Droits des femmes : une longue conquête racontée en BD

Publié le 08/03/2024

Les droits des femmes, paru aux éditions Gualino, est un beau livre illustré signé par la magistrate Isabelle Rome et l’avocate Juliette Mel. Deux femmes aux parcours et aux sensibilités différentes, qui en 140 pages seulement, retracent plus d’un siècle de combat pour les droits des femmes dans tous les domaines. Un propos clair et pédagogique, mis en valeur par les très belles illustrations de la dessinatrice Mouche Cousue. Rencontre avec les deux autrices, qui ont en commun l’envie de faire mieux connaître les droits des femmes.

Actu-Juridique : À quand remonte votre engagement pour les droits des femmes ?

Isabelle Rome : Je me définis comme une magistrate engagée dans la société, une magistrate citoyenne. J’ai toujours considéré qu’un juge ne peut pas rester enfermé dans une salle d’audience et se doit d’avoir les yeux grands ouverts sur la société. Je me suis engagée dans diverses associations, avec pour fil rouge le respect de la dignité humaine : la réinsertion des détenus, la prévention de la délinquance, l’aide aux réfugiés politiques, les droits des personnes hospitalisées en psychiatrie. Le sujet des droits des femmes s’est imposé à moi plus tard au gré de mon expérience personnelle et professionnelle, notamment après avoir présidé des cours d’assises, jugé des affaires de féminicide et de viol. Ma pratique professionnelle m’a révélé l’ampleur du fléau des violences faites aux femmes. Cela a été un révélateur. Les femmes représentent la moitié de l’humanité. M’investir pour la défense de leurs droits et le respect de leur dignité s’est imposé à moi comme une évidence. Je dédie ce combat que je mène à toutes les femmes que j’ai croisées tout au long de ma vie professionnelle : celles que j’ai pu entendre et parfois soutenir dans mes cabinets de juge d’instruction, celles que j’ai pu entendre à la barre comme présidente de cour d’assises. À celles, aussi, que je n’ai pas vues parce qu’il était trop tard. C’est dans cet état d’esprit que j’ai, de mai 2022 à juillet 2023, accepté d’être ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances. Dans la montée de l’escalier qui mène au bureau de la ministre, j’ai fait apposer une plaque de verre en souvenir des victimes de féminicide. Chaque ministre qui occupera ce bureau verra cette plaque tous les matins, en allant au travail, comme un rappel quotidien du sens de sa mission.

Juliette Mel : Je suis avocate associée et j’enseigne à l’université de Créteil. J’ai monté ma structure à l’âge de 30 ans, à une époque où il y avait très peu de femmes avocates associées. Je ne dirais pas que je me suis engagée pour les droits des femmes. Pour moi, être une femme est un non-sujet. Je ne me suis jamais sentie différente ni discriminée. Comme toutes les femmes, j’ai bien sûr des anecdotes à raconter. Ceci étant dit, plusieurs de mes livres parlent des femmes. J’ai ainsi écrit Alice au pays du droit, l’histoire d’une avocate qui évolue dans sa carrière au fil des tomes et rencontre un certain nombre de difficultés, dont certaines liées à son genre. J’ai ensuite signé Femmes de loi, qui consistait à recenser des femmes juristes dans des professions variées, y compris certaines comptant très peu de femmes. Je trouvais intéressant de montrer justement que même en étant une femme, on peut faire une carrière remarquable dans un milieu plutôt masculin.

AJ : Comment est née l’idée de cette BD ?

