Seine-Saint-Denis (93)

« En matière d’accès à l’éducation, la France doit être fidèle à ses idéaux »

Publié le 05/11/2020

Elle s’est fait connaître avec son livre Je suis Tsigane et je le reste. Anina Ciuciu, avocate venue de Roumanie, issue d’une famille rom, a connu les difficultés de la vie en bidonville. Elle s’est accrochée contre vents et marées, avant de passer par les bancs de l’université Jean-Moulin (Lyon 3) puis de réusssir l’examen du barreau de Paris. Présidente de l’ASET 93, une association qui lutte contre les obstacles à la scolarisation des enfants éloignés de l’école sur le territoire de Seine-Saint-Denis (93) et Marraine du Collectif #ÉcolePourTous, elle milite en faveur d’une éducation véritablement inclusive. D’ici 2021, elle souhaiterait rejoindre un cabinet d’avocats afin de continuer son combat devant les tribunaux. Violences policières, violences écologiques : elle s’intéresse également au contentieux de masse, dans l’espoir d’obtenir des changements structurels de la société.

Les Petites Affiches : Pourquoi ce sujet vous touche-t-il autant ?

Anina Ciuciu : C’était mon rêve de pouvoir devenir avocate, et dès que j’ai pu, j’ai décidé de consacrer une grande partie de mon temps à la cause des enfants et des jeunes, pour qu’ils puissent également réaliser leurs rêves. Cela passe forcément par l’éducation.

Par mon histoire, j’ai connu des difficultés. Dans ma famille, on a dû se battre pour avoir un logement stable et digne. Mes parents ont tout sacrifié pour nous, ils sont partis de Roumanie à cause du racisme qu’ils subissaient et qui leur a fait perdre leurs métiers respectifs, comptables et infirmiers, pour s’installer en France, à Bourg-en-Bresse. Ils ont dû se battre également pour avoir le droit de travailler en France (à l’époque la Roumanie était encore hors UE). Ils n’ont jamais rechigné à travailler dans des abattoirs, à être femme de ménage. Ils voulaient plus que tout nous offrir de meilleures conditions de vie. Ils avaient un certain idéal de la République française et ne s’attendaient certainement pas à cet accueil. Personnellement, j’y crois encore, et je veux tout faire pour que la France soit fidèle à cet idéal. Cette promesse qu’elle fait à chaque enfant, je veux qu’elle la tienne. Malheureusement, il ne suffit pas de déclarer que tout enfant a le droit d’être scolarisé – le principe fondamental de l’égal accès à l’instruction est pourtant écrit dans la Constitution – pour que cela soit véritablement effectif.

LPA : Vous n’agissez pas seule. Dites-nous en plus sur l’association que vous présidez et le collectif #ÉcolePourTous ?

A.C. : Ce sont deux choses parallèles. L’association que je connais depuis 2014 et dont je suis devenue présidente en 2018, fait de la médiation scolaire auprès d’enfants vivant dans une extrême précarité, dans des squats, des bidonvilles, des hôtels sociaux. En ce moment notamment, les enfants suivis viennent de Palestine, de Syrie, d’Égypte, d’Europe de l’Est. En parallèle du travail des médiateurs scolaires qui aident les familles à lutter contre les difficultés socio-administratives, les deux éducatrices qui sont également enseignantes aident à rattraper le retard pris sur les enseignements fondamentaux. Ce travail de médiation prend du temps, mais il permet de faire la transition en attendant une scolarisation à l’école publique. Il existe deux tranches d’âge : les 3-6 ans et les 7-16 ans. Ce sont la plupart du temps des enfants qui n’ont pas du tout été scolarisés ou si cela a déjà été le cas, en pointillé.

Quatre médiateurs travaillent aux côtés des familles pour les démarches administratives d’inscription, et créent du lien entre l’école et les familles. Les deux éducatrices sont de jeunes mamans, qui ont elles-mêmes vécu dans une extrême précarité et ont décidé de se battre pour que plus aucun enfant ne rencontre les mêmes difficultés.

LPA : Comment réagissent les parents de ces enfants ?

A.C. : L’association fait tout ce travail aux côtés des parents, qui participent de plus en plus. Ils sont aussi membres du conseil d’administration de l’ASET 93, ce qui nous tient beaucoup à cœur. Ils sont plus que combatifs et courageux, car il existe mille et une raisons d’abandonner le combat. Dans ces conditions, suivre une scolarité est très compliqué, entre les problèmes liés au domicile, la barrière de la langue, l’instabilité du logement causée par les expulsions continuelles. La continuité pédagogique est très compliquée à garantir. Mais moi, quand je vois ces enfants, je vois des futurs avocats, de futurs médecins, de futurs architectes. Je ne dois plus être perçue comme une exception ! Toute cette violence, c’est une violence à laquelle j’ai été confrontée. Mais depuis quelques mois, le travail de l’ASET 93 est facilité par une avancée.

LPA : Quelle est cette victoire ?

