Mattias Guyomar : « Nous voulons redonner de l’appétit pour les droits humains »
Après avoir été haut fonctionnaire, conseiller d’État, maître de conférences en droit public et en droit comparé à l’IEP de Paris et à l’ENA, puis professeur associé de droit public à l’université de Paris-Sud XI et de Paris II-Panthéon Assas, Mattias Guyomar est désormais président de la Cour européenne des droits de l’Homme. Il a succédé au Slovène Marko Bošnjak le 30 mai 2025, devenant le troisième français à accéder à ce poste. Pour Actu-Juridique, il a accepté de revenir sur son parcours professionnel, de dévoiler sa vision du monde et du droit, et de formuler les grandes orientations qu’il entend donner à son mandat. Rencontre.
Actu-Juridique : Vous menez une carrière hors-norme dans le monde du droit. Mais avant de vous consacrer à cette matière, vous avez commencé par étudier les lettres modernes. Que vous a apporté cette formation initiale ?
Mattias Guyomar : Mon rapport au monde s’est d’abord forgé au travers de mes études littéraires. Le travail sur la langue et sur la linguistique, loin d’être étranger à l’œuvre juridique, y est même, à mon sens, intimement lié. Le droit est un acte de langage. Lorsque les juges rédigent un arrêt, une trame judiciaire se met en place au fil du raisonnement. C’est le « roman à la chaîne » cher à Ronald Dworkin. Pour que le droit joue pleinement son rôle de grammaire sociale, ceux qui le manient doivent prendre au sérieux le rapport aux mots et au texte. Cette formation littéraire me sert ainsi tous les jours. Par ailleurs, je veux rappeler que la justice est située. Le juge doit statuer dans un contexte donné. Le miracle de l’œuvre de justice est de parvenir à apaiser, par le droit, des situations qui n’ont rien à voir avec lui et touchent à l’intimité, aux relations sociales, à la morale. La justice a pour mission d’ordonner le chaos des prétentions contraires et des conflits directs. Elle le fait par les chemins et avec les instruments du droit. Pour ce faire, il y a tout intérêt à décloisonner les champs. Il faut juger en pleine conscience du fait social ou culturel. Être connecté à la littérature, à la musique, à la philosophie, à la morale, à la théologie, et surtout à l’histoire, me semble indispensable pour un juge. C’est en traversant ces champs disciplinaires que le juge restera sur sa route et arrivera à dégager la meilleure solution possible.
AJ : Pourquoi avez-vous choisi de vous orienter vers le droit public ?
Mattias Guyomar : Après avoir obtenu une licence de lettres modernes à l’université de Nantes, j’ai décidé de poursuivre mes études au-delà du champ littéraire en intégrant l’Institut de Sciences politiques de Paris. Je ne voulais pas m’en tenir à l’histoire des idées, mais souhaitais aussi comprendre la manière dont elles sont mises en œuvre dans le monde contemporain, à travers les affaires administratives, les services publics, l’économie, le droit. Le droit était une passerelle que je voulais emprunter, reliant les humanités et l’organisation de la vie de la cité. En sortant de l’ENA, j’ai eu l’honneur de rejoindre le Conseil d’État et d’exercer les fonctions de juge administratif. J’ai découvert l’exercice d’une formidable responsabilité à travers la décision collégiale. Je tiens beaucoup à cette intelligence collective. Le droit public est chargé de régler les rapports entre l’État et les individus. Depuis les débuts de l’Humanité, a été sanctuarisé ce qui à la fois est au plus profond de nous-même et ce qui nous échappe : la dignité attachée à la personne. Dans le système moderne, l’État est le débiteur des droits humains. Il n’existe pas d’autre garant plus efficace pour assurer aux personnes, dans le cadre d’une société démocratique, le plein respect de leurs droits et libertés individuelles.
AJ : Après une longue carrière au Conseil d’État, vous avez rejoint la CEDH en 2020. Pourquoi ce choix ?
Mattias Guyomar : Le droit international des droits de l’Homme, à l’instar du droit public, est un instrument d’équilibre entre les intérêts publics et les droits fondamentaux. À cet égard, le prolongement entre ma carrière au Conseil d’État et mes fonctions de juge à la Cour européenne des droits de l’Homme revêtait une forme d’évidence. En outre, je suis profondément attaché à l’Europe, et avoir la possibilité de juger non plus un État mais des États à l’échelle européenne me semblait une forme d’aboutissement au regard de mes convictions les plus profondes.
L’humanisme juridique, dont la Convention européenne signée en 1950 est l’instrument, porte en lui la recherche du juste équilibre entre le respect des droits de l’individu, la libre expression de ses choix de vie dans une démocratie libérale et le respect des droits d’autrui. L’exercice de la liberté individuelle ne se comprend que dans un cadre collectif.
Les juges de toutes les juridictions, nationales comme européennes, ont pour responsabilité partagée de donner plein effet ici et maintenant à ces droits et libertés.
