Les progrès du droit au silence devant le Conseil d’État

Publié le 27/05/2025
main sur la bouche

Le droit au procès équitable, garanti tant en droit français qu’en droit européen, connaît des élargissements et enrichissements successifs. Les jurisprudences européennes viennent renforcer les garanties, que les juridictions nationales veillent à appliquer en adéquation avec la nature des procédures. Le droit des sanctions administratives a connu de nombreuses évolutions au cours des deux dernières décennies dans le sens d’une protection accrue des agents publics. En étendant le droit au silence au droit des sanctions administratives, le Conseil d’État renforce les droits de la défense sans répondre à toutes les implications que porte cette extension.

Dès 1996, la Cour européenne des droits de l’Homme affirme que le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination relève des normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable consacrée par ledit article1 (article 6). Quelques années plus tard, la Cour de justice de l’Union européenne souligne : « La Cour européenne des droits de l’Homme a relevé que, même si l’article 6 de la CEDH ne mentionne pas expressément le droit au silence, celui-ci constitue une norme internationale généralement reconnue, qui est au cœur de la notion de procès équitable. En mettant le prévenu à l’abri d’une coercition abusive de la part des autorités, ce droit concourt à éviter des erreurs judiciaires et à garantir le résultat voulu par ledit article 62 ».

Par deux décisions de section, du même jour, le 19 décembre 20243, le Conseil d’État renforce les droits de l’agent public mis en cause dans le cadre d’une procédure disciplinaire. Il consacre ainsi l’obligation d’informer du droit de se taire. Cette jurisprudence protectrice s’inscrit dans la continuité d’évolutions favorables au respect des droits des agents.

C’est la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, partie du bloc de constitutionnalité, qui fonde ce droit. Ainsi, dans son point 2, le Conseil d’État rappelle que l’article 9 de la Déclaration de 1789 dispose : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Il en résulte selon le juge administratif le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Il précise encore que ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition.

Cette évolution est liée à un contexte constitutionnel et européen (I) qui a conduit le Conseil d’État à faire évoluer sa jurisprudence tout en précisant les contours de cette nouvelle garantie (II).

I – Le contexte constitutionnel et européen du droit au silence

Bien que non inscrit formellement dans le texte de la Convention européenne des droits de l’Homme, le droit au silence est intégré par la Cour de Strasbourg dans le champ du droit au procès équitable. Le Conseil constitutionnel, quant à lui, se fonde sur l’article 9 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen pour garantir et étendre ce droit au silence.

L’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales peut être regardé comme une source quasi inépuisable de garanties quant à toute procédure mettant en cause une personne.

Selon cet article fondamental, en son point 1, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice.

Le principe d’autonomie des notions que promeut de longue date la Cour européenne des droits de l’Homme permet en effet d’avoir une lecture extensive de la notion de procès (A). Le Conseil constitutionnel veille quant à lui à une solidification constante des droits de la défense (B).

A – La jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’Homme

La protection du droit de se taire a connu des applications commandées par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. Celle-ci reconnaît un « droit de se taire et de ne point contribuer à sa propre incrimination4 ».

La Cour de justice de l’Union européenne, dans sa traditionnelle protection jurisprudentielle des droits fondamentaux, a posé les jalons du droit au silence dans le cadre du droit de l’Union européenne. Elle était saisie d’un renvoi préjudiciel5, à propos d’un règlement6 et d’une directive en matière de marchés7. La question se posait de savoir si les articles 47 et 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (Charte) imposent, au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme concernant l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH), de respecter le droit au silence dans le cadre des procédures administratives susceptibles d’aboutir à l’infliction de sanctions à caractère pénal n’ayant pas encore été abordée par la Cour ou par le législateur de l’Union, la juridiction de renvoi estime nécessaire, avant de se prononcer sur la question de constitutionnalité qui lui est soumise, de saisir la Cour pour qu’elle procède à l’interprétation et, le cas échéant, à l’appréciation de validité, au regard des articles 47 et 48 de la Charte8. Précisément, il s’agissait de savoir si les États membres peuvent ne pas sanctionner quiconque refuse de répondre à des questions de l’autorité compétente, dont pourrait ressortir sa responsabilité pour une infraction passible de sanctions administratives présentant un caractère punitif.

