Le Conseil d’état examine un nouveau recours contre l’interdiction de l’abaya à l’école
Ce mardi 19 septembre, plusieurs associations et syndicats ont de nouveau contesté la circulaire interdisant l’abaya (et sa version masculine le qamis) à l’école, alors même que la haute juridiction s’était déjà prononcée le 7 septembre dernier sur ce sujet. Explications.
Non bis in idem, dit un adage du droit français. En clair, on ne juge pas deux fois la même chose. Pourtant, le Conseil d’État a examiné ce mardi après-midi pour la deuxième fois en 15 jours la circulaire du 31 août interdisant le port du qamis et de l’abaya à l’école. Comment est-ce possible ? En réalité, il s’agit de deux procédures différentes.
Le premier recours, à l’initiative de l’association Action droits des musulmans était un référé-liberté visant à suspendre le texte au motif qu’il portait une atteinte grave et manifestement disproportionnée à une liberté fondamentale (lire notre compte-rendu d’audience ici). Il a donné lieu à un rejet deux jours plus tard, le Conseil d’Etat estimant qu’interdire à l’école en application de la loi de 2004 ce vêtement qui manifeste ostensiblement une appartenance religieuse ne portait pas atteinte à une liberté fondamentale (la décision peut être consultée ici).
La recevabilité discutée de SUD, du SAF et de l’UNEF
Le nouveau recours, initié par La voix lycéenne, Le poing levé et le syndicat Sud Education, rejoints par le Syndicat des avocats de France et l’UNEF, est un référé-suspension. Cette fois, les requérants invoquent l’existence d’un doute sérieux sur la légalité de la décision. C’est la même formation de trois conseillers qui a examiné ce nouveau recours.
Première question avant d’entrer dans le vif du sujet, celle de la recevabilité des requêtes. S’il ne conteste pas celles de La voix lycéenne et du Poing levé, en revanche, le ministère de l’Éducation rappelle, s’agissant de Sud Education, que les syndicats de fonctionnaires n’ont pas qualité pour attaquer les circulaires de leur autorité hiérarchique, sauf si elles portent atteinte à leurs droits et prérogatives ou à leurs conditions de travail. Mais justement, cela a un impact, répond l’une des avocates* des requérants, puisque l’interdiction de l’abaya fait peser sur les fonctionnaires la double obligation d’identifier les porteurs de cette tenue et d’engager, le cas échéant, une procédure disciplinaire à leur encontre. Une autre avocate surenchérit : le personnel lui-même ne peut pas porter la tenue, d’ailleurs une femme a été renvoyée chez elle par son établissement à cause d’une robe pourtant colorée et à manches mi-longue (la circulaire contestée retient la définition du Robert : « Long vêtement féminin qui couvre l’ensemble du corps, à l’exception du visage et des mains, traditionnel dans certains pays de culture musulmane »). Pas convaincu, le président rappelle aux requérants que la circulaire ne concerne que les élèves. Il ne voit pas davantage le lien entre la cause et le Syndicat des avocats de France, ni avec le syndicat étudiant UNEF. Ces deux organismes n’étant pas représentés à l’audience, personne parmi les requérants ne peut répondre.
Erreur d’appréciation et abus de pouvoir
Le président passe donc à l’examen de la condition d’urgence justifiant le recours en référé. « A l’époque du référé-liberté, nous étions en pleine rentrée scolaire, ce n’est plus le cas, donc en quoi le fait d’interdire un vêtement dont vous soutenez qu’il n’est pas religieux caractérise-t-il une atteinte grave et immédiate à des intérêts ? » interroge-t-il. L’exclusion irrégulière de plusieurs jeunes filles sans procédure préalable et les discriminations auxquelles la circulaire a donné lieu, répond l’une des avocates qui s’en rapporte aux articles de presse versés au dossier.
« Oui, mais quelle est l’urgence maintenant ? » insiste le président.
L’avocate concède qu’elle n’a pas de remontées exhaustives, mais cite les élèves stigmatisées pour une jupe trop longue, un pantalon et un pull trop larges. Le caractère vague de la définition de l’abaya dans la circulaire a soulevé des injustices en pratique engendrant exclusion, mal-être et stigmatisation. Comme l’association à l’origine du premier recours, celles qui ont engagé le second contestent le passage de l’abaya et du qamis de la catégorie de signe religieux par destination (autrement dit en fonction du comportement de l’élève), à signe religieux par nature (à l’instar de la grande croix, de la kippa, ou du foulard). Pour les requérantes, c’est une erreur d’appréciation, car la nature religieuse de l’abaya fait débat, doublée d’un abus de pouvoir du ministre dont la mission, selon elles, ne consiste pas à définir ce qui est religieux ou pas.
Plus que cinq élèves en abaya lundi
Interrogé par le président, le représentant du ministère rappelle que tous les établissements limitent la liberté vestimentaire, laquelle n’est pas une liberté fondamentale, de sorte que la condition d’urgence ici n’est pas remplie. Quant aux difficultés d’application, il y a eu une forme de « test d’application » le jour de la rentrée avec près de 300 élèves qui se sont présentées en abaya et 67 qui ont refusé de l’enlever, mais la situation s’est très vite apaisée, précise-t-il. Ainsi apprend-on qu’on n’en comptait plus que 9 élèves en abaya mardi 12 septembre, et 5 lundi 18 septembre. Le dialogue fonctionne, se félicite le représentant du ministère qui ajoute : aucune sanction n’a été prononcée. Forcément, rétorque-t-on côté requérants, « une procédure disciplinaire prend du temps, il ne peut pas y avoir encore de sanctions ».