A.C. : Le collectif #ÉcolePourTous dont j’ai l’honneur d’être la marraine, a réussi, avec le soutien d’UNICEF, du Défenseur des droits et de plusieurs députés, à obtenir un décret, celui du 29 juin dernier, qui simplifie les pièces exigibles lors de l’inscription à l’école. C’est presque un miracle : en seulement deux ans, le collectif #ÉcolePourTous a réussi à remporter un combat. Tout a commencé lorsque j’ai réalisé que les jeunes que j’avais rencontré sur ma route, même d’horizons différents, partageaient avec moi le même vécu. Nous avons décidé de prendre nos destins en main, et c’est ainsi qu’est né le collectif, le 20 novembre 2018. Il a obtenu que les inscriptions ne dépendent plus de certains documents comme la domiciliation, que tous les enfants ne peuvent tout simplement pas fournir, ou des documents d’identité, qui auraient été perdus dans un naufrage. C’est une énorme avancée : désormais, une simple attestation sur l’honneur suffit. Il n’y a plus d’excuses pour refuser de scolariser des enfants ! Encore récemment, le maire de Vertou (près de Nantes) a déclaré en public son refus de scolariser 50 enfants qui vivent dans un bidonville qui risque d’être démantelé. Mais ces mairies sont dans l’illégalité ! Ces décisions, discriminatoires, sont contestables en justice, comme cela a été le cas pour Francesca, une petite fille rom de 4 ans, à qui la mairie de Stains avait refusé l’inscription. Finalement, en déposant un recours, la mairie a été contrainte en quelques jours de finaliser son inscription. Elle va désormais à l’école. Il faut que les mairies le sachent : à chaque fois que nous ferons face à un refus, nous irons en justice pour que les enfants soient scolarisés. Nous demandons l’application du droit et de la justice, qui sont de notre côté. Rien de plus, mais rien de moins !

Illustration de l'éducation
Rassco / AdobeStock

LPA : Quelles sont les mesures concrètes que vous recommandez pour faire avancer la cause ?

A.C. : Le collectif #ÉcolePourTous a défini 6 mesures pour garantir l’égal accès aux enfants à l’école, qu’ils soient des mineurs isolés, des enfants vivant dans des squats, des enfants du voyage, ou vivant de façon générale dans une grande précarité. La première d’entre elles était la simplification de l’accès à l’école.

Concernant la médiation scolaire, grâce au soutien de la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (DIHAL), de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), et de Romeurope, 31 postes de médiateurs scolaires ont été créés en France, à l’échelle du territoire national. C’est bien mais ce n’est pas suffisant. Cela concerne plusieurs milliers d’enfants. D’après les chiffres de la Cour des comptes croisés avec ceux du Sénat, du Défenseur des droits et du Samu social de Paris, ce sont 100 000 enfants, au bas mot, qui sont exclus du droit à l’éducation, et c’est sans doute bien en deçà de la réalité. Ce sont des enfants dont tout le monde se fout, dans l’angle mort de la société et du gouvernement. Grâce au travail du collectif #ÉcolePourTous, une mission interministérielle sur les entraves à la scolarisation des jeunes et des enfants en situation de grande précarité devrait débuter dans le courant de l’automne, afin que le gouvernement s’en saisisse et mette en place des solutions très concrètes.

Nous demandons également une trêve scolaire, avec l’arrêt des expulsions d’habitations pendant l’année scolaire. Nous exigeons l’application du principe de la présomption de minorité pour les mineurs isolés étrangers car normalement ces enfants devraient être protégés et scolarisés. Or ils sont laissés pour compte. Ils risquent leur vie pour venir en France et aller à l’école. Douter automatiquement de leur minorité est une mesure inefficace et destructrice pour ces jeunes et qui est parfaitement injuste quand on sait que 80 % des recours à Paris se soldent par une reconnaissance de minorité. Quel temps perdu ! La France doit être courageuse et renforcer ses valeurs face aux dérives de l’extrême droite.

Nous soutenons l’automatisation du contrat jeune majeur qui prend le relais de la protection de l’enfance. Je pense à Saifoulaye Sow, un jeune Guinéen membre du collectif qui a vécu l’enfer libyen, a vu son frère se faire tuer sous ses yeux, a failli se noyer dans un naufrage et a vécu dans la rue à Paris. Aujourd’hui, il s’est tellement accroché qu’en deux ans, il est entré chez les Compagnons du devoir ! Ces jeunes sont une richesse pour la France, surtout dans des filières pas très attractives mais dont les entreprises ont besoin.

Enfin, nous prônons la lutte contre le harcèlement raciste dans les écoles, puisque ces enfants font l’objet de propos insultants, se retrouvent isolés… Moi-même j’ai eu une classe entière contre moi. Cela favorise le décrochage scolaire. Nous avons donc construit un module de sensibilisation dans les écoles, afin d’impliquer les autres élèves et leur montrer qu’ils peuvent agir à leur échelle, dans une logique bienveillante. À terme, nous aimerions que des établissements s’engagent en faveur des valeurs du collectif et créent un réseau d’écoles inclusives.

LPA 05 Nov. 2020, n° 157e4, p.5

Référence : LPA 05 Nov. 2020, n° 157e4, p.5

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