La Cour précise que le droit européen permet aux États membres de ne pas sanctionner une personne physique qui, dans le cadre d’une enquête menée à son égard par l’autorité compétente au titre de cette directive ou de ce règlement, refuse de fournir à celle-ci des réponses susceptibles de faire ressortir sa responsabilité pour une infraction passible de sanctions administratives présentant un caractère pénal ou sa responsabilité pénale9.

Le Conseil d’État a, en conformité avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, l’opérance de moyens tirés de la méconnaissance du droit de se taire. Il en est ainsi notamment en matière de sanction fiscale10 : les sanctions administratives qui entrent dans le champ de la « matière pénale » au sens de la Cour européenne sont ainsi soumises à ces exigences11.

Depuis la décision d’assemblée Maubleu, du 14 février 199612, la jurisprudence française est en cohérence avec celle de la Cour européenne13 : ainsi, les poursuites disciplinaires entrent dans le champ des exigences qui résultent de l’article 6 de la CEDH en matière civile, mais ne constituent pas des accusations en matière pénale au sens que la Cour retient de cette notion14. La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne va exactement dans le même sens, en consacrant le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination applicable dans les procédures susceptibles d’aboutir à l’infliction de sanctions administratives revêtant un caractère pénal15.

Au regard de cette jurisprudence, il n’apparaissait donc pas évident qu’une extension du droit au silence se produise au regard des sanctions administratives en tant que telles. Pourtant, à la faveur de plusieurs évolutions jurisprudentielles, le Conseil constitutionnel a enclenché de nouvelles garanties sur le fondement de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.

B – La jurisprudence récente du Conseil constitutionnel

Dans sa construction progressive du bloc de constitutionnalité, par interprétation et par touches successives, de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, du préambule de la Constitution de 1946, ainsi que les grands principes issus des grandes lois libérales, le juge constitutionnel a mis en évidence le droit de ne pas témoigner contre soi-même, ou encore le droit de se taire.

En 200416, le Conseil constitutionnel avait tiré de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser. Il précise, en 201617, que cela inclut le droit de se taire. En 2023, il estime qu’un professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne peut être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé de ce droit18.

En 2024, à la faveur de trois questions prioritaires de constitutionnalité (QPC), le 26 juin19 et les 420 et 18 octobre21, le juge constitutionnel a censuré des dispositions relevant de la loi concernant pour la première (loi organique) les magistrats de l’ordre judiciaire, pour la deuxième les fonctionnaires de l’État et, pour la troisième, les membres des chambres régionales des comptes. Dans sa décision du 18 octobre 2024, le juge constitutionnel précise en effet, à propos de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, qu’« il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition. Elles impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire22 ».

Il juge ainsi contraire à la Constitution la procédure de leur audition au cours de l’instruction par le rapporteur ou leur comparution devant l’organe appelé à se prononcer sur le bien-fondé des poursuites. La raison en est qu’en ne prévoyant pas que le professionnel poursuivi est informé de son droit de se taire avant d’être entendu, ces dispositions méconnaissent les exigences qui résultent de l’article 9 de la Déclaration de 1789. Or, selon une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, la discipline relève des « sanctions ayant le caractère d’une punition », ce qui implique que les exigences qui résultent des articles 8 et 9 de la Déclaration de 1789 leur sont applicables. Ainsi, les décisions du juge constitutionnel de 2024 ont conduit le Conseil d’État à faire évoluer sa jurisprudence.

II – Les précisions jurisprudentielles apportées par le Conseil d’État

Tirant les conséquences des décisions tant des juges européens que du juge constitutionnel, le Conseil d’État renforce les garanties inhérentes à la procédure pouvant mener à une sanction (A), tout en dessinant les contours du droit au silence (B).

A – Les évolutions jurisprudentielles sur la procédure menant à une sanction

Les années 2000 sont marquées par de nouvelles garanties dans le droit des sanctions. Les décisions de 2013 et 2014 sont des tournants favorables à la protection des agents publics. En effet, par son arrêt d’assemblée du 13 novembre 2013, il abandonne le contrôle restreint qui prévalait jusque-là en matière de sanctions infligées aux agents publics. Le juge de l’excès de pouvoir exerce désormais un contrôle normal sur les questions de savoir si les faits reprochés à un agent public constituent des fautes de nature à justifier une sanction et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes. Il accepte donc de contrôler la matérialité des faits reprochés, la qualification de ceux-ci et s’assure non plus de l’absence de disproportion entre la sanction infligée et la gravité des faits reprochés, mais – et tel est le revirement de jurisprudence – de la proportionnalité de la sanction à ces faits23. Quelques mois plus tard, par une décision d’assemblée du 30 décembre 201424, le juge de cassation exerce un contrôle sur l’appréciation portée par les juges du fond sur le choix d’une sanction disciplinaire.

