Rwanda, à la poursuite des génocidaires
Au printemps 1994, plus de 800 000 Tutsis ont été massacrés au Rwanda. La France le savait et a laissé faire… Elle a aussi accueilli de nombreux responsables du génocide. Depuis plus de 20 ans, le couple franco-rwandais formé par Alain et Dafroza Gauthier lutte pour faire juger les responsables et reconnaître le rôle de la France dans ce génocide. À l’occasion de la commémoration des 30 ans du génocide, Alain Gauthier dresse le bilan de plus de vingt ans d’action pour la justice. Le combat des Gauthier est le sujet d’une bande dessinée parue aux éditions Steinkis et d’un documentaire télévisé et tous deux intitulés : « Rwanda, à la poursuite des génocidaires ». Rencontre avec Alain Gauthier afin d’évoquer avec lui le combat d’une vie.
Actu-Juridique : Comment est né le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR)?
Alain Gauthier : Ma femme, Dafroza, est Rwandaise. À la fin des années 1980, nous avions des enfants en bas âge et nous n’avons pas pu nous rendre au Rwanda pendant plusieurs années. Nous étions en France pendant le génocide. En 1996, nous sommes retournés au Rwanda pour la première fois après le génocide. Nous avons commencé à recueillir des témoignages concernant l’abbé Wenceslas Munyeshyaka, prêtre qui officiait à la paroisse Sainte-Famille de Kigali et accusé par le Tribunal pénal international pour le Rwanda d’avoir organisé des massacres de Tutsis réfugiés dans son église. Dafroza avait une cousine rescapée de ces tueries, qui nous a permis de rencontrer d’autres rescapés. Nous avons recueilli leurs témoignages et les avons remis à l’avocat William Bourdon qui avait déjà, à l’époque, déposé deux plaintes, l’une contre cet abbé Munyeshaka et l’autre contre le médecin, Sosthène Munyemana, reconnu coupable de génocide et de crimes contre l’humanité en décembre dernier. Nous avons collecté des témoignages de manière informelle jusqu’au début des années 2000. En 2001, la Belgique a commencé bien avant la France à juger des génocidaires Rwandais pour crime contre l’humanité. Les accusés étaient originaires du sud du Rwanda, comme Dafroza. Nous avons essayé de participer au maximum à la collecte de preuves. À la fin des audiences, les parties civiles de ce procès nous ont demandé ce que nous faisions en France. Nous avons alors décidé de créer le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), sans bien réaliser les conséquences que cela allait avoir sur notre vie. Ce combat occupe aujourd’hui tout notre temps.
AJ : Comment agit le CPRC depuis 2001 ?
Alain Gauthier : En 2001, nous avons commencé par nous constituer partie civile dans les 6 plaintes qui existaient déjà. À partir de 2004, nous nous sommes lancés dans la constitution de plaintes. Entre 2001 et 2019, le CPCR a déposé environ 35 plaintes. Nous en préparons d’autres et nous nous constituons partie civile dans d’autres dossiers. En 2019, le parquet de Paris a pris la décision d’ouvrir lui-même des informations judiciaires concernant des génocidaires réfugiés en France. Dans ces cas-là, il nous suffit de nous constituer partie civile. Le parquet de Paris a ainsi ouvert près d’une dizaine de dossiers depuis 2019.
AJ : Quel travail faites-vous en amont de ces plaintes ?
Alain Gauthier : C’est un travail très prenant, qui commence dès lors qu’on apprend la présence en France d’une personne soupçonnée d’avoir participé au génocide des Tutsis du Rwanda. Nous allons alors sur les lieux du crime, sur les collines rwandaises, et nous essayons de trouver des rescapés qui pourront se constituer partie civile, mais aussi des témoignages de tueurs qui connaissent bien la personne que l’on veut poursuivre en justice en France. Recueillir ces témoignages demande souvent plusieurs séjours au Rwanda, car les rescapés ne sont pas toujours prêts à se confier : il faut du temps pour les apprivoiser. Lorsque nous avons suffisamment de documents, Dafroza traduit les témoignages et nous les donnons à nos avocats qui vont rédiger la plainte. Depuis la création d’un Pôle crime contre l’humanité au tribunal de grande instance de Paris en 2012, nous déposons nos plaintes devant ce pôle. Avant cette date, il fallait déposer les plaintes devant le tribunal de grande instance du lieu d’habitation des personnes que nous mettions en cause. Cela nous obligeait à donner des adresses précises, ce qui n’était pas toujours facile.
AJ : Quel cadre légal permet à la France de juger les criminels rwandais ?
