Au cœur de la 17e chambre, le droit de la presse en révolution permanente
Christophe Bigot, président de l’Association des avocats praticiens du droit de la presse (AAPDP) nous raconte de son point de vue l’évolution de la 17e chambre du tribunal judiciaire de Paris.
5e division, protection des libertés, affaires civiles et militaires, section AC2 Presse et protection des libertés publiques… Au palais de justice de Paris dans le quartier des Batignolles, tout de vitres et d’acier, le parquet ne grince plus comme dans l’ancienne 17e chambre du palais de justice, île de la Cité. Au quotidien, on entend plus parler de Tweet et de TikTok que de feuilles de chou et de livres putassiers. À la barre, plus de misérables internautes que de flamboyants polémistes. Mais qu’elles se tiennent dans le centre ou la périphérie de la capitale, les audiences de la 17e n’en finissent pas de faire couler de l’encre, car l’encre justement en est la principale composante (qu’elle soit physique ou numérique). Depuis la promulgation de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, la juridiction est spécialisée dans le traitement des affaires liées aux atteintes à la liberté d’expression : injures publiques, incitations et provocation à la haine raciale, diffamation. Ainsi, dans le courant de l’été, sont jugés un artiste pour injures racistes et incitation au crime et deux internautes ayant lancé des rumeurs sur Brigitte Macron. Maître Christophe Bigot a hanté les couloirs du Palais de la Cité comme les dédales des Batignolles. 35 ans d’expérience en droit de la presse pour cet associé au sein du cabinet Bauer Bigot & Associés (Paris) et auteur de « Pratique du droit de la presse », Victoires éditions (2017). Il écrit régulièrement sur sa spécialité qui le passionne. Dans les colonnes du Club des juristes, il a ainsi consacré un article passionnant aux biopics et aux limites légales de ce genre qui propose, au cinéma, dans les séries, de romancer des vies réelles. Il s’est aussi beaucoup exprimé sur la révolution ♯Metoo et ce qu’elle a fait évolué ainsi que sur les atteintes au droit de la presse qui depuis quelques temps bercent le quotidien des médias ou des journalistes. Il préside, depuis 2022, l’Association des avocats praticiens du droit de la presse (AAPDP) et c’est à ce titre qu’il répond aux questions d’Actu-Juridique. Rencontre.
Actu-Juridique : Qu’est-ce qui vous a mené à traiter du droit de la presse ?
Christophe Bigot : C’est la vie qui m’a mené à cette spécialité, je défends les médias écrits et audiovisuels. Je suis personnellement très sensible à la liberté d’expression. Notre association regroupe des avocats qui défendent autant de demandeurs que de défendeurs. Beaucoup travaillent dorénavant sur le terrain de l’E-réputation, d’autres sont des avocats de personnalités, d’entreprises ou de médias qui souhaitent protéger leur réputation ou leurs contenus, d’autres défendent la liberté d’expression. Nous sommes un peu les couteaux suisses juridiques de la communication. La 17e chambre est un orfèvre juridique qui soupèse en permanence au trébuchet de la proportionnalité des libertés fondamentales, de la réputation. Elle détermine jusqu’où on peut aller en matière d’expression publique, c’est un peu un magasin de porcelaine. Nous avons une jurisprudence qui est stable, avec des juridictions conscientes de leur responsabilité sociétale, constante.
AJ : Est-ce que le droit de la presse est une spécialité qui s’est beaucoup développée ces dernières années ?
Christophe Bigot : Non ce n’est pas forcément le cas. Le droit de la presse reste une niche. Notre association compte un peu plus d’une centaine d’avocats, quand on compare avec le droit des affaires, par exemple, c’est une goutte d’eau ! Mais il est vrai que si l’on revient vingt ans en arrière, avant internet en réalité, le contentieux a beaucoup, beaucoup changé… Avant nous ne traitions que de contentieux en lien avec les médias et désormais la moitié repose sur des contenus sur les réseaux sociaux : l’E-réputation n’existait pas il y a quinze ans !
AJ : Pourtant, l’expression « On ne peut plus rien dire » s’est un peu généralisée dans les défenses des uns et des autres ?
