Paris (75)

Les droits de l’Homme et le droit humanitaire : une matière au cœur de l’actualité

Publié le 14/08/2023

Assas

Depuis 1995, le Centre de recherche sur les droits de l’Homme et le droit humanitaire (CRDH) encadre des activités de recherche individuelles et collectives donnant souvent lieu à des publications. Ces activités sont animées par quatre enseignants-chercheurs titulaires, les professeurs Olivier de Frouville et Sébastien Touzé, les maîtres de conférences Sarah Jamal et Laurent Trigeaud, et un professeur émérite, Emmanuel Decaux. En 2023, la professeure Julia Grignon est venue renforcer l’équipe en prenant la responsabilité de la clinique juridique. Une quarantaine de doctorants de toutes nationalités y préparent également leur thèse et une douzaine de chercheurs associés participent régulièrement aux projets du Centre, tels que des colloques, des journées d’étude ou des conférences. Entretien avec son directeur, Olivier de Frouville.

Actu-Juridique. Quelle est l’origine du Centre de recherche sur les droits de l’Homme et le droit humanitaire ?

Olivier de Frouville : Le centre a été créé en 1995 par Mario Bettati et Gérard Cohen-Jonathan, qui étaient tous les deux professeurs à l’université Paris-Panthéon-Assas. Mario Bettati était un grand spécialiste du droit humanitaire. Il a théorisé la notion de « droit d’ingérence » que Bernard Kouchner a repris et promu auprès des Nations unies lorsqu’il était ministre de la Santé et de l’Action humanitaire au début des années 90. Gérard Cohen-Jonathan était un des premiers auteurs à s’intéresser de très près à la Convention européenne des droits de l’Homme. Il fut l’un des pionniers sur ce sujet. Ils avaient donc tous deux des légitimités fortes à créer le CRDH comme Centre de recherche spécialisé sur le droit international des droits de l’Homme et le droit international humanitaire.

AJ : Brièvement, quelle est l’histoire de l’enseignement des droits de l’Homme ? Comment expliquer que cette matière ait le vent en poupe ?

Olivier de Frouville : Pendant longtemps, l’enseignement des droits de l’Homme se limitait aux « libertés publiques », à partir du droit interne et notamment du droit administratif puis du droit constitutionnel. Quant au droit humanitaire, il était surtout enseigné dans les académies militaires en tant que droit applicable aux conflits armés. Sur le plan international, la période de la guerre froide a maintenu la question des droits humains prisonnière du débat entre « démocraties libérales », favorisant les droits civils et politiques, et « démocraties populaires » et pays du « tiers-monde », qui défendaient la priorité des droits économiques et sociaux. Tout s’est en quelque sorte débloqué dans les années 90, avec la libéralisation des pays de l’Est et du Sud, et le développement du rôle de la société civile. L’intérêt pour les droits de l’Homme mais aussi le droit humanitaire ou la justice transitionnelle a gagné les sociétés. L’apparition de lignes de financement dédiées, notamment de la part de l’UE ou d’autres bailleurs, a aussi accéléré la professionnalisation dans ces domaines, ce qui a entraîné un besoin de formation spécialisée.

Le mouvement semble irréversible, même si depuis le début des années 2000 nous avons assisté à plusieurs phases de régression, notamment dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme » à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Depuis une quinzaine d’années aussi, on assiste à un spectaculaire « rétrécissement » de l’espace public dans nombre de pays : la liberté d’association mais aussi la liberté de réunion sont attaquées frontalement, particulièrement par les pouvoirs autoritaires mais pas seulement. Les États multiplient l’adoption de législations qui interdisent ou limitent drastiquement la réception de fonds de bailleurs étrangers ou d’organisations internationales. Au pire, le fait de recevoir de tels financements conduit à être accusé d’être un « agent de l’étranger », comme en Russie. Ces États utilisent le nationalisme ou des arguments pseudo-culturalistes pour réprimer les défenseurs des droits de l’Homme. Cela ne décourage pas pour autant les étudiants et c’est une bonne chose. Nous avons toujours plus de candidatures chaque année pour le master, avec des étudiants d’un très bon niveau et motivés. Les étudiants savent qu’il y a des débouchés malgré un contexte international difficile. Par ailleurs, nos étudiants sont en général engagés, leur candidature s’accompagne d’une prise de conscience de l’enjeu que constitue la défense des droits de l’Homme ou le respect de la dignité dans les conflits. Le choix de ce master se fait rarement par défaut, il correspond à un cheminement personnel.

