Libertés fondamentales : un demi-siècle d’histoire entre la France et la Convention européenne des droits de l’Homme
Le 3 mai prochain, la France célèbrera, à quelques semaines des élections européennes, le 50e anniversaire de sa ratification de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Traité peu connu des citoyens, son bras juridique, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), l’est beaucoup plus. « Si la France a ratifié la Convention en 1974, ce n’est qu’en 1981, après l’élection de François Mitterrand, qu’elle a accordé le droit de recours individuel devant la CEDH », rappelle Vincent Berger, avocat au barreau de Paris et ancien jurisconsulte de la CEDH. Retour avec cet avocat sur l’histoire des libertés fondamentales par le prisme de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Actu-Juridique : Quels sont les droits garantis par la Convention européenne des droits de l’Homme ?
Vincent Berger : La Convention européenne des droits de l’Homme, signée à Rome le 4 novembre 1950 et est entrée en vigueur le 3 septembre 1953, garantit essentiellement ce que l’on appelle des droits civils et politiques des citoyens, c’est-à-dire les droits fondamentaux et libertés individuelles que l’on connaît bien en France depuis la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen en 1789 ou encore depuis la Déclaration universelle des droits de l’Homme du 10 décembre 1948. Cela comprend, notamment, le droit à un procès équitable, à la vie familiale, la liberté d’expression ou encore la liberté de réunion. La Convention, depuis son entrée en vigueur en 1953, a été enrichie par plusieurs protocoles additionnels – six précisément – et ce malgré les réticences exprimées par certains États qui y voient, à chaque fois, la possibilité d’engager, contre eux, de nouvelles requêtes. Ainsi le premier protocole additionnel instaurait notamment pour les États parties l’obligation de respecter, dans le cadre du droit à l’instruction, « le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques ».
Aujourd’hui, 46 États ont ratifié la Convention, dont les 27 membres de l’Union européennes, et ce sont ainsi près de 700 millions de personnes qui voient leurs droits fondamentaux protégés.
AJ : Pourquoi la France a-t-elle attendu plus de 20 ans avant de ratifier la Convention ?
Vincent Berger : C’est précisément le 3 mai 1974 que la France a ratifié la Convention, c’était alors Alain Poher qui assurait l’intérim à la présidence de la République après le décès de Georges Pompidou et avant l’élection de Valéry Giscard d’Estaing. Plusieurs raisons politiques peuvent expliquer ce temps d’attente. La première tient à la situation qui prévalait pour les libertés publiques pendant la guerre d’Algérie. Aussi, tant à gauche qu’à droite, les politiques craignaient que l’étendue des droits accordés par la Convention contraignent la France à se soumettre à des obligations qu’ils ne partageaient pas. C’était par exemple le cas d’une grande partie de la gauche à propos du droit à l’enseignement tel que mentionné à l’instant.
Par ailleurs, si la France a ratifié la Convention en 1974, ce n’est qu’en 1981, après l’élection de François Mitterrand, qu’elle a accordé le droit de recours individuel devant la Commission européenne des droits de l’homme, à laquelle la CEDH a succédé en 1998.
AJ : La CEDH est à cet égard l’outil juridique qui protège la bonne application de la Convention…
Vincent Berger : En effet, à son article 19, la Convention indique précisément qu’« Afin d’assurer le respect des engagements résultant pour les hautes parties contractantes de la présente Convention et de ses protocoles, il est institué une Cour européenne des droits de l’Homme, ci-dessous nommée « la Cour ». Elle fonctionne de façon permanente ». Si le recours à CEDH est aujourd’hui bien identifié par les citoyens, il n’en reste pas moins un mécanisme novateur par sa portée supranationale et son accessibilité pour les citoyens. Et pour cause, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, les Pères fondateurs avaient bien compris que les droits fondamentaux en Europe pouvaient être fragilisés, et ce même de manière lente et progressive. La création de la CEDH avait donc pour objectif de garantir juridiquement la protection des droits de l’Homme via des requêtes individuelles ou étatiques.
Précisons néanmoins que la CEDH ne peut être saisie qu’en derniers recours, c’est-à-dire après l’épuisement de toutes les voies internes nationales, et que ce n’est qu’à partir de 1998, avec l’entrée en vigueur du Protocole n° 11, que la saisie individuelle de la Cour a été réellement simplifiée. Auparavant, celle-ci était soumise notamment à un processus complexe et fonctionnant selon la volonté des États à travers, à l’époque, trois institutions différentes.
AJ : Tout le monde peut donc aujourd’hui saisir la CEDH ?
Vincent Berger : Oui toute personne physique ou morale, ONG ou tout groupe de particuliers qui s’estime victime d’une violation par l’une des parties à la Convention. Pour ce faire, un avocat n’est même pas nécessaire, puisqu’il suffit pour la présumée victime de remplir un formulaire accessible sur le site internet de la CEDH. La démarche est par ailleurs gratuite. Trois conditions essentielles doivent néanmoins être respectées : le requérant doit avoir subi un préjudice important, toutes les voies juridiques internes doivent être épuisées, enfin la requête doit être soumise à la Cour, au plus tard, quatre mois après la dernière décision de justice nationale.
AJ : La France est-elle un pays souvent condamné par la CEDH eu égard à ses manquements à la Convention ?
Vincent Berger : Non, en 2023 la France n’a été concernée que par 26 arrêts rendus par la CEDH pour un total de 1 014. La France représente environ 2,5 % des « condamnations ». Les pays les plus « condamnés » sont historiquement les mêmes : Russie, Turquie et Ukraine. Pour la France, il s’agit de « condamnations » variées qui sont liées notamment au droit à la liberté et à la sûreté ou à un procès équitable.
AJ : Concrètement, quelle différence existe entre la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) ?
Vincent Berger : Contrairement à la CJUE, la CEDH n’est pas une institution de l’Union européenne. C’est une juridiction indépendante garante comme nous le disions du respect strict de la Convention européenne des droits de l’Homme par ses membres (46 États). La CJUE, elle, est responsable de la bonne application du droit communautaire, des traités de l’UE (27 États), dont la Charte des droits fondamentaux de l’Union. Par ailleurs, si la CEDH siège à Strasbourg, la CJUE siège, quant à elle, à Luxembourg.
AJ : Comment observez-vous les critiques politiques émises, en France, à l’égard de ces juridictions dans le cadre, notamment, des élections européennes ?
Vincent Berger : C’est quelque chose de finalement assez classique et qui se perpétue depuis assez longtemps dans une grande partie de l’Europe. Ce n’est en aucun cas une particularité française. Il y a beaucoup de fantasmes, partout sur le continent, quant au pouvoir de la CEDH. Concernant la Convention, il faudrait néanmoins rappeler à ceux qui voudraient s’en écarter que ne plus l’appliquer cela signifie, de fait, sortir de l’Union européenne. En effet, une partie de l’ordre juridique de l’UE est fondée sur le respect de la Convention. C’est donc possible mais extrêmement compliqué. Quant à une révision de la Convention, il faut obtenir, pour y parvenir, l’unanimité des 46 États membres du Conseil de l’Europe !
Référence : AJU013d0