Le président s’interroge sur la nature exacte du préjudice, dès lors que le ministère a expliqué lors de la précédente audience qu’aucune élève en abaya n’était renvoyée chez elle. La procédure veut qu’elle soit accueillie, et installée dans une salle où elle pourra travailler. C’est uniquement l’accès à la classe qui est impossible. Le ministère confirme qu’une exclusion ne peut intervenir qu’au terme d’une procédure disciplinaire. « Il y a eu des exclusions ante et donc irrégulières » rétorque une avocate. Par ailleurs, il est possible que des procédures d’exclusion soient en cours, estime-t-elle, sans compter l’atteinte psychologique subie par les élèves.
L’abaya religieuse par nature uniquement dans les écoles françaises
Il est temps de se pencher sur la deuxième condition de recevabilité du recours, à savoir l’existence ou non d’une erreur manifeste d’appréciation. « Le secteur scolaire en France est le seul lieu où l’abaya est religieuse, explique l’une des avocates des requérants. Il n’existe pas de signe religieux par nature qui ne le serait que dans un lieu particulier. D’où l’erreur manifeste d’appréciation ». En réalité, la loi de 1905 n’autorise pas le ministre à déterminer ce qui est religieux ou non, c’est une ingérence contraire au principe de séparation des églises et de l’état, ajoute-t-elle.
« La circulaire porte sur l’école, donc ce qui se passe dehors est hors sujet » recadre le président en réponse à l’argument tiré de ce qui est religieux ou non dans le monde. « Le ministre ne fait que dire comment la loi s’applique dans les établissements publics, c’est son rôle, répond le représentant du ministère. Si au contraire il demandait à l’autorité cultuelle de le faire, c’est là qu’il y aurait un problème ». Il rappelle au passage que le même débat avait eu lieu en 2004 sur le caractère religieux ou non du voile. « Il suffirait donc que le Conseil français du culte musulman (CFCM) dise que le voile n’est pas religieux pour qu’on puisse de nouveau le porter à l’école » souligne-t-il. Si le qamis et l’abaya ont changé de catégorie entre novembre 2022 et août 2023, c’est parce que les chefs d’établissements ont ont observé une explosion du nombre d’élèves portant l’abaya sous la pression des influenceurs.
« Donc si demain un influenceur dit que le vert c’est l’islam, le ministre pourra considérer que le vert est un signe religieux par nature ? » ironise une avocate. Sur les 298 élèves venues en abaya à la rentrée, seules 67 ont refusé de l’ôter, manifestant ainsi un comportement religieux (les deux indices d’un vêtement religieux par destination, selon le conseil d’État; sont le port de la tenue par l’élève tous les jours et le refus de l’ôter). On ne peut pas préjuger de la nature religieuse d’un vêtement sur le seul fondement d’un si petit échantillon, observent encore les requérants. Mais le ministère a une tout autre analyse de la situation. Selon lui, si de nombreuses élèves ont accepté de retirer l’abaya, c’est grâce au dialogue avec les chefs d’établissement qui ont su les convaincre d’ôter ce vêtement religieux pour entrer dans l’école.
Une évaluation au faciès ?
L’autre critique des requérants porte sur l’imprécision du texte qui serait source de discriminations. Comment dire en effet si une tenue longue est une abaya ou juste une robe ? « C’est possible mais alors cette apparence est forcément en lien avec le faciès, l’origine : toutes les élèves qui ont eu un problème sont non-blanches » précise une avocate. Le ministre réduit les élèves à leurs convictions réelles ou supposées, alors que des adolescentes en construction peuvent avoir beaucoup d’autres raisons de porter ce type de vêtement, ajoute une autre qui explique : « les pratiques vestimentaires sont des affirmations d’identité personnelle sans pour autant constituer des outils de prosélytisme ; la volonté de cacher son corps revient souvent. Le ministre dit que la pudeur a un fondement religieux, mais elle peut découler de complexes adolescents. Dès lors, on retire le droit aux seules élèves musulmanes d’être pudiques, c’est là que se loge la discrimination ».
Ces arguments ont déjà été avancés lors de la précédente audience, et comme la dernière fois, le ministère répond que le classement de l’abaya en vêtement religieux par nature réduit au contraire la marge d’appréciation des chefs d’établissements puisqu’ils n’ont plus à se demander si un élève le porte pour un motif religieux ou non, dès lors que c’est purement et simplement interdit.
La décision sera rendue dans « quelques jours » a indiqué le président à la fin de l’audience.
*Les requérants étaient représentés par, Me Clémence HOURDEAUX, avocate au CE au titre de la permanence, Me Lucie SIMON, avocate à la cour, Me Clara GANDIN, avocate à la cour, Me Marion OGIER, avocate à la cour et M. Ephram BELOEIL, représentant de La Voix Lycéenne
Référence : AJU390301