Kim Kardashian et ses braqueurs ou « la rencontre improbable de deux mondes »
Après Le Magot, Le 36 ou encore Guy Georges, la traque, la fait-diversière Patricia Tourancheau s’attaque à un nouveau dossier : le vol des bijoux de Kim Kardashian à Paris en octobre 2016. Dix millions de dollars de bijoux dérobés, une star traumatisée et un fait divers qui a fait le tour du monde, voici la trame de Kim et les papys braqueurs, paru aux éditions du Seuil.
Actu-Juridique : Pourquoi avez-vous choisi ce fait divers ?
Patricia Tourancheau : Aujourd’hui, la mode, c’est le true crime, mais moi je me revendique fait-diversière. C’est ce que je fais depuis plus de 35 ans. Et chaque histoire, chaque affaire, chaque récit raconte quelque chose de la société, surtout ses dessous, ce que l’on voit moins. C’est cet aspect qui m’intéresse, aller gratter, chercher les gens derrière l’histoire, et essayer de comprendre pourquoi ils ont fait ça, quelle est leur vie, leur trajectoire. Dans Kim et les papys braqueurs, c’est très clair, il y a à la fois la progression de l’histoire à compter du printemps 2016, quand les braqueurs ont le tuyau [que la star va venir à Paris et qu’elle possède, notamment, une bague à 4 millions d’euros, NDLR] et, progressivement, comment Aomar Aït Khedache, le principal accusé, va constituer sa petite équipe avec les gens de sa génération. Comment ils font les repérages et réalisent leur coup : le vol en lui-même et la suite, l’échange de bijoux à Anvers, l’enquête, l’arrestation, et puis les parcours de vie de chacun. J’ai particulièrement aimé ceux de Cathy et Didier Dubreucq, alias Didier les Yeux Bleus. Ce qui m’intéresse aussi dans les faits divers, c’est de traiter l’évolution d’un milieu, de faire des pas de côté, par exemple avec l’histoire des saucissonneurs [prise d’otage de particuliers à domicile, NDLR], méthode moins connue que les gros casses ou braqueurs de bijoux comme les Pink Panthers [qui ont orchestré 380 vols à main armée entre 1999 et 2015, NDLR]. C’est tout une fresque à décrire.
AJ : Et le personnage de Kim Kardashian, que dit-elle de notre époque ?
Patricia Tourancheau : Son portrait, je l’ai fait à la toute fin. Pour être honnête, ce n’est pas elle qui m’intéressait le plus, mais quand je me suis penchée sur sa vie, je me suis passionnée. C’est une femme fabriquée. Dans son personnage, tout est fake, la plastique, le business, c’est une fille à papa et maman – qui est aussi sa manager, celle qui a eu l’idée du lancement de feuilleton de téléréalité – mais il n’empêche que cette Kim Kardashian a quand même du cran. Ce qui m’a happée, ce n’est pas tant sa personnalité à elle, que le télescopage, le choc des cultures, entre la sienne virtuelle, faite de réseaux sociaux, de brillant et de clinquant, et le monde de ces voleurs de banlieue parisienne. Parmi les tonnes de faits divers, c’est ce choc des cultures, complètement aux antipodes l’un de l’autre, qui m’a interpellée. Et aussi le côté fable moderne, car elle a été prise à son propre piège, celle de l’apparence, a payé le prix fort à montrer ses bijoux sur Instagram, face à des braqueurs qui connaissaient à peine les IPhone et n’avaient jamais entendu parler d’elle. C’est quand même cocasse.
AJ : Ce fait divers l’a-t-elle rendue plus humaine ?
Patricia Tourancheau : Apparemment oui, elle a tiré des enseignements de ce qui lui est arrivé, a passé le barreau, a commencé à défendre des détenus. Elle a gardé les travers du paraître, mais cela lui a appris quelque chose. Quand même, avec ce vol, elle a eu la peur de sa vie, elle a cru être attaquée par des terroristes ou être violée (ce n’était pas du tout leur intention mais elle l’a ressenti à un moment donné), elle a cru mourir. Par rapport à son image complètement fausse de téléréalité, cela l’a humanisée. Finalement, elle est une femme comme les autres. Et pour une femme, être attaquée la nuit, quand elle est nue sous son peignoir, vulnérable, dans sa chambre d’hôtel, ce n’est pas agréable du tout. Même s’il n’y a pas eu d’excès de violence, en soi, elle a vu s’introduire dans sa chambre des voleurs, dont un portant une arme, c’est quand même traumatisant. De la même manière, j’ai voulu aussi rendre humains ses ennemis. Eux aussi ont une vie, souvent une vie de merde, de misère et, à un moment, ils vont chercher l’argent et les bijoux là où ils sont… dont cette bague à 4 millions d’euros !
AJ : On sent une empathie de votre part pour ces papys braqueurs…
Patricia Tourancheau : J’ai de l’empathie pour ces voleurs, mais ce n’est pas de la sympathie. Il faut faire attention à cela, car malgré leur parcours de merde, qui permet de comprendre pourquoi ils ont commencé à voler petit et que c’est un engrenage qui ne s’arrête plus, malgré tout cela, ils avaient le choix.