Isabelle Rome : Juliette Mel m’avait interrogée pour son livre Femmes de loi. Nous étions restées en lien. Nous sommes réunies par un souci de rendre le droit accessible. Je m’y suis toujours employée comme magistrate, puis comme ministre, et aujourd’hui de nouveau comme magistrate, première présidente de chambre à la cour d’appel de Versailles, ou encore comme autrice. J’ai signé plusieurs livres sur la justice, certains techniques, d’autres relevant du témoignage. Juliette Mel m’a proposé ce projet et j’ai trouvé que c’était une très belle idée. On reproche parfois aux féministes leur austérité ou leur militantisme. À travers cette BD, nous revendiquons l’existence des droits des femmes, sans aucun dogme. Nous avons eu la chance de pouvoir l’éditer dans une maison d’édition qui est spécialiste du droit. Aborder le sujet de manière ludique était un challenge. Je ne suis pas une grande lectrice de BD mais j’étais consciente que ce format permettrait de toucher un plus large public qu’un livre de droit. Quand j’ai découvert les premiers dessins de Mouche Cousue, j’ai ressenti quelque chose de l’ordre du bonheur. Je les trouve beaux et puissants. J’aime leur mélange de rouge, blanc, noir. Il y a un dessin sur l’emprise, merveilleux, qui montre que Mouche Cousue a tout compris et qui m’a beaucoup touchée. D’autres sont très drôles, comme lorsqu’elle reprend le slogan : « Si le viol, c’est du sexe, le jardinage c’est un coup de pelle dans ta gueule ! ». J’aime ce mélange de gravité et de drôlerie. Je suis fière de ce livre. C’est une belle œuvre collective. Le terme de sororité est parfois galvaudé, mais pour ce livre, il a du sens. Je l’ai récemment offert au premier président de la cour d’appel. Il l’a laissé sur la table de réunion et j’ai vu les collègues le regarder avec curiosité. C’est une grande satisfaction.

Juliette Mel : Avant ce livre, j’avais déjà eu l’idée de faire des cours de droit illustrés. Je suis très fan de BD et j’ai l’impression que c’est un outil qui permet de transmettre un grand nombre de connaissances. C’est mon côté enseignant : je multiplie les supports pour créer l’envie et la passion. J’avais déjà publié chez Lextenso des livres très sérieux sur le droit de la construction et le droit des assurances, et une Intro au droit dessiné. Mouche Cousue avait déjà illustré le premier tome d’Alice au pays du droit. J’avais envie de travailler avec Isabelle Rome que j’admire professionnellement et humainement. Elle est plus militante que moi mais mène son combat de manière raisonnable et il est toujours possible, et très enrichissant, de discuter et débattre avec elle. La répartition des sujets s’est faite naturellement. Elle a traité de la violence faite aux femmes, dont elle est une grande spécialiste. Je me suis concentrée sur les droits patrimoniaux et l’égalité salariale.

AJ : Les droits des femmes sont-ils mal connus ?

Isabelle Rome : Globalement, oui. On les réduit souvent aux droits sexuels et reproductifs. Ce sont bien sûr des droits importants, qu’il faut continuer de défendre. Je soutiens d’ailleurs à fond l’inscription de l’IVG dans la Constitution ! Mais le sujet des droits des femmes est beaucoup plus large. C’est toute la vie des femmes qu’on appréhende à travers leurs droits : la famille, le travail, les régimes matrimoniaux, les libertés fondamentales, la politique, l’emploi… Tous ces droits sont recensés dans ce livre, qui dans un volume modeste, traite du sujet d’une manière panoramique, à 360°.

Juliette Mel : Je trouve également que de nombreux droits sont mal connus. D’où l’intérêt de faire une BD accessible à tous, y compris aux non-juristes. On comprend des choses par l’image qu’on ne comprendrait pas en lisant. On peut dire des choses par le dessin qu’on ne pourrait pas écrire.

AJ : En France, le Code civil adopté en 1804 marque un grand recul pour les femmes. Quelles ont été ses conséquences ?

Isabelle Rome : Ce Code a été rédigé dans un contexte de patriarcat. Il faut se souvenir qu’il a été élaboré moins de 20 ans après la Révolution française, qui, malgré la mobilisation des femmes dans le mouvement révolutionnaire, a surtout été faite par des hommes. En 1789, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen ne se réfère pas aux femmes. Olympe de Gouges, un être profondément libre comme le sont souvent les personnes œuvrant pour les droits humains et pour les droits des femmes, adressera ensuite la déclaration des droits des femmes et de la citoyenne à la Reine Marie-Antoinette, pour féminiser ces droits. Également très engagée contre le racisme, Olympe fut malheureusement guillotinée sous le régime de la Terreur qui ne tolérait pas les esprits libres.

AJ : Quand, en France, le droit a-t-il commencé à protéger les droits des femmes ?

Juliette Mel : Pour moi, cela commence après la Seconde Guerre mondiale. Le droit de vote est l’élément déclencheur. À partir de la présidence Pompidou, cette dynamique s’amplifie, avec évidemment les lois sur la pilule et l’IVG mais aussi d’autres droits qui émergent sur le plan civil. Les droits patrimoniaux, les droits pécuniers, les droits de la personnalité s’étoffent. Avant cette période, les femmes ne pouvaient pas ouvrir leur commerce !

