Jeux olympiques : la France médaille d’or de la régression des libertés individuelles ?
Du 13 au 26 juillet prochain, il faudra un QR code pour circuler dans la zone sécurisée relative à la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques. À cet effet, la réglementation des « fichiers des résidents des zones de sécurité » vient d’être modifiée par un arrêté du ministère de l’intérieur le 3 mai dernier. Et cela devrait nous inquiéter, alerte Me Pierre-Eugène Burghardt.
Paris, 13 mai 2024, 20 heures : en quelques secondes, l’alarme stridente des téléphones est venue briser le silence. Un lundi soir dans les théâtres, les salles de cinéma ou les restaurants. Inquiets, les parisiens se trouvant à proximité de la Seine ont pu découvrir un titre « Alerte extrêmement grave » suivi d’un plus surprenant message promotionnel du dispositif sécuritaire mis en place pour les jeux olympiques.
La seule lecture du titre a fait rejaillir, le temps d’un instant, le souvenir douloureux des événements du 13 novembre 2015. Loin de faire son mea culpa sur cette intrusion dans la vie privée de milliers de parisiens, le ministère de l’Intérieur et la Préfecture de police assument avec une certaine morgue « à événement exceptionnel, dispositif exceptionnel ». Circulez, il n’y a donc rien à voir.
Si les certitudes de ces hauts fonctionnaires sur le bien-fondé de leur détournement des dispositifs d’alerte laissent songeur, cela dénote au-delà un changement de paradigme qui mérite d’être relevé et qui doit inquiéter. À l’heure où tout évènement est par nature exceptionnel, l’État justifie et légitime l’immixtion dans la sphère privée, sans aucun contrôle préalable ni motif sérieux, au moyen des nouvelles technologies comme la géolocalisation et les smartphones.
Une régression continue des libertés individuelles
Plus largement, cette intrusion dans nos vies privées, ce 13 mai 2024, n’est que le symptôme le plus visible d’une régression continue et ininterrompue des libertés individuelles. Les jeux olympiques font, à cet égard, figure de phase de test pour dessiner cette société de demain comparable au panoptique de Jeremy Bentham : cameras intelligentes, QR code, traçage et justification des déplacements puisque, pour les autorités chargées de la sécurité publique, toute action du citoyen, tout propos, tout déplacement est par nature suspect.
Dans cette perspective, le ministère de l’Intérieur a pris, dans une quasi-indifférence, un arrêté unique le 3 mai 2024 portant refonte de l’arrêté du 2 mai 2011 relatif aux traitements automatisés des données à caractère personnel dénommés « fichiers des résidents des zones de sécurité » créés à l’occasion d’un événement majeur.
Celui-ci octroie au directeur général de la police nationale, au directeur général de la gendarmerie nationale et au Préfet de police de Paris, des pouvoirs exorbitants du droit commun à savoir l’autorisation de mise en œuvre des traitements de données de ces fichiers (art. 1). Ces registres ainsi générés permettent ensuite l’élaboration et l’obtention du laissez-passer utile pour accéder aux zones préalables définies par les autorités.
Pour circuler aux abords de la Seine de la rive droite à la rive gauche, du 13 au 26 juillet, tous les citoyens auront donc l’obligation de s’enregistrer sur la plateforme de traitement en fournissant non seulement leur nom et prénom, mais aussi notamment photographie, justificatif de domicile et motifs d’un tel déplacement.
Des données conservées dans « un délai de trois à compter de la fin de l’événement »
Vouloir franchir la Seine pendant cette période impose donc à se conformer à ces dispositions et expose éventuellement à une enquête administrative.
La surprise réside en son article 3 puisque celui-ci prévoit que les données ainsi renseignées seront conservées durant « un délai de 3 mois à compter de la fin de l’événement » soit en l’occurrence jusqu’au 3 décembre 2024 – trois mois après la fin des paralympiques.
Comment comprendre cette conservation extensive d’un fichier aussi sensible ? Deux inquiétudes majeures se font jour.
Il est d’abord indéniable que le procédé est gravement attentatoire à la liberté d’aller et venir et à la vie privée. Les autorités policières disposeront des motifs de déplacements de plusieurs dizaines de milliers de personnes dans une durée parfaitement excessive et dérogatoire du droit commun. Devoir justifier d’un rendez-vous médical ou chez son avocat porte atteinte au secret médical et au secret de l’avocat, pourtant pierre angulaire de notre démocratie. Il ne peut être exclu, concernant les avocats, que certains clients se voient refuser le laissez-passer – pour des cabinets situés en zone sensible – en raison de leurs antécédents judiciaires.
L’usage des photographies suscite une particulière inquiétude
La conservation extensive des photographies suscite ensuite une profonde inquiétude des acteurs de la conformité au premier rang duquel la Commission nationale de l’informatique et des libertés. Dans son avis du 25 avril 2024, elle faisait valoir ses préoccupations sur le projet d’arrêté : « la CNIL souligne que le traitement de la photographie, qui permettra une plus grande rapidité du contrôle à l’entrée de la zone, n’apparaît nécessaire que lorsque, comme pour les jeux olympiques, un grand nombre de personnes sont attendues simultanément dans la zone. Elle invite le ministère à préciser l’arrêté sur ce point en limitant le recueil de la photographie à ces seuls cas » (Délibération n° 2024-034 du 25 avril 2024).
Or, la lecture de l’arrêté du 3 mai 2024 précité révèle un flou juridique dans sa rédaction quant à l’utilisation de ces données. Si ce texte prévoit à son article 4 les conditions d’accès et les destinataires de ces données, comment comprendre qu’aucune disposition ne soit relative à l’utilisation de ces données personnelles ? Cela est préoccupant quand on connaît la mise en place de la vidéosurveillance algorithmique rendue possible par la loi à l’occasion des jeux olympiques, et cela de manière unique en Europe. Est-ce à croire que les photos de plusieurs dizaines de milliers de citoyens seront utilisées pour d’autres usages comme l’entraînement de ce système de vidéosurveillance utilisé dans ces zones ? La question mérite d’être posée.
La légèreté juridique dans l’encadrement de ces dispositifs sécuritaires devant intervenir tout au long des jeux olympiques constitue une préoccupation majeure et un précédent dangereux dans une société qui vit au rythme d’évènements sportifs et extra-sportifs. L’extension de ces mesures à l’ensemble du territoire français jusqu’à la Nouvelle-Calédonie, qui n’abrite pourtant aucune épreuve de cette compétition, tend également à accréditer l’hypothèse d’une pérennisation (art. 8-1).
Face à la potentialité de telles dérives, le Parlement qui a décidé d’une mission d’information sénatoriale sur l’application de la loi du 19 mai 2023 relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024, devra nécessairement mener a posteriori une évaluation rigoureuse de ces mesures d’ores et déjà détournées comme le dispositif d’alerte depuis mis en sourdine. A défaut, la sortie des jeux olympiques, dans la perspective de la présidentielle, risque d’être amer et pourrait bien sonner le glas des libertés individuelles.
Référence : AJU439544