Presse : quand le « motif prépondérant d’intérêt public » anéantit le secret des sources
La loi du 4 janvier 2010 prévoit qu’on ne peut exploiter des documents appartenant à des journalistes que pour « un motif prépondérant d’intérêt public ». Or, certains magistrats considèrent qu’une enquête pénale constitue, en soi, un motif répondant à ces exigences. Me Pierre-Eugène Burghardt et Me Octave Nitkowski, qui défendent Philippe Miller, l’un des journalistes concernés par ce type de procédure, jugent nécessaire de réformer ce texte pour le préciser.

À l’heure des rétrospectives, la fin d’année 2024 aura été celle de l’activisme judiciaire à l’encontre des journalistes. Deux affaires dites « Lavrilleux » et « Philippe Miller » ont ainsi mis en lumière les carences de la réforme intervenue par la loi n°2010-1 du 4 janvier 2010. Madame Ariane Lavrilleux est aujourd’hui poursuivie pour avoir révélé le possible détournement par l’Égypte d’une opération de renseignement française, quand Philippe Miller a été interpellé fin novembre dans un restaurant parisien par des policiers en planque alors qu’il s’entretenait avec sa source.
Le secret, réceptacle d’un potentiel infractionnel ?
Ces deux affaires soulignent, en creux, la suspicion, voire l’hostilité de la puissance publique pour le secret, qu’il soit celui des journalistes ou des avocats, comme le dénonce d’ailleurs régulièrement l’ancien Vice-Bâtonnier de Paris Vincent Nioré. Du point de vue du Parquet notamment, le secret, celui qui pourtant sert à protéger client et source, doit être régulièrement écarté puisqu’il n’est en définitive que le réceptacle d’un potentiel infractionnel.
Ce raisonnement infondé affaiblit notre démocratie en ce que, dans le cas des journalistes, la levée ou la simple menace qui pèse sur le secret des sources « permet de dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général » (CEDH Goodwin §39).
À cette fin, et dans le prolongement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, la France avait pourtant fait évoluer sa législation afin de mieux protéger les journalistes et le secret des sources. Dans une loi du 4 janvier 2010, le législateur avait conditionné l’exploitation de documents appartenant à des journalistes à deux critères prévus à l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 : la proportionnalité et la démonstration d’un « motif prépondérant d’intérêt public » directement puisé dans la décision Cour européenne des droits de l’Homme du 27 mars 1996 dite « Goodwin ».
Or, comme le soulignait justement Madame Aurélie Filippetti dans les travaux parlementaires (rapport n°1289, commission des lois sur la loi n°2010-1) « la notion d’impératif prépondérant d’intérêt public n’est pas définie dans notre droit interne ce qui ouvre la voie à toutes les interprétations empiriques par les praticiens » et notamment par le juge des libertés et de la détention chargé de contrôler les perquisitions ainsi effectuées chez des journalistes ou dans des entreprises de presse. En ne choisissant pas de définir ce motif ou d’en circonscrire les critères, le législateur a ouvert la voie à une interprétation exclusive et extensive du juge des libertés et de la détention puisque, comme le prévoit l’article 56-2 du Code de procédure pénale, son ordonnance est insusceptible de recours.
Dans l’ordonnance du 19 novembre 2024, le juge des libertés et de la détention, curieusement le même que dans l’affaire Lavrilleux, a ainsi pu juger que l’exploitation des documents détenus par le journaliste Philippe Miller était fondée en ce qu’« une enquête pénale répond à un motif prépondérant d’intérêt public ». En d’autres termes, cette définition permet désormais au Parquet d’obtenir quasi systématiquement l’exploitation de documents provenant de perquisitions au sein d’entreprises de presse ou chez des journalistes et d’annihiler par ricochet le secret des sources.
Une deuxième carence existe sur le plan procédural.
Lorsque le journaliste est relâché sans poursuite au stade de la garde à vue, il ne bénéficie d’aucune garantie procédurale permettant de saisir une juridiction aux fins d’examen du bien-fondé des perquisitions dont il a fait l’objet.
Corriger les carences de la loi
Face à ces réalités, une réforme de la loi du 4 janvier 2010 s’impose de manière urgente afin de sanctuariser le secret des sources. Un juste équilibre doit être recherché afin de ne pas non plus faire des journalistes des citoyens bénéficiant de droits exorbitants du droit commun.
Nous proposons ainsi :
1- L’intégration dans l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 un nouvel alinéa 4 rédigé de la façon suivante :
« le motif prépondérant d’intérêt public prévu au précédent alinéa n’est fondé que s’il est démontré l’existence de faits dont la portée serait d’une gravité exceptionnelle ».
2- De reprendre dans sa rédaction à l’article 56-2 du Code de procédure pénal, le droit au recours prévu à l’article 56-1 du même code pour les avocats, permettant ainsi aux journalistes et aux entreprises de presse objet de la perquisition d’effectuer un recours suspensif.
3- De prévoir, comme en Belgique, que seul un juge d’instruction peut prendre l’initiative de porter atteinte au secret des sources et doit, pour ce faire, respecter des conditions particulièrement strictes.
Ce n’est qu’en corrigeant rapidement ces carences que le législateur reprendra la main sur une déformation jurisprudentielle préoccupante. À l’heure de la division politique, il est à espérer que ce sujet de la protection du secret des sources trouve l’écho nécessaire afin que la presse continue à être le chien de garde de la démocratie.
Référence : AJU495732