AJ : Vous êtes devenu le directeur du CRDH en 2014, quel bilan faites-vous en presque dix ans ?

Olivier de Frouville : Lorsque j’ai repris la direction du Centre, il jouissait déjà d’une solide réputation dans notre domaine, grâce à l’action des fondateurs, mais aussi d’Emmanuel Decaux (directeur de 2003 à 2014) qui a créé le Master 2 Droits de l’Homme et droit humanitaire et lancé une série de colloques internationaux qui ont fait date. Il a notamment établi la réputation du CRDH comme centre de recherche de référence sur l’activité des Nations unies en matière de droits de l’Homme. Nous sommes les seuls en France et un des rares en Europe et dans le monde à effectuer un tel suivi. Emmanuel Decaux a également commencé des activités en droit international pénal – une matière qui faisait encore l’objet de peu d’études systématiques à la fin des années 90, ainsi que sur le thème plus spécifique des disparitions forcées. Déjà, le Centre accompagnait la pratique, puisque ces colloques et journées d’étude ont accompagné le processus de rédaction et de ratification de la Convention des Nations unies sur les disparitions forcées. Une autre initiative importante a été la création d’une des premières revues en ligne gratuite, la revue Droits fondamentaux, qui en est à son 21e numéro.

Lorsque j’ai repris la direction du Centre en 2014, il s’agissait de préserver cet héritage et de le développer plus avant. C’est ce que nous avons fait en structurant davantage les axes de recherche, tout en restant ouverts aux nouvelles thématiques émergentes. Nous avons aussi développé l’activité doctorale en obtenant plus de contrats doctoraux et en cherchant à constituer des pôles autour d’un certain nombre de thématiques fortes pour permettre une émulation entre les étudiants. Sur le plan de la recherche collective, l’idée était de créer plus de régularité avec deux rendez-vous annuels : le colloque international du CRDH, qui se déroule tous les ans en automne, et les Journées de la justice pénale internationale, en début d’année (co-organisées par le Centre Thucydide et l’Institut de Criminologie et de droit pénale de Paris, ICP). Chaque événement scientifique donne lieu à une publication, soit sur papier, avec la collection que nous avons créée avec les éditions Pedone (« collection des publications du CRDH »), soit en ligne, dans la revue Droits fondamentaux. Sur le plan de l’enseignement, le développement le plus marquant est sans aucun doute la création, il y a deux ans, d’une formation de master en deux ans, avec une mention spécifique « Droits de l’Homme et Justice Internationale » et deux parcours : « droits de l’Homme et droit humanitaire » et « justice pénale internationale ». Pour créer ce master, nous nous sommes associés avec nos partenaires, le Centre Thucydide et l’ICP.

AJ : Quels sont les différents pôles que vous développez ?

Olivier de Frouville : Ces cinq dernières années, nous avons continué à nous intéresser de près à l’activité des Nations unies en matière de droits de l’Homme, à la justice pénale internationale et aux disparitions forcées en droit international, qui sont en quelque sorte nos thèmes de prédilection. Mais nous avons aussi développé d’autres axes, avec l’enjeu des nouvelles technologies (colloque 2018), les systèmes régionaux (colloque de 2017 et de 2023), les droits de l’Homme dans le contexte des migrations, ou la responsabilité des entreprises… Il y a aussi un axe théorique fort, avec une réflexion de fond sur les transformations du droit international à l’épreuve des droits humains et du cosmopolitisme, qui a été au centre du programme de recherche que j’ai mené en lien avec l’Institut universitaire de France (IUF). Enfin, nous avions quelque peu délaissé le droit humanitaire et nous avons souhaité réinvestir ce champ majeur, alors même que les conflits armés se multiplient. Nos trois derniers colloques annuels ont été consacrés à divers aspects du « droit dans la guerre », y compris à travers un grand colloque en 2019 à l’occasion des 70 ans des Conventions de Genève de 1949.