Plus récemment, le juge administratif a rappelé que les enquêtes administratives n’étaient pas soumises aux règles applicables à la procédure disciplinaire, et a admis que le rapport d’enquête administrative, à partir du moment où il avait été soumis au contradictoire dans le cadre de la procédure disciplinaire et que l’autorité administrative ne s’était pas estimée liée par ses conclusions, pouvait fonder une sanction disciplinaire25. Le juge administratif précise alors que « la requérante ne saurait utilement soutenir que la méconnaissance du principe d’impartialité par les auteurs du rapport de la mission d’inspection IGAS-IGAENR diligentée par les ministres entache d’irrégularité la décision juridictionnelle qu’elle attaque, ce rapport constituant une pièce du dossier produite par les ministres et soumise au débat contradictoire au vu duquel la juridiction s’est prononcée et dont il appartenait à cette dernière, au vu de ce débat, d’apprécier la valeur probante26 ». De même il indique que « si la méconnaissance du principe d’impartialité par un organe d’inspection ou de contrôle, à un stade antérieur à la procédure disciplinaire, est susceptible d’avoir une incidence sur l’établissement des faits et sur leur qualification par l’autorité investie du pouvoir disciplinaire, elle ne saurait suffire, par elle-même, à établir l’inexactitude matérielle des faits qui fondent la sanction ou à caractériser une erreur d’appréciation ou une erreur de droit entachant cette décision. Il appartient au juge de l’excès de pouvoir, saisi de moyens en ce sens, de rechercher si les faits reprochés à un agent public ayant fait l’objet d’une sanction disciplinaire sont établis au vu de l’ensemble des éléments versés au dossier et, dans l’affirmative, s’ils présentent un caractère fautif de nature à justifier une sanction et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes27 ».

À partir de ces bases jurisprudentielles renouvelées depuis les années 2013-2014, le Conseil d’État, à l’aune des décisions plus récemment rendues par le Conseil constitutionnel, apporte de nouvelles précisions.

B – Les contours jurisprudentiels du droit au silence

Dans la décision du 19 décembre 202428 portant sur une sanction disciplinaire d’un vétérinaire, le Conseil d’État estime que les règles examinées plus haut, en termes de garanties procédurales, conduisent à ce qu’une personne faisant l’objet d’une procédure disciplinaire ne puisse être entendue sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’elle soit préalablement informée du droit qu’elle a de se taire. Il en va ainsi, même sans texte, lorsqu’elle est poursuivie devant une juridiction disciplinaire de l’ordre administratif. À ce titre, elle doit être avisée qu’elle dispose de ce droit tant lors de son audition au cours de l’instruction que lors de sa comparution devant la juridiction disciplinaire. En cas d’appel, la personne doit à nouveau recevoir cette information29.

Il en résulte que la décision de la juridiction disciplinaire est entachée d’irrégularité si la personne poursuivie comparaît à l’audience sans avoir été au préalable informée du droit qu’elle a de se taire, sauf s’il est établi qu’elle n’y a pas tenu de propos susceptibles de lui préjudicier. D’autre part, pour retenir que la personne poursuivie a commis des manquements et lui infliger une sanction, la juridiction disciplinaire ne peut, sans méconnaître les exigences inhérentes au droit au silence, se déterminer en se fondant sur les propos tenus par cette personne lors de son audition pendant l’instruction si elle n’avait pas été préalablement avisée du droit qu’elle avait de se taire à cette occasion30.

Ainsi, une des espèces jugée le 19 décembre conduit le juge administratif à sanctionner l’erreur de droit commise par la juridiction disciplinaire. Le Conseil d’État juge en effet qu’il ressort des termes mêmes de la décision attaquée que, pour retenir que M. A. avait commis les manquements qui lui étaient reprochés, la chambre nationale de discipline s’est déterminée en se fondant sur la circonstance qu’il avait reconnu les faits en cause lors de son audition par le rapporteur désigné pour conduire l’instruction par la juridiction de première instance. En statuant ainsi, alors, d’une part, que l’intéressé soutenait qu’il n’avait pas été préalablement informé du droit qu’il avait de se taire avant cette audition et, d’autre part, qu’il ne ressortait pas des pièces du dossier qui lui était soumis qu’une telle information lui avait été délivrée, la chambre nationale de discipline a, au regard du droit au silence, commis une erreur de droit31.