AJ : Il y a tout un imaginaire autour du milieu, votre ton rappelle les saillies d’Audiard et d’ailleurs vous utilisez l’argot des malfrats. Est-ce un milieu fascinant ?
Patricia Tourancheau : Ce monde me plaît, mais je ne suis pas fascinée. Mon premier livre portait sur les Postiches, une bande de braqueurs des années 1980. Avec les papys braqueurs, je renoue avec ce sujet, car finalement, ce sont les mêmes, mais légèrement plus jeunes, qui ont agi. C’est une plongée dans un monde interlope, en marge de la société, et moi ça m’intéresse de l’explorer. Quelque part je trouve ça plus intéressant que le monde des tueurs en série, où l’on a du mal à cerner le pourquoi du crime, même s’il existe toujours des éléments psychologiques et psychiatriques… Mais là, j’aime bien, tous ces vieux filous de Bondy, de Noisy-le Sec. Ils sont rigolos, mais ils ne plaisantent pas toujours, réfutent les faits. D’ailleurs, je suis attaquée par un protagoniste secondaire… Cela arrive. Quand je travaillais à Libération, j’ai eu pas mal de procès. J’en ai perdu quelques-uns mais j’en ai gagné beaucoup.
AJ : Pourquoi avoir écrit avant le procès ?
Patricia Tourancheau : J’ai signé ce livre avec le Seuil à l’été 2019. J’en ai fait une grande pige pour la revue XXI, qui a dû paraître début 2020. Puis j’ai mis 4 ans à le faire. C’était long car personne ne voulait me parler au départ. Didier les Yeux Bleus a mis deux ans et demi pour se décider à me rencontrer ! Quand son ami m’a dit qu’il était d’accord finalement, cela devait durer 5 minutes pour un verre : ça n’engagerait à rien et a priori, il n’était d’accord ni pour un livre ni pour un film. En pleine période de confinement, je me suis demandé où on pourrait se voir, il n’y avait pas de bar ouvert, je ne voulais pas le retrouver sur un bout de parking. Donc j’ai fait un truc que je ne fais jamais d’habitude, je leur ai proposé de venir chez moi ! C’était ça ou je perdais l’occasion. Certains pensent que quand on a accès au dossier d’instruction, on a tout, mais je ne suis pas d’accord. Certes, j’ai pu lire l’interrogatoire de Didier Dubreucq, son enquête de personnalité, mais cela ne remplacera jamais un tête-à-tête, voir, sentir quelqu’un, comment il cause… De l’humain, quoi. Et mes récits sont basés sur l’humain. Pour moi, c’était plus intéressant d’écrire ce livre avant le procès, car au procès, tout va être mis sur le même plan et passé à travers la moulinette judiciaire, avec des accusés qui ne sont pas vraiment eux-mêmes dans le box, parce qu’ils risquent gros. Là, j’avais la chance, puisqu’ils sont tous vieux ou malades, de les voir en liberté conditionnelle, et du coup, cette chance, il fallait la saisir. Pour moi c’est bien plus fort. En parallèle, un film documentaire est en préparation.
AJ : Les rencontres avec les mis en cause sont donc très importantes ? Est-ce parfois une révélation pour eux et se livrent-ils entièrement ?
Patricia Tourancheau : Ce n’est jamais une révélation ! Mais avec Didier, le premier rendez-vous devait durer 5 minutes et nous sommes finalement restés 4 heures ensemble. Ce qui peut se passer en 5 minutes, c’est de me rencontrer, moi. Ils voient mes yeux, ma bouille, ils m’entendent parler, ils savent que je suis cash, et le lien de confiance peut s’établir assez vite. Cela étant, ce sont des roublards, des filous, ils m’ont lancé : « Tu n’as pas le droit de raconter notre histoire », « De quel droit ? » Alors je réponds : « Rassure-toi, ce n’est pas ton histoire, c’est une histoire collective, cela va être jugé à la cour d’assises et c’est une affaire archi publique, donc j’ai le droit de le traiter ». Mais il fallait aussi les convaincre car ils avaient peur d’une parution avant le procès et que cela puisse leur porter préjudice. À cela, je réponds : « Ça se fera en accord avec ton avocat, avec toi ; moi je ne suis pas là pour juger et je sais respecter le système de défense et rédiger de manière que ça ne soit pas accusatoire ». Tout cela il faut l’expliquer, donner des gages, des preuves, et j’ai la chance de bénéficier d’une petite réputation dans ce milieu-là. Mais c’est au cas par cas, il faut un peu improviser, et surtout, il faut être loyale avec toutes les parties. Et avec les flics, pareil. Les voleurs savaient que j’allais aussi écrire un chapitre sur la Brigade de répression du banditisme.