Pour l’avenir, nous réfléchissons à partir des sujets de nos doctorants et des sujets émergents dans notre discipline : les différentes problématiques liées aux nouvelles technologies sont très présentes. Des étudiants travaillent sur les défis liés à l’intelligence artificielle (systèmes d’armes autonomes ou « robots tueurs ») ou sur la cyberguerre, mais aussi sur l’usage des réseaux sociaux dans les enquêtes sur les crimes internationaux (programme de recherche conduit par Sarah Jamal, en collaboration avec Marie Obidzinski du CRED). Nous gardons également un œil attentif sur des questions aussi diverses que la responsabilité des entreprises en matière de droits de l’Homme, la gouvernance mondiale des migrations, les droits sexuels et reproductifs et les développements récents relatifs aux droits des enfants. Et bien sûr, plusieurs de nos doctorants travaillent sur les enjeux liés à l’environnement et à la crise du climat et de la biodiversité – qui est aussi une crise des droits humains. Une de nos étudiantes travaille par exemple sur le concept de crime environnemental en droit international.

AJ : Les droits de l’Homme et le droit humanitaire sont donc une matière constamment en mouvement ?

Olivier de Frouville : Oui, cela va très vite. Les nouveautés sont nombreuses en plus des axes de recherche plus anciens mais qui connaissent une actualité sans cesse renouvelée. On peut dire que le système des Nations unies est « en crise » pratiquement depuis sa création, et pourtant il ne cesse de connaître de nouveaux développements, les dynamiques sont très fortes et cela demande un suivi régulier. Pareil pour les disparitions forcées : l’initiative d’une convention internationale a été lancée par les ONG et les familles de disparus en 1980… La semaine dernière, l’Assemblée générale a créé un nouveau mécanisme spécial et novateur pour la recherche des personnes disparues en Syrie – pour une grande part victimes de disparitions forcées… On court toujours après une actualité foisonnante, au fil des conférences et des négociations internationales.

AJ : En ce qui concerne le droit humanitaire et les droits de l’Homme, l’inflation réglementaire est-elle un frein ou un moteur ?

Olivier de Frouville : On ne peut plus vraiment parler d’inflation réglementaire aujourd’hui, les grands exercices d’élaboration normative sont derrière nous, avec l’adoption des principales conventions internationales, que ce soit en matière de droits de l’Homme ou de droit humanitaire. Ces conventions sont aujourd’hui pour la plupart largement ratifiées, même s’il reste une marge de progrès pour certaines d’entre elles : on peut penser au Statut de Rome de la Cour pénale internationale (123 États parties), ou à la Convention sur les disparitions forcées (71 États parties). C’est important de garder en vue l’objectif d’universalité. Il y a certes quelques nouveaux sujets qui suscitent de nouveaux processus de négociation, comme la responsabilité des entreprises. Mais pour l’essentiel, il s’agit surtout d’adapter les normes existantes à de nouveaux contextes. Cela s’opère soit par voie d’interprétation, de la part des organes de contrôle comme les tribunaux régionaux ou les comités des Nations unies, soit par voie de « droit souple » (la soft law), avec des « directives » ou « principes » adoptés par le Conseil des droits de l’Homme ou l’Assemblée générale. Ce dont on a le plus besoin aujourd’hui, c’est d’effectivité des normes, d’application concrète. Et sur ce plan, il reste beaucoup à faire. Non pas seulement parce que les États ne « veulent pas » respecter les droits de l’Homme (cela arrive, bien sûr), mais aussi parce qu’on ne diffuse pas assez les normes et qu’on n’a sans doute pas assez réfléchi à la meilleure manière d’en promouvoir l’appropriation en profondeur par les institutions et surtout par la société.

AJ : La théorie compte, mais la pratique encore davantage, non ? Quelle utilisation est faite des résultats de vos travaux ?

