 25385/04, Medova c/ Russie, § 96 ; CEDH, 15 mars 2011, n° 39358/05, Tsechoyev c/ Russie, § 136.
-
43.
CEDH, 27 sept.1995, McCann et a. c/ Royaume-Uni, § 161, série A, n° 324, § 161, et Kaya c/ Turquie, 19 févr. 1998, rapports 1998-I, § 105.
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44.
CEDH, 4 mai 2001, n° 24746/94, Hugh Jordan c/ Royaume-Uni, § 107.