Affaire Abbé Pierre : « Un seul témoin, pas de témoin »

Publié le 22/08/2024

Ce qu’on appelle la « vérité judiciaire », peut-elle se fonder uniquement sur le seul témoignage de la victime  ? C’est ce que revendiquent certains militants, féministes ou pas, qui pour des raisons idéologiques ou par générosité, ont décidé, une fois pour toutes, de ne pas faire confiance à l’institution judiciaire et à ses exigences en matière de preuves. « Je te crois », clament-ils à l’adresse des femmes victimes de violences sexuelles. Même l’enfer est pavé de bonnes intentions…

Affaire Abbé Pierre : "Un seul témoin, pas de témoin"
« La Justice éclairant la Vérité et protégeant l’Innocence contre le Mensonge et la Calomnie » par Léon Bonnat (1833-1922) – La justice au centre de la toile éclaire la vérité figurée par une femme nue tenant un miroir, pour protéger l’innocence – la femme avec l’enfant – tandis que le mensonge et la calomnie, incarnés par les deux hommes dans le coin gauche, du tableau sont chassés. Première chambre de la cour d’appel de Paris (Photo :© P. Cabaret)

L’« affaire Abbé Pierre »

Ce qu’on appelle désormais « l’affaire Abbé Pierre » a débuté le 17 juillet 2024 avec la publication d’un rapport du cabinet Egaé faisant état de sept témoignages de femmes mettant en cause le prêtre pour des attouchements à caractère sexuel qu’il aurait commis plusieurs années ou décennies avant son décès survenu en 2007. Aucun de ces témoignages n’avait fait jusque-là l’objet de plaintes. En l’absence de jugement et même d’enquête policière, la sanction est pourtant immédiatement tombée : l’honneur et l’image de l’Abbé Pierre ont été détruits en quelques heures, définitivement peut-être. Le 22 juillet 2024 l’association Mouv’Enfants a investi le manoir d’Esteville, en Seine Maritime, où le prêtre avait l’habitude de se retirer et qui était devenu, après sa mort, son mémorial. Les militants ont affiché des panneaux condamnant la pédocriminalité et une grande banderole annonce : « Abbé Pierre – pas de lieu de mémoire pour un agresseur ». Arnaud Gallais, cofondateur de Mouv’Enfants, a déclaré qu’« on ne peut pas rendre hommage à un agresseur ». Le responsable Emmaüs du site, Philippe Dupont, s’est déclaré solidaire avec cette démarche et, conforté par une pétition, préconise le changement d’affectation du manoir d’Esteville. Il est donc quasiment certain que ce lieu de mémoire disparaîtra.

Une fois de plus, dans la continuation de la vague me-too, se pose donc le problème de la présomption d’innocence, principe bafoué par une certaine « justice » féministe, alternative et expéditive, qui assume vouloir contester le fonctionnement de l’institution judiciaire et remettre en cause de manière radicale les principes du droit dont elle se revendique depuis des siècles. Ces militantes clament haut et fort que les tribunaux continuent à fonctionner selon les règles d’une société patriarcale assurant l’impunité aux auteurs des violences faites aux femmes. « Le système judiciaire se montre donc incapable de garantir aux femmes, non pas seulement un procès équitable, mais un procès tout court – leur refusant la reconnaissance de leur statut de victimes et épargnant aux hommes leur statut d’agresseurs. Si la parole des femmes s’est indiscutablement libérée ces dernières années, les oreilles de la justice sont quant à elles encore sourdes à leurs plaintes », écrit Violaine De Filippis-Abate dans son livre Classées sans suites.

Au cœur de ce débat, on retrouve la problématique de la crédibilité du témoignage : pour les militantes féministes, il s’agit du scandale de la justice qui ne croit pas à la parole des femmes victimes ; pour les juristes, c’est la crainte de l’erreur judiciaire.

Du Deutéronome au Code Justinien

C’est bien là le nœud du problème qui explique, notamment, le pourcentage incontestablement important de classements sans suite en matière de violences conjugales, car ce type d’infractions a lieu, le plus souvent, en l’absence de témoins. Les constatations médicales ne sont pas toujours probantes (quid des menaces et des insultes, qui laissent des traces dans l’esprit mais pas sur le corps ?). La parole des deux protagonistes est, donc, primordiale car souvent les enquêteurs ne disposent pas d’autres éléments. On retrouve ce cas de figure dans l’affaire Abbé Pierre : dans les sept cas évoqués par Egaé, il n’y pas de témoins. Même si les victimes avaient déposé plainte à l’époque des faits, les examens médicaux n’auraient rien donné, puisqu’aucune ne fait état de violences, mais seulement d’attouchements. Et si le suspect avait été entendu, et les avait niées, qu’est-ce que la justice aurait fait ? Très probablement, elle l’aurait relaxé, suscitant l’ire des militants néo-féministes et justifiant donc le recours à une justice parallèle, c’est-à-dire à l’« enquête » d’Egaé et le lynchage médiatique qui s’en est suivi.