Olivier de Frouville : Depuis ses débuts, le CRDH refuse d’établir une frontière entre la théorie et la pratique. Nous produisons un savoir universitaire classique, mais toujours en lien avec la pratique et les praticiens. Cette manière de voir est présente dès l’origine, avec les fondateurs du Centre. Elle s’est poursuivie avec Emmanuel Decaux, qui a servi aux Nations unies au titre de plusieurs mandats et a toujours eu le souci de faire le lien avec la diplomatie française et avec les autres acteurs nationaux, comme la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (dont il a été membre pendant 30 ans) et l’Association Française pour les Nations unies (dont il est vice-président). La génération suivante a poursuivi cette approche, en essayant de maintenir un « pied » dans la pratique : Sébastien Touzé est membre du Comité contre la torture des Nations unies et je suis pour ma part membre du Comité des disparitions forcées après avoir été membre du Comité des droits de l’Homme. Cela nous permet d’entretenir un dialogue continu avec la pratique et les praticiens et de veiller à ce que nos recherches puissent correspondre à leurs attentes et soient utilisables par eux. C’est aussi une valeur ajoutée pour nos étudiants, bien sûr, parce que nous leur délivrons un enseignement vivant et aussi parce que cela facilite les contacts avec leurs futurs milieux professionnels.

AJ : Avez-vous travaillé sur les conséquences du Covid sur les droits humains ?

Olivier de Frouville : Nous n’avons pas travaillé directement sur l’incidence du Covid sur les droits humains, mais plutôt sous l’angle de l’impact de la pandémie sur le fonctionnement et l’effectivité des systèmes de protection des droits de l’Homme. Nous avons publié un dossier spécial à ce sujet dans le n°18 (2020) de la revue Droits fondamentaux. Comme pour beaucoup de centres de recherche, je suppose, le Covid a eu une influence importante et finalement plutôt positive sur notre manière de travailler, puisque cela nous a permis de faciliter les réunions hybrides et la participation à nos colloques et conférences de participants en provenance du monde entier. Pour un centre de droit international, qui travaille avec des personnes de toutes nationalités, c’est très important.

AJ : À des fins d’égalité entre les genres, on entend de plus en plus parler de droits humains à la place des plus classiques droits de l’Homme. Quelle formule utilisez-vous au CRDH ?

Olivier de Frouville : Nous utilisons les deux formules, car il n’existe pas d’accord unanime sur le passage d’une terminologie à une autre au sein du centre. Je suis favorable à une forme d’œcuménisme ou de syncrétisme, comme on voudra ! On laisse les chercheurs et les participants à nos activités choisir le vocabulaire qui leur convient le mieux. La question des mots est évidemment importante, il ne faut pas nier que le langage est sexué et transporte des conceptions particulières, en particulier quant au rôle des femmes dans la société. Pour autant, nous avons tendance à penser que sur un sujet pareil, les questions de fond doivent retenir notre attention en priorité, qu’il s’agisse du sujet des inégalités et de la discrimination ou des droits sexuels et reproductifs – qui font actuellement l’objet de batailles juridiques majeures, que ce soit sur le plan national ou international.

AJ : Les moyens du CRDH sont-ils suffisants ?

Olivier de Frouville : Avec notre budget annuel d’environ 25 000 à 30 000 euros, nous réussissons à produire beaucoup de contenus, des livres, des colloques… Mais au prix d’une certaine suractivité des membres, ce qui n’est pas soutenable sur le long terme. Un départ ou une absence prolongée de l’un des membres pourrait remettre en question notre activité. L’arrivée de la Professeure Julia Grigon – qui était auparavant professeure à l’université de Laval au Québec – est une très bonne nouvelle. Nous espérons pouvoir encore renforcer notre équipe à l’avenir. Nous aimerions répondre à davantage d’appels à projet pour obtenir des financements supplémentaires, mais pour l’instant nous n’avons pas de structures administratives assez solides pour nous épauler. Nous plaçons beaucoup d’espoir dans le renforcement en cours des services centraux de l’université. Les études dans notre domaine de recherche continuent de se développer partout dans le monde. Nous existons depuis presque trente ans et nous sommes bien positionnés pour produire une recherche de qualité, en lien avec la pratique, à la fois pour éclairer les enjeux et pour proposer des solutions. Espérons que cette dynamique se poursuivra. C’est aussi important pour nos jeunes chercheurs qui sont passionnés et passionnants mais auxquels on doit pouvoir trouver des débouchés professionnels.

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