La deuxième affaire jugée le même jour32 a permis au juge administratif de donner les éléments plus concrets de mise en œuvre par les autorités concernées, du droit de se taire. La question se posait du champ d’application de cette obligation d’information du droit de se taire. En l’espèce, l’interrogation porte sur l’inspection qui diligente l’enquête le cas échéant. La rapporteure publique qualifie cette question de « délicate »33. Après avoir rappelé que le juge constitutionnel a entendu que ce principe découlant de l’article 9 de la DDHC ne s’applique qu’à compter du moment où la personne est officiellement poursuivie, elle relève que la question apparaît cependant plus complexe qu’il n’y paraît. Distinguant la question générale d’une procédure administrative qui précède une procédure disciplinaire, où il y a donc une succession chronologique, du cas de l’espèce en cause, où les deux procédures sont contemporaines, conduites en parallèle, mais relèvent organiquement d’autorités distinctes34, elle propose deux approches. En premier lieu, le principe retenu par le juge constitutionnel relatif à l’information sur le droit de se taire porte sur le professionnel « faisant l’objet de poursuites disciplinaires ».

En deuxième lieu, il serait, selon la rapporteure publique, possible de retenir une sorte d’étanchéité entre la phase antérieure à la procédure de sanction et la procédure elle-même, réservant l’information sur le droit de se taire à la deuxième. Cependant, la rapporteure publique souligne les effets délétères possibles d’une telle approche pouvant conduire à un usage excessif des périodes antérieures à l’engagement des poursuites, afin de recueillir le plus de données possibles. L’approche mesurée s’applique déjà en droit pénal35 et en matière de pouvoir de sanction des autorités administratives indépendantes. Dans ce dernier cadre, le juge retient l’étanchéité à moins d’« atteinte irrémédiable » aux droits de la défense.

En matière de sanctions, le Conseil constitutionnel a déjà jugé qu’en ne prévoyant pas que le professionnel poursuivi est informé de son droit de se taire avant d’être entendu, ces dispositions méconnaissent les exigences qui résultent de l’article 9 de la Déclaration de 1789. Il en résulte qu’un professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne peut être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé de ce droit. Il appartient au juge d’apprécier la légalité de la sanction au regard des seules pièces ou documents que l’autorité investie du pouvoir disciplinaire pouvait retenir dans le respect de son obligation de loyauté à l’égard de l’agent.

Le Conseil d’État décide finalement que, dans le cas où l’autorité disciplinaire a déjà engagé une procédure disciplinaire à l’encontre d’un agent et que ce dernier est ensuite entendu dans le cadre d’une enquête administrative diligentée à son endroit, il incombe aux enquêteurs de l’informer du droit qu’il a de se taire. En revanche, sauf détournement de procédure36, le droit de se taire ne s’applique ni aux échanges ordinaires avec les agents dans le cadre de l’exercice du pouvoir hiérarchique, ni aux enquêtes et inspections diligentées par l’autorité hiérarchique et par les services d’inspection ou de contrôle, quand bien même ceux-ci sont susceptibles de révéler des manquements commis par un agent37.

Les champs dans lesquels le droit au silence ne s’applique pas demeurent aujourd’hui circonscrits, sans que l’on puisse affirmer avec certitude que de nouvelles extensions ne seront pas souhaitables.

Le Conseil d’État indique, d’abord, dans une approche qui n’est pas sans rappeler la jurisprudence dite Danthony38, que la procédure demeure régulière dans le cas où la personne poursuivie n’a pas tenu de propos susceptibles de lui préjudicier. Il indique en effet que « cette irrégularité n’est susceptible d’entraîner l’annulation de la sanction prononcée que lorsque, eu égard à la teneur des déclarations de l’agent public et aux autres éléments fondant la sanction, il ressort des pièces du dossier que la sanction infligée repose de manière déterminante sur des propos tenus alors que l’intéressé n’avait pas été informé de ce droit »39.