Isabelle Rome : Le droit de vote en 1944 rend la femme citoyenne à part entière. À partir de là, une émancipation a en effet lieu sur toute la seconde moitié du XXe siècle. Les femmes acquièrent la possibilité d’avoir un emploi sans l’assentiment de leur conjoint, d’ouvrir un compte bancaire. Elles obtiennent en 1975 le droit de divorcer par consentement mutuel, qui crée une égalité dans le couple. Pour moi, la loi de 1970 qui substitue l’autorité parentale conjointe à la puissance paternelle est une étape cruciale. Elle est assez méconnue, alors qu’elle permet un changement de paradigme. La famille n’est alors plus construite sur un modèle de « puissance paternelle » mais sur un modèle d’autorité parentale conjointe et de responsabilité partagée. La famille étant une des premières cellules de la société, le modèle de société dans son ensemble aurait dû évoluer. Or, même si la loi a évolué, le modèle fondé sur la puissance paternelle n’a pas complètement disparu de la sphère familiale comme il n’a pas disparu de la vie en société dans son ensemble.

AJ : Quelles sont les grandes conquêtes faites par les femmes en France dans les années 2000 ?

Isabelle Rome : Il y a pour moi une série d’autres lois qui comptent à partir des années 2000 : les lois sur la parité en politique et dans les conseils d’administration des grandes entreprises (Copé-Zimmermann en 2011) et plus récemment la loi Rixain en 2021. Aujourd’hui, la France est le premier pays d’Europe en termes de représentation paritaire dans les administrations des entreprises cotées en Bourse. Les lois sur la parité en politique ont eu un effet significatif : avant les années 2000, seules 11 % des députées à l’Assemblée nationale étaient des femmes. Aujourd’hui, elles sont près de 40 %. On n’atteint pas encore l’égalité mais on peut tout de même constater les progrès que la loi a permis.

Juliette Mel : Je suis fondamentalement contre les quotas. J’ai eu d’énormes débats à ce sujet lors de la rédaction de Femmes de loi. Les progrès, à mon sens, doivent venir de l’éducation et pas de normes que l’on impose. Je vais m’attirer les foudres des féministes en le disant, mais je trouve que dans les COMEX, des femmes ont été propulsées à des postes qu’elles ne méritaient pas toujours. Je ne trouve pas ça bien. Ceci étant dit, force est de reconnaître que ces lois des années 2000 ont fait avancer les mentalités. Il y a eu des avancées énormes. Aujourd’hui, qu’une femme soit ministre n’est plus un sujet. On serait presque prêts à élire une femme présidente de la République !

AJ : Pourquoi faut-il défendre spécifiquement les droits des femmes ?

Isabelle Rome : Certains peuvent considérer que la notion même de droit des femmes porte atteinte au principe d’universalité. Ce n’est pas mon point de vue : universaliste, je défends les droits humains fondamentaux pour toutes et tous. Mais vu les difficultés passées à faire reconnaître des droits aux femmes, vu le défi toujours ouvert pour l’égalité réelle et pas seulement en droit, je pense que préserver cette notion de droits des femmes est précisément nécessaire pour sauvegarder l’universalité des droits pour toutes et tous et pour atteindre l’égalité réelle. C’est pourquoi je revendique une existence spécifique des droits des femmes.

Juliette Mel : Je trouve pour ma part qu’on entend trop parler des inégalités et des discriminations par rapport à leur réalité. Beaucoup de choses ont été faites, beaucoup de lois sont entrées en vigueur. Pour cette raison, je tenais beaucoup au premier chapitre de la BD, « La femme est un homme comme les autres ». Il me semble qu’on a désormais tous les outils. Il reste néanmoins des choses à améliorer, notamment sur le volet pénal. Sur ce point, je rejoins totalement Isabelle : il y a urgence à mieux protéger les femmes victimes de violences.

AJ : Est-on aujourd’hui dans un nouveau mouvement de conquête pour les droits des femmes ?

