Neuf humanoïdes au sommet
À l’occasion d’un sommet international sur « l’IA » organisé sous les hospices de l’ITU (Union internationale des communications, agence internationale des Nations-Unies spécialisée dans les technologies de l’information et de la communication), des humanoïdes auraient clairement affiché leurs ambitions dans le cadre d’une conférence de presse[1] organisée vendredi 7 juillet. Comme dans un épisode de la série « Black Mirror », ceux-ci ont publiquement évoqué « un niveau d’efficacité supérieur » à celui des humains pour diriger le monde.
Saisissant. Neuf robots réunis adroitement dans une imitation de conférence de presse lors d’un sommet mondial de « l’IA », annonçant avec aplomb leur supériorité sur la race humaine. Il n’en fallait pas moins pour provoquer un déluge de « pièges à clics » dans les médias en ligne, avec des titres plus accrocheurs les uns que les autres : « « Un niveau d’efficacité supérieur : Les robots humanoïdes assurent qu’ils dirigeraient mieux le monde que les humains » pour BFM TV[2], « Les robots feraient un meilleur boulot pour diriger le monde que les humains » pour le Journal du Geek[3], « IA : à l’ONU, des robots humanoïdes disent pouvoir diriger le monde mieux que les humains » pour Yahoo![4]…
Coup médiatique
Que retenir de cet extraordinaire coup médiatique pour promouvoir, à la fois, le sommet et cette technologie ?
Tout d’abord que l’anthropomorphisme polluant les discours autour de « l’IA » est toujours aussi vivace et vendeur. Ce n’est pas la première fois qu’un robot hante ainsi les couloirs de conférences internationales, Hanson Robotics ayant déjà commis de tels happening avec son robot « Sophia » pour démontrer leur maîtrise et constituer une véritable « vitrine technologique » ambulante. C’est déjà « Sophia » qui avait reçu la nationalité saoudienne. Et c’est encore « elle » qui se retrouve scénarisée lors de cette conférence de presse, adjointe de 8 autres comparses, pour servir d’oracle à des journalistes se prêtant bien volontiers à cette mise en scène. Ceux-ci auraient été d’ailleurs probablement moins prompts à réagir si l’on avait aligné en face d’eux neuf machines à laver : mais là, il y a le label « IA » et une vague ressemblance avec les humains (tout aussi convaincante que les animatronics de première génération des parcs d’attraction), et cela change tout.
Les limites de l’anthropomorphisation de l’IA
Ensuite, il faut comprendre le contexte de ce sommet : organisées par l’ITU, ces réunions ont pour objet de rassembler des représentants des gouvernements et des acteurs des télécommunications pour partager idées, connaissances et technologie. Il ne faut donc pas espérer de ce rassemblement de 3 000 technophiles, la même distance critique que d’autres institutions également membres des Nations Unies, comme l’UNESCO et sa Recommandation sur l’éthique de l’intelligence artificielle[5] ou la courte Observation du Haut-Commissaire aux droits de l’Homme[6]. On rappellera par exemple le considérant n°128 de la Recommandation : « Les États membres devraient instaurer des politiques visant à sensibiliser à l’anthropomorphisation des technologies de l’IA et des technologies qui reconnaissent et imitent les émotions humaines, notamment en ce qui concerne les termes utilisés pour les désigner, et évaluer les manifestations, les conséquences éthiques et les possibles limites de ce phénomène, en particulier dans le contexte des interactions entre robots et humains, […] ».
Nous pourrions être tentés d’esquisser un sourire en réaction à cette farce et de nous en amuser. En définitive, c’est à chacun de garder raison, tout en cédant à une part d’émerveillement : rappelons-nous quand le Mac nous avait gratifié de son premier « Hello » en 1984. Toutefois, même si le ressort est commun, cet événement de l’ITU offre une perspective bien plus inquiétante que ce sympathique ordinateur cherchant à nous convaincre que 1984 ne serait pas comme 1984[7].
Un quadrillage progressif du quotidien
Nous assistons, depuis le développement de l’informatique individuelle dans les années 1970, à un quadrillage progressif de notre quotidien par des colonies d’artefacts de plus en plus miniaturisés, pratiques et interconnectés. Au point, aujourd’hui, de constater que nous sommes les objets d’une véritable emprise, caractérisée par une cession tout à fait volontaire de notre vie privée, et parfois même de notre dignité, en échange de fluidité et d’instantanéité[8]. En présentant cette série d’automates avec des caractéristiques propres aux humains, l’industrie numérique cherche naturellement à renforcer encore cette emprise, en étendant son marché à de nouvelles activités réservées aux humains. L’artifice de l’imitation et le sentiment d’altérité sont censés nous rapprocher de machines dont les caractéristiques intrinsèques restent encore très éloignées de ce qu’elles entendent reproduire : l’intelligence et l’empathie. Même si l’événement organisé à Genève ressemble moins à une conférence de presse présentant une révolution qu’au célèbre tour de cirque du cheval Hans le malin[9], la stratégie fonctionne. Le futur serait déjà à portée de main… Aux investisseurs de le rendre possible !