Il précise ensuite que ce droit n’est pas applicable lors de la conciliation, ayant lieu lors des procédures devant les ordres des professions libérales – en l’espèce, les vétérinaires – dès lors que les propos tenus dans ce cadre n’ont pas vocation à être utilisés ultérieurement dans la procédure disciplinaire40. Le Conseil précise enfin que, sauf détournement de procédure, le droit de se taire ne s’applique ni aux échanges ordinaires avec les agents dans le cadre de l’exercice du pouvoir hiérarchique, ni aux enquêtes et inspections diligentées par l’autorité hiérarchique et par les services d’inspection ou de contrôle, quand bien même ceux-ci sont susceptibles de révéler des manquements commis par un agent.

En l’espèce, s’agissant d’une deuxième cassation, le Conseil d’État, en vertu de l’article L. 821-2 du Code de justice administrative, devait juger l’affaire au fond. Au regard de la gravité des faits en présence, le Conseil décide de la sanction de la suspension du droit d’exercer la profession de vétérinaire sur tout le territoire national pendant une durée de dix-huit mois41. Dans la deuxième espèce, à propos d’un magistrat, le Conseil d’État juge que la sanction ne se fondant pas « de manière déterminante » sur les propos tenus lors de l’enquête menée par l’inspection générale de la justice, l’absence de notification du droit de se taire devant l’inspection lors de l’enquête administrative n’entache pas la procédure d’illégalité. Dans cette espèce, le juge estime ainsi qu’eu égard à « la gravité des manquements commis par l’intéressé, et à leur nature, qui rendent impossible son maintien en fonctions au tribunal judiciaire de…, le garde des Sceaux, ministre de la [J]ustice, n’a pas, en infligeant à M. B… la sanction de déplacement d’office, qui constitue l’une des sanctions disciplinaires les moins élevées prévues par l’article 45 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, et traduit ainsi la prise en compte de sa situation familiale et personnelle, prononcé une sanction disproportionnée ».

Il restera sans doute à préciser, notamment, les contours de la « manière déterminante » ou pas de la prise en compte de propos tenus hors information préalable du droit de se taire. La réglementation commence d’ailleurs à intégrer ce droit. Ainsi le décret du 29 janvier 202542, relatif à la déontologie et à la discipline des avocats, crée un nouvel article 187-1 et une nouvelle section I dans le décret du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat, ainsi rédigé : « L’avocat faisant l’objet d’une procédure disciplinaire est informé de son droit de se taire avant d’être entendu sur les faits susceptibles de lui être reprochés ».

Une nouvelle brique dans la solidification des droits de la défense est donc posée par ce droit de se taire, dont l’absence de notification est une cause d’irrégularité, sauf exception. Ce droit est ainsi étendu aux procédures disciplinaires, dont le champ pourrait, à l’avenir, encore être précisé, notamment à travers des exemples de détournement de procédure, traditionnellement difficile à établir. De nouvelles précisions viendront, à n’en pas douter, enrichir ce droit protecteur des agents pouvant faire l’objet de sanctions. La matière, une fois n’est pas coutume, se trouve au cœur de garanties tant européenne – qu’il s’agisse de la Convention européenne des droits de l’Homme ou de l’Union européenne –, que nationale – il en va ainsi du droit constitutionnel –, et du droit administratif, dont la nature jurisprudentielle est toujours confirmée.