En exerçant sa supervision subsidiaire, la Cour européenne des droits de l’Homme, juridiction forte et indépendante, pleinement consciente à la fois de ses responsabilités judiciaires et de leurs limites, prend toute sa part dans la recherche du juste équilibre entre des intérêts concurrents, qui est l’expression de l’intérêt général.
AJ : Vous êtes président de la CEDH. Comment avez-vous accueilli cette nomination ?
Mattias Guyomar : J’ai été d’abord extrêmement honoré de la confiance que mes collègues ont placée en moi en m’élisant pour un mandat de trois ans. Cette durée apporte de la stabilité à la Cour, ce qui est un atout institutionnel majeur. Les élections aux postes à responsabilités au sein de la Cour se font au sein d’une assemblée plénière réunissant les 46 juges eux-mêmes élus par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. La confiance de mes pairs m’oblige. En débutant mon mandat, je ressens un sentiment de joie grave. Je suis heureux de m’être vu confier des responsabilités extrêmement importantes à l’égard de l’Europe, de l’État de droit et de la protection des droits humains. Cette joie est sincère et nourrit mon engagement personnel et professionnel, mais elle est empreinte de gravité. Nous devons en effet être à la hauteur de la mission judiciaire confiée il y a 75 ans à la Cour par les Pères fondateurs du système de la Convention. Mais cette gravité tient également au contexte actuel. Aux crises, aux menaces, s’est ajoutée la guerre sur notre continent. Les idéaux de paix et de justice, au fondement du projet du Conseil de l’Europe et de sa traduction par la Convention européenne des droits de l’Homme, sont bousculés. Nous traversons un moment où plus rien ne semble acquis. L’État de droit, les droits et les libertés fondamentales ne résonnent plus avec la force de l’évidence. Cette joie grave, je veux la mettre au service de l’institution, des 46 juges et des 700 membres du greffe qui font sa force et qui font vivre la Convention, cet instrument de l’humanisme juridique.
AJ : Dans quel état d’esprit exercez-vous vos fonctions ?
Mattias Guyomar : J’exerce mes fonctions avec vigilance et optimisme. Face à l’érosion croissante de l’adhésion aux valeurs qui sous-tendent la Convention, il faut savoir écouter les préoccupations, qu’elles émanent des citoyens, de l’opinion ou de ses relais, ou encore des autorités nationales. Mais je suis résolument optimiste et confiant. La Cour sera à la hauteur de la mission qui lui est confiée. Le pacte démocratique et humaniste qui a refondé la civilisation de notre continent après la Seconde Guerre mondiale, qui a permis de surmonter l’épreuve du totalitarisme communiste, est aujourd’hui encore suffisamment fort pour nous permettre d’affronter avec succès les difficultés de notre époque.
AJ : Quelles sont vos priorités en tant que président de la CEDH ?
Mattias Guyomar : Mes priorités tiennent en trois mots : efficacité, visibilité, responsabilité. Ces trois priorités axent mon mandat et forment un bloc au service de la légitimité de la Cour. Je veux donner à la Cour plus de visibilité. Peu de gens connaissent le rôle de la justice, encore moins celui de la justice européenne et de la Cour européenne des droits de l’Homme. Ou alors ils le connaissent de manière inexacte, et cette méconnaissance est plus préjudiciable encore. Nous avons notre part de responsabilité face à ce constat et nous devons faire l’effort de projeter l’activité et le rôle de la Cour en dehors du Palais des Droits de l’homme, dont nous fêtons les 30 ans cette année. Nous devons être capables d’en sortir pour aller vers trois cercles d’interlocuteurs.
AJ : Quels sont ces cercles d’interlocuteurs que vous voulez toucher ?
Mattias Guyomar : Le premier est celui des parties du litige et des acteurs institutionnels du Conseil de l’Europe, dont la Cour est l’organe judiciaire. Lorsqu’elle rend la justice, la Cour doit savoir s’adresser d’abord à eux. Cela passe par une pédagogie dans la rédaction des décisions, et par un renforcement de la communication.
Le deuxième cercle est composé des autorités nationales et des juridictions internes qui exercent la responsabilité partagée au sein du système de la Convention, qui repose sur le principe de subsidiarité. La Cour intervient à son tour et à sa place, après épuisement des voies de recours internes et en laissant aux États une marge d’appréciation. À cet égard, je veux saluer la réussite du réseau des Cours supérieures cette année, qui comprend à ce jour 111 juridictions émanant des 46 États membres. Nous fêtons cette année les 10 ans de ce formidable outil fonctionnel au service de la responsabilité partagée. Dans ce deuxième cercle d’interlocuteurs, je compte aussi d’autres acteurs du monde judiciaire – avocats, ONG, défenseurs des droits et ombudspersons – ainsi que les relais d’opinion. Je veux parler des réseaux sociaux et de la presse qui a, selon les termes de notre propre jurisprudence, un rôle de « chien de garde » à jouer dans les sociétés démocratiques. Les journalistes sont essentiels à la démocratie. Ils contribuent à la détermination d’une réalité objective de plus en plus menacée par les vérités alternatives et le relativisme généralisé.