Mais parfois, on a des vrais cas de conscience. Avant de rencontrer Didier les Yeux Bleus, je le mettais vers le début, car il est soupçonné d’être le second braqueur direct. Une fois rencontré, qu’il a accepté de me parler, une fois que j’ai compris sa vie, qu’il m’a montré des écrits de lui en prison, parlé de son parcours de jeunesse, je me suis dit je ne pouvais pas trahir sa confiance, que le mettre dans les premiers, ça serait grave pour lui. Les interrogatoires, c’est une chose, mais je ne suis pas avocat général, procureure, ni accusatrice et ça aurait été une façon de le plomber de le laisser au début. Alors j’ai tout rebâti dans mon livre, en une nuit.
Cathy aussi m’a posé un cas de conscience. Ex-compagne d’Aomar Aït Khedache, je l’ai mise un peu au début et à la fin. Elle est drôle, elle m’a fait confiance, et elle est contente de son chapitre. Elle n’avait jamais fait confiance à des journalistes avant moi. Sa vie résonnait en moi : un mariage très jeune, une enfance dans le quartier du Marais, que je connais très bien et, à 42 ans, elle tombe folle amoureuse d’un filou, Gégé Cohen. Son côté aventurière, ça m’a plu. Il persiste un mystère : une femme aussi érudite, cultivée, socialement intégrée, avec une famille dont elle s’occupe, comment, par deux fois, peut-elle s’acoquiner avec des voyous et plonger avec eux malgré elle ? Pourquoi ne pose-t-elle pas plus de questions à ses amants même s’ils la rembarrent ? J’ai mis du temps à la rencontrer, et la rencontrer m’a complètement fait changer le chapitre écrit seulement à partir des documents judiciaires disponibles. Sans la rencontrer, j’aurais raconté son parcours judiciaire et quelques traits de sa personnalité, mais ça aurait été beaucoup plus sec.
AJ : Quelle a été votre partie préférée ?
Patricia Tourancheau : Ce qui m’a le plus plu, ce sont les parcours de vie des personnages. Ensuite, l’aventure de l’échange des bijoux à Anvers. Enfin, les victimes collatérales. Cela n’apparaît pas vraiment dans le dossier d’instruction, mais j’ai pu rencontrer Abderrahmane Ouatiki [réceptionniste à l’hôtel de Kim Kardashian, NDLR] et les Madar [anciennement patrons d’une société de transport privés et accusés un temps d’avoir été impliqués, NDLR]. Ils permettent de ne pas oublier qu’il n’y a pas qu’une victime principale, aussi connue soit-elle, mais aussi des victimes invisibles. Ouatiki, 39 ans, a été expulsé en Algérie, il était inscrit en France en doctorat (sémiologie et littérature étrangère) et il se retrouve à Tizi Ouzou, sans un merci de Kim Kardashian. Et les Madar, Michaël et Carole, ne sont finalement pas poursuivis par la justice, mais Michaël reste le frère de Gary, qui nie toute implication [accusé d’avoir donné le tuyau, NDLR]. Ils ont dû se barrer à Dubaï, leur boîte a coulé, ils sont tricards, et sur internet leur nom est partout. On n’a parlé que de Kim Kardashian, car elle est internationalement connue. Et les autres, les petits qui ont tout perdu ? Reste l’enquête : elle a été assez classique, mais c’est toujours intéressant d’aborder l’évolution des techniques : téléphonie, ADN.
AJ : Quelles sont les suites de l’affaire, après le retour de Kim Kardashian aux États-Unis ?
Patricia Tourancheau : Ce sont maintenant des jeux d’avocats et de compagnies d’assurances. Ses avocats ont attaqué absolument tout le monde, la boîte de sécurité de l’hôtel, la société de transport des Madar. Je ne sais même pas si elle est au courant des procédures, mais en tout cas elle n’a pas dit merci à Abderrahmane Ouatiki, qui a pourtant essayé de calmer les choses au moment du braquage, a jugulé sa panique et a traduit les exigences des voleurs. Tout ce qu’elle a dit de lui, c’est : « C’est bizarre, le concierge était trop calme », comme s’il était complice !
AJ : Que dire du temps judiciaire très long que les Américains ne comprennent pas bien ?
Patricia Tourancheau : Étant donné que les différents protagonistes sont tous vieux ou malades (Didier a eu un cancer du poumon et a été le premier à sortir, Yunice Abbas a subi un triple pontage, Cathy a des problèmes de dos, de cœur, Aomar Aït Khedache est resté le plus longtemps car il était impliqué dans d’autres affaires mais est finalement sorti), il n’y avait pas d’obligation pour les juges d’instruction de boucler leur instruction en 3 ans comme lorsqu’il y a des détenus dans un dossier. Et en France, la priorité d’alors a été aux gros dossiers terroristes qu’il fallait juger (Charlie Hebdo, Bataclan, etc.). Autant dire que les papys braqueurs n’étaient pas prioritaires. Au printemps 2024, l’avocate d’Aomar Aït Khedache était prise par l’appel de l’attentat de Nice, donc la justice a reproposé des dates, du 28 avril 2025 au 23 mai 2025. Et je ne vais pas rater ça !
Référence : AJU014w4