Isabelle Rome : Oui. L’égalité entre les femmes et les hommes a été déclarée grande cause de ses deux quinquennats par le président de la République, et des lois importantes sur l’égalité économique ont été adoptées : par exemple, la loi Pénicaud instaurant un Index pour mesurer les différences de traitement entre femmes et hommes dans les entreprises, la deuxième loi Rixain instaurant la parité dans les comités exécutifs des grandes entreprises… Je retiens aussi la loi qui ouvre la PMA à toutes les femmes. On pourrait aussi citer les lois du 28 décembre 2019 et du 30 juillet 2020 qui renforcent la protection des victimes de violences conjugales avec la réduction des délais de l’ordonnance de protection — on peut avoir une mesure d’urgence dans les 6 jours au lieu de 40 jours auparavant —, la mise en place d’outils de protection comme le bracelet anti-rapprochement, ou encore la prise en compte des violences conjugales sur l’exercice de l’autorité parentale du conjoint violent. La loi du 21 avril 2021 précisant qu’on ne peut consentir sexuellement avant l’âge de 15 ans constitue aussi une avancée significative.

Juliette Mel : De manière générale, je pense que les progrès faits sur la notion de genre servent la cause des femmes. Au début des années 80, l’homosexualité était presque un sujet tabou. Même s’il reste des discriminations, ce n’est plus le cas. L’évolution en 30 ans a été énorme. L’admission des différences sert la cause des femmes.

AJ : Au niveau international, quel constat faites-vous concernant les droits des femmes ?

Isabelle Rome : Nous avons identifié des violences peu connues et oubliées. Dans le monde, les violences exercées contre les femmes sont si nombreuses qu’on pourrait parler de massacres de femmes. Il y a deux grands types d’atteintes, très souvent cumulatives : d’une part, les atteintes aux libertés fondamentales : en Afghanistan par exemple, les femmes n’ont pas le droit d’aller à l’école, de travailler, de rire, de paraître au balcon de leur appartement. Elles vivent un enfermement total, forcément propice aux violences sexistes et sexuelles. D’autre part, dans les situations de guerre, les viols visent spécifiquement les femmes. L’humiliation d’un peuple se traduit souvent par le viol de ses femmes. Enfin, les mariages forcés, les mutilations sexuelles et l’excision portent atteinte à l’intégrité des femmes. On ne leur permet pas de choisir leur conjoint ni même d’être des femmes à part entière.

Juliette Mel : Avant de faire cette BD, j’avais des idées préconçues sur certains pays, que je pensais très ouverts ou au contraire plus fermés. Certains pays africains m’ont étonnée pour leur ouverture d’esprit. À l’inverse, j’ai découvert à quel point la situation des femmes indiennes était dramatique. Certaines ne sont pas nourries, sont vendues. C’est à la limite de l’esclavage et il est nécessaire d’en parler ! Tout le monde est au courant du sort des femmes afghanes ou iraniennes, mais je ne suis pas sûre que tout le monde sache ce que vivent les Indiennes ou les Yéménites. Quand on réalise ce que vivent les femmes dans d’autres pays, on se dit qu’il fait bon vivre en France. J’y pense très souvent quand je fais du jogging à 6 h du matin sans être importunée d’aucune sorte et sans courir aucun danger.

AJ : Votre BD rappelle aussi qu’une seule décision a été rendue par la Cour pénale internationale (CPI) au sujet du viol des femmes…

Juliette Mel : Pour moi, cette unique décision de la CPI est surtout révélatrice d’une faillite généralisée du droit international et pose la question de la pertinence et de l’efficacité du droit international pénal. Les crimes de guerre demeurent pour l’essentiel impunis, pas uniquement ceux qui concernent les femmes.

Isabelle Rome : Le viol a été reconnu par la jurisprudence internationale comme crime de guerre mais n’est quasiment pas puni. Depuis la création de la CPI, il y a effectivement eu une seule condamnation rendue pour des faits commis 18 ans plus tôt en RDC. Le viol demeure le crime le plus impuni dans toutes les sociétés : cela doit questionner l’état du monde. J’aimerais qu’on parvienne un jour à une justice spécialisée sur le plan international, qui pourrait intervenir rapidement, avec des moyens d’enquête particuliers pour les viols comme crimes de guerre. Cela permettrait de réparer les vivantes et pas seulement d’indemniser les mortes. Si le viol reste massivement impuni, c’est parce que les sociétés dans leur ensemble considèrent que les viols ne constituent pas les faits les plus graves. Certes, les femmes violées restent vivantes. Mais les victimes sont nombreuses à dire qu’elles se sentent mortes à l’intérieur. Si l’on s’indigne de cette mort intérieure, il faut se mobiliser au plan international mais aussi au sein de chacune de nos sociétés pour que le viol soit davantage puni. C’est une question d’humanité.

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