Clarifier le rôle et la nature des activités de la Cour et de l’état de sa jurisprudence passe également, dans le cadre de la séparation des pouvoirs, par un contact avec l’exécutif et le législatif.
Enfin, le troisième cercle vers lequel nous devons nous tourner, le plus vaste, comprend l’opinion publique, la population, les gens qui portent leur vie devant notre prétoire et auxquels nous nous devons d’expliquer mieux notre rôle. J’ai la conviction très ferme que nous devons faire ce travail de visibilité si nous voulons redonner de l’appétit pour les droits humains.
AJ : Qu’en est-il de la responsabilité de la Cour ?
Mattias Guyomar : La responsabilité va de pair avec l’indépendance judiciaire, principe cardinal dont je serai le gardien inflexible pendant toute la durée de mon mandat. L’indépendance de la Cour et celle des juges sont la clé de l’État de droit. Or il n’y a pas d’indépendance sans responsabilité. Il faut être capable d’assumer ses responsabilités et d’expliquer ce que l’on fait. Depuis sa création en 1959, la Cour a tranché plus d’un million d’affaires qui concernent la vie de tous les jours, des petites et des grandes questions, qui, dès lors qu’elles touchent aux droits humains, sont toutes fondamentales. Nous devons assumer le rôle qui a été confié à la Cour il y a 75 ans. Cette responsabilité nous oblige. Le jeu démocratique est un système d’équilibre et de complémentarité entre les pouvoirs. Pour qu’il fonctionne bien, chacun doit rendre des comptes ainsi que le rappelle l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, qui précise que chaque agent public doit rendre des comptes. Cela ne signifie pas qu’il faille se justifier ou être sur la défensive, mais simplement expliquer le rôle de l’institution, les moyens dont elle dispose, et ce qu’elle en fait. Cela revient également à expliquer la doctrine de l’instrument vivant. Faire comprendre le système de la Cour et si possible susciter l’adhésion pour que le système perdure : telle est ma feuille de route.
AJ : En quoi consiste cette doctrine de l’instrument vivant ?
Mattias Guyomar : Certains ne la comprennent pas, d’autres la comprennent mal. La doctrine de l’instrument vivant est inscrite dans le préambule de la Convention. Ses auteurs avaient fait le choix de retenir, pour la définition des droits garantis, des énoncés généraux afin que le juge puisse être à même d’en actualiser la portée. Le choix des Pères fondateurs a été de permettre aux juges de la Cour non seulement de sauvegarder les droits mais aussi de les développer, dans le cadre de la garantie collective et mutuelle qui leur a été confiée du respect des droits humains, et d’une supervision subsidiaire. Pour développer les droits humains, il faut faire de la Convention une interprétation dynamique, contextualisée. Nous le faisons lorsque nous traitons des questions de nouvelles technologies, de bioéthique, de surveillance de masse, de justice climatique : autant de questions qui, évidemment, n’étaient pas à l’agenda en 1950. Mais il était ainsi attendu, dès sa conception, que le système de la Convention et en particulier la Cour puissent apporter des réponses appropriées aux défis futurs. Ce dynamisme interprétatif constitue le premier volet de la doctrine de l’instrument vivant.
Le second volet renvoie à la capacité de la Cour à rendre la justice dans un contexte donné. Loin d’être l’expression d’un activisme judiciaire qui serait politique ou finaliste, l’instrument vivant consiste ainsi à ancrer l’activité de la Cour dans le moment présent. Le juge doit savoir tenir compte de l’état du monde, de l’Europe et de la société, même s’il lui revient de ne trancher l’affaire dont il est saisi qu’en droit. La justice est située et le juge doit l’assumer.
AJ : Pourquoi cette doctrine de l’instrument vivant est-elle contestée ?
Mattias Guyomar : Les originalistes entendent s’en tenir à lettre de la Convention telle qu’elle a été rédigée il y a 75 ans. À l’inverse, les pragmatiques se réclament du réalisme judiciaire et tentent de répondre aux questions qui leur sont soumises par les requérants, de manière effective et sans aucun a priori. Ceux qui contestent la doctrine de l’instrument vivant se trompent deux fois. Premièrement, parce qu’ils reprochent aux pragmatiques d’être dogmatiques alors que c’est tout le contraire. Deuxièmement, parce qu’ils reprochent aux pragmatiques d’être hors-sol alors même qu’ils s’efforcent d’inscrire leur mission judiciaire dans le contexte actuel. Les juges, piliers de l’État de droit, sont au soutien de la démocratie. À cet égard, il est vital d’assurer la pérennité et l’efficacité du système de protection européenne des droits humains.
Référence : AJU017p9