Christophe Bigot : En vérité, l’une des principales critiques que l’on peut faire aux juges de la 17e chambre, c’est de ne pas condamner assez, contrairement à ce que cette expression suppose. Il est difficile de condamner quelqu’un aujourd’hui pour un abus de la liberté d’expression. Souvent il faut tenir compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, par exemple.
AJ : Quelles grandes évolutions sont venues impacter le fonctionnement de la 17e chambre ces dernières années ?
Christophe Bigot : Pour moi, il y a quelque chose de très symbolique qui s’est produit ces toutes dernières années avec la multiplication des affaires liées au mouvement #Metoo. La bonne foi des plaignantes qui dénonçaient des abus sexistes et sexuels est de plus en plus reconnue. Avec l’affaire Balance ton porc et l’affaire Baupin, par exemple, la jurisprudence fait que leur parole est enfin reconnue et protégée. De même, un certain nombre d’affaires sur la liberté d’opinion font l’actualité. Des accusations de séparatisme, l’extrémisme qui touchent le débat public et se retrouvent au tribunal : l’affaire Rockhaya Diallo et Pascal Bruckner (il a été relaxé en juin), la plainte pour diffamation et injure publique intentée par Christophe Girard contre une dizaine d’élues de Paris, journalistes et militantes féministes (elles ont été relaxées en mars) le rôle de la cour en l’espèce est de protéger le droit à l’opinion, le débat public, même si le poil à gratter peut blesser. C’est une liberté fondamentale et la cour est gardienne de ces grands principes.
AJ : Considérez-vous que la protection des journalistes en France est remise en cause ?
Christophe Bigot : La 17e chambre se met dans les pas de ses prédécesseurs et on prit en compte les exigences de la CEDH pour mieux moduler les protections des journalistes. Si l’affaire d’Ariane Lavrilleux était passée devant la 17e chambre, ce qui n’est pas le cas, elle appliquerait ses raisonnements propres : est-ce que les informations en questions étaient de l’ordre de l’intérêt majeur, oui ou non ? Chez nous, les juges arbitrent toutes leurs décisions en fonction des libertés fondamentales, ce qui impose des raisonnements spécifiques qui n’ont rien à voir avec les juges de droit commun. Voilà pourquoi nous sommes très opposés, dans notre spécialité, à l’utilisation de certaines voies judiciaires comme la comparution immédiate. Car être juge des mots, c’est un métier, une façon de penser le droit. Un juge correctionnel qui a 30 affaires à traiter dans son après-midi ne peut pas être à même d’analyser la nature et les motivations profondes derrière un tweet posté en manif… Il faut tout analyser, c’est très compliqué et c’est pour cela que nous sommes très attachés à une chambre spécialisée.
AJ : Avez vous une inquiétude sur la pérennité de cette institution ?
Christophe Bigot : C’est une chambre historique à Paris. Dans d’autres grandes juridictions comme Nanterre, Bobigny, Lyon, Marseille, toutes les affaires sont également regroupées dans une 17e chambre. Garder l’intégrité de ces juges des mots garantit une sécurité juridique. Comme beaucoup de professionnels de la justice, j’ai des inquiétudes sur les moyens dédiés à la justice. Mais concernant ma spécialité, nous sommes sur la base de la loi de 1881 qui a traversé ô combien d’époques compliquées. Cette loi ne sera pas rayée d’un trait de plume et les magistrats du siège restent des esprits indépendants. Je suis peut-être naïf, mais je considère que ce rôle de sentinelle des libertés va rester en place de longues années encore…
AJ : Quelles affaires vous ont particulièrement marqué pendant ces décennies de pratique ?
Christophe Bigot : Si je dois retenir deux affaires, je parlerai en premier lieu de la plainte en diffamation des époux Aubrac, dans les années 1990. En tant que conseil du journaliste attaqué par les Résistants, Gérard Chauvy, nous devions apprécier dans le cadre de l’exception de vérité si le couple Aubrac avait renseigné Klaus Barbie. Nous avons entendu tous les Résistants de l’époque qui avaient entouré Jean Moulin avant son arrestation. C’était passionnant. Et bien sûr, je retiens aussi l’affaire des caricatures de Mahomet. Je représentais la Grande Mosquée qui avait porté plainte contre Charlie Hebdo, nous avions vécu quatre jours d’audience très forte sur les limites de la liberté d’expression.
Référence : AJU014s4