Alain Gauthier : La France ne peut les poursuivre que s’ils résident en France, au nom de la compétence universelle. Cette compétence permet à un État de juger des auteurs présumés de crime présents sur son territoire, quel que soit le lieu où les crimes ont été commis et quelle que soit la nationalité des suspects et des victimes. Une centaine de personnes liées à des degrés divers au génocide des Tutsis vivent encore aujourd’hui en France. Ils sont présents à Mayotte, première porte d’entrée sur le territoire national, mais aussi à Rouen, à Orléans, dans l’Essonne… Ils cherchent à rejoindre leurs familles, leurs amis qui les ont précédés. Ils passent souvent inaperçus et continuent à exercer la profession qu’ils avaient au Rwanda : ils sont souvent médecins ou prêtres, mais d’autres trouvent de petits boulots. Ainsi, à Rouen, un milicien qui était employé municipal a été condamné en première instance à quatorze ans de prison – il doit être rejugé en appel. Un ancien gendarme, Philippe Hategekimana surnommé Biguma, avait trouvé refuge à Rennes, où il travaillait comme agent de sécurité à l’université. Une lettre anonyme d’étudiant nous a mis sur sa piste. Il a été condamné à une peine de prison à perpétuité par la cour d’assises de Paris. Son procès en appel aura lieu au mois de novembre prochain. La grande limite à cette action judiciaire est que, quand le Conseil de sécurité de l’ONU a créé le TPIR, la France a tout fait pour que l’on s’en tienne à l’année 1994. On ne peut donc enquêter que sur les faits commis en 1994, alors que le génocide était en préparation trente ans auparavant. Il aurait au moins fallu enquêter entre 1990 et 1994.
AJ : Combien de procès ont eu lieu à ce jour ?
Alain Gauthier : Six procès ont eu lieu en France, permettant de condamner sept personnes, dont 3 définitivement. La justice est lente et certains accusés meurent entre la condamnation en première instance et le procès en appel, comme le préfet Laurent Bucyibaruta mort en décembre 2023. D’autres sont morts alors qu’on avait déposé plainte, mais sans qu’ils aient été déférés devant la cour d’assises. Les hommes politiques et les hommes de justice prétendent que la justice accélère, mais ce n’est pas ce que nous constatons. Cette année, deux procès auront lieu : celui du docteur Rwamucyo et le procès en appel de Biguma. Au mois de septembre 2025 aura lieu le procès en appel de Sosthène Munyemana. Nous n’avons pas plus de visibilité sur les personnes qui pourraient être déférées devant la cour d’assises.
AJ : Qu’en est-il de l’ancienne première dame Agathe Habyarimana ?
Alain Gauthier : Nous avons déposé plainte contre elle en 2007 pour « complicité de génocide » et « crime contre l’humanité » et nous attendons toujours qu’elle soit jugée. Son dossier est toujours à l’instruction. Agathe Habyarimana a le statut de témoin assisté et n’est même pas mise en examen. On sait pourtant qu’elle était vraiment au cœur de la préparation du génocide, avec l’aide de l’« akazu », « la petite maison » en kinyarwanda, c’est-à-dire sa famille proche. Il y a beaucoup à creuser à son sujet. Malheureusement, il semblerait que la justice ait enquêté seulement sur les trois jours où elle était encore au Rwanda, c’est-à-dire entre le 7 et le 9 avril 1994, date à laquelle François Mitterrand lui a permis de venir en France. Évidemment, en s’en tenant uniquement à ces trois jours-là, on manque d’éléments permettant de la confondre. Il faudrait au moins tenir compte de toute l’année 1994. C’est un dossier emblématique pour le Rwanda. Aujourd’hui encore, elle semble protégée. Ouvrir un procès contre Agathe Habyarimana, c’est peut-être, selon moi, ouvrir un petit peu la boîte de pandore concernant le rôle de la France dans le génocide des Tutsis rwandais.
AJ : Que pensez-vous des propos tenus récemment par Emmanuel Macron au sujet du rôle de la France dans le génocide rwandais ?
Alain Gauthier : Il y a eu un immense ratage. Le 4 avril dernier, la responsable de la communication de l’Élysée annonce que la France et les autres pays auraient pu arrêter le génocide mais n’en ont pas eu la volonté. Et puis le 7 avril, jour de la commémoration du génocide à Kigali, Emmanuel Macron, présent en visioconférence, se rétracte en disant qu’il n’ira pas au-delà de ce qu’il a dit en 2021. Il avait alors déclaré que « la France a une responsabilité politique au Rwanda », mais « n’a pas été complice ». Je pense qu’il y a eu des pressions. Je ne vois pas comment expliquer ce revirement autrement.
AJ : Comment agissez-vous pour faire reconnaître la complicité de la France au Rwanda ?
Alain Gauthier : Nous avons beaucoup d’éléments concernant le rôle de la France dans le génocide, et nous avons déposé l’année dernière un recours de plein contentieux auprès du tribunal administratif. Nous avons listé un certain nombre de fautes graves concernant le rôle de l’État français au Rwanda entre 1990 et 1994 : l’abandon des Tutsis à Bisesero au moment de l’Opération Turquoise, le contrôle d’identité par des soldats français entre 1990 et 1993, l’abandon des employés tutsis de l’ambassade et du centre culturel français, le viol de femmes tutsis dans le camp de rescapés par des militaires français… La procédure administrative va certainement durer des années. Pour l’instant, seul le ministère de la Défense a répondu et ne reconnaît aucun des faits dénoncés.
AJ : Le rapport Duclert a marqué une étape importante. Qu’en pensez-vous ?
Alain Gauthier : Ce rapport reconnaît des erreurs graves et accablantes de la France. C’est un point de non-retour. On ne peut plus dire aujourd’hui que la France n’a pas été aux côtés des génocidaires. Il faut maintenant aller au-delà. Notre objectif est que la France soit reconnue comme complice du génocide. Le président Juvenal Habyarimana réclamait dès le mois d’octobre 1990 des soldats français. François Mitterrand les lui a envoyés sans passer par le Parlement. La France a livré des armes qui ont servi à commettre le génocide. Cela doit être reconnu.
Référence : AJU013k2