Notes de bas de pages

  • 1.
    CEDH, 17 déc. 1996, n° 19187/91, Saunders c/ Royaume-Uni, cons. n° 68.
  • 2.
    CJUE, 2 févr. 2021, n° C-481/19, DB c/ Commissione Nazionale per le Società e la Borsa (Consob) : P. Lingibé, « Le droit de se taire fait son entrée chez les avocats », Actu-Juridique.fr 3 févr. 2025, n° AJU496342.
  • 3.
    CE, sect., 19 déc. 2024, n° 490952, concl. du rapporteur public J.-F. de Montgolfier – CE, sect., 19 déc. 2024, n° 490157, concl. de la rapporteure publique M. Lange.
  • 4.
    CEDH, 25 févr. 1993, n° 10588/83, Funke c/ France, § 44 – CEDH, gde ch., 8 févr. 1996, n° 18731/91, John Murray c/ Royaume-Uni. Dans cette affaire est rappelée une précédente. Dans l’affaire R. c/ Director ofSerious Fraud Office, ex parte Smith (Weekly Law Reports 1992, vol. 3, p. 66), Lord Mustill déclare qu’il faut analyser lequel des aspects du droit de garder le silence est en jeu dans une situation donnée car dans ce groupe d’immunités que recouvre l’expression « droit de garder le silence », Lord Mustill identifie notamment : « 1. L’immunité générale, que possède toute personne physique ou morale, contre le fait d’être obligée, à peine de sanction, de répondre aux questions posées par d’autres personnes ou organismes. 2. L’immunité générale, que possède toute personne physique ou morale, contre l’obligation, à peine de sanction, de répondre à des questions lorsque la réponse peut les incriminer. 3. L’immunité spécifique, que possède toute personne soupçonnée d’être pénalement responsable lors des interrogatoires menés par des policiers ou d’autres personnes en position analogue d’autorité, contre le fait d’être obligée, à peine de sanction, de répondre à des questions de toutes sortes. 4. L’immunité spécifique, que possède l’accusé dans son procès, contre le fait d’être obligé de témoigner ou de répondre aux questions qui lui sont posées lorsqu’il est au banc des accusés. 5. L’immunité spécifique, que possède tout accusé d’une infraction pénale, contre le fait de se voir poser des questions concernant l’infraction par des policiers ou des personnes en situation analogue d’autorité. 6. L’immunité particulière (…), que possède l’accusé pendant son procès, contre les conclusions défavorables que le juge pourrait tirer du fait de n’avoir pas a) répondu aux questions avant le procès ou b) déposé lors du procès ».
  • 5.
    CJUE, gde ch., 2 févr. 2021, n° C-481/19. La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 47 et 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ainsi que sur l’interprétation et la validité de l’article 14, paragraphe 3, de la directive 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil, du 28 janvier 2003, sur les opérations d’initiés et les manipulations de marché (abus de marché) (JOUE, 12 avr. 2003), et de l’article 30, paragraphe 1, sous b), du règlement (UE) n° 596/2014 du Parlement européen et du Conseil, du 16 avril 2014, sur les abus de marché (règlement relatif aux abus de marché) et abrogeant la directive 2003/6 et les directives 2003/124/CE, 2003/125/CE et 2004/72/CE de la Commission (JOUE, 12 juin 2014).
  • 6.
    PE et Cons. UE, règl. n° 596/2014, 16 avr. 2014, sur les abus de marché (règlement relatif aux abus de marché) et abrogeant la directive 2003/6 et les directives 2003/124/CE, 2003/125/CE et 2004/72/CE de la Commission (JOUE 12 juin 2014).
  • 7.
    PE et Cons. UE, dir. n° 2003/6/CE, 28 janv. 2003, sur les opérations d’initiés et les manipulations de marché (abus de marché) (JOUE 12 avr. 2003).
  • 8.
    CJUE, 2 févr. 2021, n° C-481/19, pt 26.
  • 9.
    CJUE, 2 févr. 2021, n° C-481/19, pt 58.
  • 10.
    CE, 8e-3e ss-sect. réunies, 17 mars 2010, n° 309197, SARL Café de la Paix, B) ou de sanctions infligées par la CNIL (CE, 10e-9e ss-sect. réunies, 18 nov. 2015, n° 371196, Société PS Consulting, C, cité par le rapporteur public, Edouard Crépey, dans l’affaire ici commentée).
  • 11.
    V. les conclusions du rapporteur public. J.-F. de Montgolfier sur l’arrêt du CE, sect., 19 déc. 2024, n° 490952.
  • 12.
    CE, ass., 14 févr. 1996, n° 132369, A.
  • 13.
    CEDH, 10 févr. 1983, nos 7299/75 et 7496/76, Albert et Le Compte c/ Belgique.
  • 14.
    Cela vaut pour les juridictions ordinales, la discipline des agents publics (CE, 12 déc. 2007, n° 293301, M. X…, T) et même celle des détenus (CE, 23 nov. 2022, n° 457621, M. R…, T) évoqué par le rapporteur public, J.-F. de Montgolfier.