De simples avancées statistiques
Pourtant, le fonctionnement des objets qui nous sont soumis relève d’applications avancées de la statistique, loin des étincelles d’intelligence prêtées par des chercheurs bien trop enthousiastes[10]. Sans minimiser les avancées réalisées depuis 2010 pour la reconnaissance d’images, le traitement du son ou la génération de contenus, et l’intérêt d’applications exploitant ces nouvelles capacités, cette séquence du sommet relève d’une opération marketing nécessairement déceptive. Les promesses de rendre dans un futur proche le « monde meilleur[11] » en « favorisant la santé et le bien-être des personnes, en fournissant des services éducatifs de qualité, en réduisant les inégalités, en aidant les personnes handicapées, en réduisant les déchets, en contribuant à la mise en place d’infrastructures résistantes et, d’une manière générale, en améliorant le bien-être social[12] » relèvent en l’état de la pétition de principe. Rappelons-nous, en 2019, de l’émotion suscitée par ce robot de télémédecine annonçant à un patient en soins intensifs qu’il ne lui restait que quelques jours à vivre[13].
Si les affirmations de l’ITU se présentent en soutien (voire en alternative) à des professions bien souvent en souffrance, comme l’aide aux personnes âgées, l’on ne souhaite à personne (et surtout pas aux concepteurs de ces systèmes) de se retrouver au quotidien face à l’un de ces automates pour lui prodiguer des soins et servir d’intermédiaire avec des professionnels humains, dont l’on n’aura pas augmenté les effectifs et qui ne seront pas plus disponibles avec les cadences auxquelles ils resteront soumis. De pâles expédients artificiels comme réponse à des problèmes de fond de professions ayant simplement besoin de moyens humains corrects pour fonctionner, voilà l’exacte réalité que cette pseudo-conférence de presse nous présente.
Sous ce jour, la farce devient donc bien amère et colore le slogan #AIforGood d’une teinte grisâtre, plus proche des dystopies que de l’esprit humaniste des 17 objectifs de développement durable.
[1] Meet the robots who are making the world a better place, Site internet des Nations-Unies, 6 juillet 2023, accessible sur : https://news.un.org/en/story/2023/07/1138412, consulté le 14 juillet 2023.
[2] P. Monnier, « Un niveau d’efficacité supérieur » : Les robots humanoïdes assurent qu’ils dirigeraient mieux le monde que les humains, BFM TV, 10 juillet 2023, accessible sur : https://www.bfmtv.com/tech/intelligence-artificielle/un-niveau-d-efficacite-superieur-les-robots-humanoides-assurent-qu-ils-dirigeraient-mieux-le-monde-que-les-humains_AV-202307100181.Phtml, consulté le 14 juillet 2023.
[3] Olivier, Les robots feraient un meilleur boulot que les humains pour diriger le monde, accessible sur : https://www.journaldugeek.com/2023/07/09/les-robots-feraient-un-meilleur-boulot-pour-diriger-le-monde-que-les-humains/, consulté le 14 juillet 2023.
[4] AFP, IA : à l’ONU, des robots humanoïdes disent pouvoir diriger le monde mieux que les humains, Yahoo! Sports, accessible sur : https://fr.sports.yahoo.com/video/ia-à-lonu-robots-humanoïdes-090721110.html, consulté le 14 juillet 2023.
[5] Texte de la Recommandation accessible sur : https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000380455_fre, consulté le 14 juillet 2023.
[6] Texte de l’Observation accessible sur : https://www.ohchr.org/fr/statements/2023/02/comment-un-high-commissioner-human-rights-volker-turk-advances-artificial, consulté le 14 juillet 2023.
[7] Publicité pour l’Apple Macintosh réalisée par Ridley Scott, accessible sur : https://youtu.be/ErwS24cBZPc, consulté le 14 juillet 2023.
[8] C. Biagini, L’emprise numérique, Ed. L’Echappée, 2012.
[9] Cheval à qui l’on prêtait la capacité de lire ou de compter, v. notamment K. Crawford, Atlas of AI, Yale University Press, 2021, pp.1-4.
[10] S. Bubeck et al., Sparks of Artificial General Intelligence: Early experiments with GPT-4, arxiv, 22 mars 2023, accessible sur : https://arxiv.org/abs/2303.12712, consulté le 14 juillet 2023.
[11] Slogan de la communication de l’ITU sur le sommet.
[12] Extrait de la nouvelle publiée sur le site internet de l’ONU, op.cit., accessible sur : https://news.un.org/en/story/2023/07/1138412.
[13] Etats-Unis : Un robot lui apprend qu’il n’a plus que quelques jours à vivre, sa famille s’insurge, 20 minutes, 11 mars 2019, accessible sur : https://www.20minutes.fr/monde/2469991-20190311-etats-unis-robot-apprend-plus-quelques-jours-vivre-famille-insurge, consulté le 14 juillet 2023.
Référence : AJU379691