Hôpital : « 80 % des mouvements de grève sont cassés par les assignations et réquisitions »
Ces derniers mois, de nombreux soignants se sont mis en grève pour dénoncer leurs difficiles conditions de travail. Mais face aux manques critiques d’effectif, les assignations de personnels et les réquisitions de grévistes réduisent le pouvoir de la grève. Rencontre avec Me Bénédicte Rousseau, avocate en droit public, spécialisée dans la défense des syndicats et des salariés du public. Entretien.
Il suffit de taper grève et hôpital dans son moteur de recherche pour faire le tour de France : Murat, Villeneuve-Saint-Georges, Saint-Nazaire, Saint-Dizier, Annonay, Vesoul, Châlon-sur-Saône, Dinan, Roanne, Paris Saclay, Abbeville, Hurson, Fay l’Abbesse… Des préparateurs en pharmacie aux urgentistes pédiatriques, des ambulanciers aux infirmières, on se mobilise principalement contre le manque de soignants, contre les procédures d’économies lancées sur le temps de travail, contre des décisions brutales prises sur le temps de pause ou l’organisation des services… Ces mobilisations portent parfois leurs fruits : en décembre dernier, les grévistes de l’hôpital Beaujon de Clichy ont obtenu la fin des mobilités contraintes. Depuis plusieurs semaines, 50 à 60 d’entre eux étaient grévistes (6 % environ) et dénonçaient une pénurie de personnels et des mobilités imposées aux soignants dans les différents services. En janvier dernier, les urgentistes de Villeneuve-Saint-Georges obtenaient à leur tour après 11 jours de mobilisation : un poste d’infirmier, d’aide-soignant, un poste d’agent d’accueil pour le jour et pour la nuit, un poste de brancardier nocturne et un poste d’infirmier coordinateur. Des postes nécessaires à un service fonctionnant 24 heures/24 et 7J/7.
Mais ces victoires sont l’arbre qui cache la forêt, selon Bénédicte Rousseau, avocate au Barreau de Paris depuis 2009, qui a acquis une solide expérience auprès d’avocats en droit public et d’avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation et s’est spécialisée dans la défense des agents publics. Elle travaille entre autres à casser les assignations ou réquisitions de personnels dans le cadre de mobilisations syndicales. Car oui, en fonction des circonstances, le directeur d’un établissement hospitalier ou le préfet peut contraindre les agents grévistes à reprendre le service pour assurer la présence de suffisamment de personnels afin de garantir un service minimum et la continuité du service public. Un service minimum qui est malheureusement devenu la normalité de fonctionnement dans bien des hôpitaux. Explications.
Actu-Juridique : Les mouvements de grèves de soignants se multiplient dans tous les services, toutes les structures hospitalières. Cela vous étonne-t-il ?
Bénédicte Rousseau : Je travaille au quotidien avec les syndicats et cela ne m’étonne pas, loin de là. Pour les représentants syndicaux comme les salariés, la grève est une revendication historique, mais elle n’est jamais une première intention. Car la grève correspond toujours à des revenus en moins pour des agents qui sont déjà pris à la gorge. Les agents sont tellement à bout dans la fonction publique hospitalière, le dialogue avec la direction est souvent cassé, ils n’ont plus le choix. Le problème dans l’hospitalière, c’est que les mouvements de grève sont souvent cassés par le jeu des assignations et des réquisitions dans le privé. Malgré les apparences, dans mes dossiers, je retrouve moins de conseils pour les grévistes qu’avant, car les directions parviennent à casser la grève en utilisant à leur avantage le principe du service minimum. Casser les assignations et réquisitions n’est pas très facile en ce moment, car les services fonctionnent déjà en service minimum. Dans le cas d’une grève, la direction assigne tous les agents du planning et quand on veut saisir la juge pour faire annuler les assignations, la grève est souvent déjà terminée. Quand la grève dure au moins une semaine, je peux y parvenir mais c’est difficile de tenir aussi longtemps pour les grévistes assignés. Je pense que la grève est un droit constitutionnel menacé dans le secteur hospitalier : 80 % des mouvements de grève sont cassés par les assignations et réquisitions.
AJ : Comment accompagnez-vous les salariés et leurs représentants dans ce contexte électrique ?
Bénédicte Rousseau : Je forme les syndicats pour qu’ils puissent former leur requête eux-mêmes, déjà. Je considère qu’il est important qu’ils apprennent à utiliser le juridique qui doit venir en appui du syndicalisme pour faire valoir leurs revendications, pour accompagner les agents au quotidien. La grève n’est plus un levier très fort depuis que le service minimum est devenu structurel. C’est un cercle vicieux : le manque de personnel implique une souffrance au travail donc des arrêts maladies imputable au service, le manque de personnel est aggravé et les assignations automatiques… et ce mal-être nuit aussi à l’attractivité de ces professions.
La grève, il y a quelques années c’était pour obtenir des droits ; aujourd’hui c’est pour faire respecter le peu de droit qu’il reste aux agents ! Il y a un glissement dans l’outil de revendication sociale, on fait la grève pour se raccrocher aux branches et faire respecter les réglementations sur le temps de travail, la récupération d’heures, d’arrêts maladies… car les logiciels décomptent 7 heures pour les arrêts maladies et considèrent qu’il existe un reliquat de 5 heures pour les gardes de 12 heures Même si la jurisprudence est de notre côté, on doit batailler chaque jour. Je pourrais saisir le Défenseur des droits tous les jours…
AJ : Dans le privé, l’employeur a une obligation de sécurité et de résultat et doit assurer des conditions de travail sécurisées… Pourquoi cela ne fonctionne pas ainsi avec la structure hospitalière ?
Bénédicte Rousseau : En théorie, les agents bénéficient des mêmes protections que les salariés du privé, des outils sont à disposition des agents mais pour faire déplacer l’Inspection du travail, il faut un danger grave et imminent déclenché par un membre du CSE. Avec le décret CSE, j’incite les agents et les représentants à déclencher des enquêtes danger grave et imminent. Surtout depuis que le délit d’entrave a été retiré pour les directeurs d’établissements de santé qui ne risquent plus rien pénalement. Mais pour certains cas, comme le harcèlement moral, par exemple, on peut saisir le juge pénal et viser directement une personne au lieu de l’hôpital, c’est parfois plus simple que le tribunal administratif.
AJ : Que souhaitez-vous pour l’avenir ?
Bénédicte Rousseau : Je veux obtenir des décisions de justice en cour d’appel ou du Conseil d’État qui disent que le déficit ne peut justifier qu’on refuse une assignation. Les personnes sont sacrifiées sur l’autel du service minimum et de la continuité du service public. Ce qui me choque ce sont les assignations généralisées, il n’y a même plus de demande aux non-grévistes ou aux gens en congés. J’ai une bonne visibilité sur la situation car tous les mois j’organise des webinaires avec les organisations syndicales et la situation est toujours plus problématique. Quelle que soit la situation sur place, c’est la continuité de service public qui remporte la mise ; on renonce au droit, il y a de l’autocensure, de l’à quoi bon, la crise sanitaire a fait beaucoup de mal, tout a changé, car on se retrouve avec des réflexes délétères. Mais il y a de bonnes nouvelles malgré tout : j’ai récemment plaidé devant le tribunal administratif de Poitiers pour mettre en demeure le CHU d’installer sous trois mois un compteur d’heures pour les internes (10 % des internes faisaient plus de 80 heures). C’est bon signe !
Référence : AJU017g5