  • 15.
    Cette notion est définie par la CJUE, selon les mêmes critères que la CEDH (CJUE, 2 févr. 2021, n° C-481/19, Consob).
  • 16.
    Cons. const., DC, 2 mars 2004, n° 2004-492, Loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, cons. 110.
  • 17.
    Cons. const., QPC, 4 nov. 2016, n° 2016-594, Mme Sylvie T.
  • 18.
    Cons. const., QPC, 8 déc. 2023, n° 2023-1074 : la nature réglementaire de la procédure disciplinaire l’a cependant conduit à écarter les griefs d’inconstitutionnalité dirigés contre les dispositions législatives faisant l’objet de la QPC.
  • 19.
    Cons. const., QPC, 26 juin 2024, n° 2024-1097 (magistrats du siège).
  • 20.
    Cons. const., QPC, 4 oct. 2024, n° 2024-1105 (fonctionnaires).
  • 21.
    Cons. const., QPC, 18 oct. 2024, n° 2024-1108 (magistrats de chambres régionales des comptes).
  • 22.
    Cons. const., QPC, 18 oct. 2024, n° 2024-1108, pt 5 (magistrats de chambres régionales des comptes).
  • 23.
    CE, ass., 13 nov. 2013, n° 347704, M. Dahan.
  • 24.
    CE, 30 déc. 2014, n° 381245.
  • 25.
    CE, 29 sept. 2021, n° 432628 – CE, 18 nov. 2022, n° 457565.
  • 26.
    CE, 29 sept. 2021, n° 432628, pt 7.
  • 27.
    CE, 29 sept. 2021, n° 457565, pt 10.
  • 28.
    CE, 19 déc. 2024, n° 490952.
  • 29.
    CE, 19 déc. 2024, n° 490952, pts 2 et 3.
  • 30.
    CE, 19 déc. 2024, n° 490952, pt 4.
  • 31.
    CE, 19 déc. 2024, n° 490952, pt 8.
  • 32.
    CE, sect., 19 déc. 2024, n° 490157.
  • 33.
    Concl. de la rapporteure publique M. Lange, sur l’affaire n° 490157, jugée aussi le 19 décembre 2024 (CE, sect., 19 déc. 2024, n° 490157).
  • 34.
    Concl. de la rapporteure publique M. Lange, sur l’affaire n° 490157, jugée aussi le 19 décembre 2024 (CE, sect., 19 déc. 2024, n° 490157).
  • 35.
    Le Conseil constitutionnel a admis l’étanchéité entre les phases de la procédure mais il s’est aussi montré sensible au risque que son caractère trop strict ne conduise les enquêteurs à retarder volontairement le placement en garde à vue d’un suspect entendu librement dans l’espoir d’obtenir des aveux à un stade où la personne n’a pas encore bénéficié de l’assistance d’un avocat. C’est pourquoi tout en validant le principe d’une audition libre d’un suspect, au cours de laquelle les droits du gardé à vue ne s’appliquent pas, il a jugé que le respect des droits de la défense impliquait néanmoins de notifier certains droits, dont celui de quitter les lieux à tout moment, lorsqu’il apparaît « qu’il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction pour laquelle elle pourrait être placée en garde à vue ». Il en va de même pour la comparution devant le juge des libertés et de la détention s’agissant de la détention provisoire. Ce critère du « soupçon » vient d’être réitéré par le Conseil constitutionnel, Cons. const., QPC, 15 nov. 2024, n° 2024-1111, Syndicat de la vallée de l’Indre, dans une réserve d’interprétation portant sur la non-application du droit de se taire au référé-pénal environnemental ; v. les conclusions de la rapporteure publique M. Lange sur l’affaire n° 490157 (CE, sect., 19 déc. 2024, n° 490157).
  • 36.
    Nous soulignons.
  • 37.
    CE, 19 déc. 2024, n° 490157, pt 3.
  • 38.
    CE, ass., 23 déc. 2011, n° 335033 : un vice affectant le déroulement d’une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif, n’est de nature à entacher d’illégalité la décision prise que s’il ressort des pièces du dossier qu’il a été susceptible d’exercer, en l’espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu’il a privé les intéressés d’une garantie ».
  • 39.
    CE, 19 déc. 2024, n° 490157, pt 4.
  • 40.
    CE, 19 déc. 2024, n° 490157, pt 7.
  • 41.
    Selon CE, 19 déc. 2024, n° 490952, pt 20, « les manquements relevés aux points 15 et 17 justifient le prononcé d’une sanction disciplinaire. Eu égard, d’une part, à leur nature et à leur gravité, d’autre part, à l’absence d’antécédents disciplinaires de l’intéressé, il y a lieu de prononcer à l’encontre de M. A… la sanction de la suspension du droit d’exercer sa profession sur tout le territoire national pendant une durée de dix-huit mois ».
  • 42.
    D. n° 2025-77, 29 janv. 2025, relatif à la déontologie et à la discipline des avocats.
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