Comment sortir de ce dilemme ? Il n’y a qu’une seule solution : par le haut, c’est-à-dire par le droit, en reconnaissant ce qu’on sait depuis toujours, à savoir que les témoignages, même quand ils sont sincères, ne sont pas fiables, et que la justice ne peut pas se contenter de dire « je vous crois » et condamner. Tous les praticiens du droit le savent, car ce principe est ancré dans leur ADN depuis au moins 2800 ans (selon les sources attestées – mais vraisemblablement plus), à savoir dans le Deutéronome, 19-15 : « Un seul témoin ne peut suffire pour convaincre un homme de quelque faute ou délit que ce soit ». Le principe est repris par le Nouveau Testament (Mathieu, 18-16) et par le Code Justinien du VIe siècle codifiant le droit romain.  L’adage latin « testis unus, testis nullus », vaut pour tous les témoins, hommes ou femmes, qu’ils soient victimes ou pas.

Jean Valjean et l’erreur judiciaire

Cette problématique du témoignage, acte judiciaire à la fois incontournable mais dont il faut en toute circonstance se méfier, est d’une évidence morale éclatante, et a été évoquée dans des pages mémorable des Misérables de Victor Hugo. Dans le roman, des indices pèsent sur un certain Champmathieu, faisant penser qu’en réalité il pourrait être l’ancien forçat Jean Valjean, recherché depuis des années, ce que le mis en cause nie, tout en se trouvant dans l’impossibilité de fournir des preuves. Le juge questionne donc des bagnards, qui le reconnaissent formellement

: « ’’Regardez bien l’accusé, recueillez vos souvenirs, et dites-nous, en votre âme et conscience, si vous persistez à reconnaître en cet homme votre ancien camarade de bagne, Jean Valjean’’[déclare le juge]. Brevet regarda l’accusé, puis se retourna vers la cour. ’’Oui, monsieur le président. C’est moi qui l’ai reconnu le premier et je persiste. Cet homme est Jean Valjean’’ ». Or l’homme en question n’est pas Jean Valjean : ses accusateurs n’ont pas menti, ils se sont simplement trompés, se basant sur une ressemblance physique incontestable mais erronée. Seule l’intervention d’un témoin (de taille, puisqu’il s’agit de Jean Valjean lui-même, en la personne de Monsieur Madeleine) parvient à disculper le pauvre hère qui a failli être condamné à sa place au bagne à vie.

L’exemple fourni par Victor Hugo me semble particulièrement pertinent : il ne s’agit pas pour lui – comme pour nous – d’accuser les témoins (victimes ou pas) de mensonge (doublé éventuellement d’un complot), mais de tenir compte de la fragilité de tout témoignage. La vérité psychologique n’est pas la vérité judiciaire : même dans les meilleures hypothèses, le témoignage reste aléatoire car il est l’aboutissement d’un processus psychologique complexe, faisant intervenir successivement des phénomènes de perception, de mémoire, d’évocation volontaire de souvenirs et même de relation à un tiers (militant, journaliste, policier ou magistrat qu’il soit). En la matière, l’erreur involontaire est toujours possible et, souvent, constatée.

Vaincus par la calomnie

Serait-il possible que le mouvement néo-féministe puisse remettre en cause le principe de la présomption d’innocence en « sacralisant » le témoignage des femmes victimes ? Cela semble hautement improbable et même totalement impossible, et je pense qu’elles le savent parfaitement. En réalité, leur but, ce n’est pas de réformer la justice, mais de semer la panique chez les « ennemis », à l’instar de ce qui se passait autrefois aux Etats-Unis où aucune « loi de lynch » n’a jamais été présentée au Capitole et qui pourtant était couramment appliquée dans les Etats du sud, faisant des milliers de morts. Je rappelle que le lynchage était une forme d’« auto-justice » s’exerçant à l’encontre de suspects (généralement des hommes noirs accusés d’avoir eu des relations sexuelles – consenties ou pas – avec des femmes blanches).

« Dans un monde parfait où la justice effectuerait correctement son travail, le contre-pouvoir journalistique ne serait pas venu s’immiscer pour pointer ce dysfonctionnement du système » [judiciaire], écrit la même Violaine De Filippis-Abate dans l’hebdomadaire Marianne du 25/30 juillet 2024. En attendant ce « monde parfait » dont la naissance n’est pas annoncée pour demain, les militants, journalistes et autres influenceurs continueront donc à pratiquer sans états d’âmes cette justice expéditive qui, dans le passé, a déjà provoqué des désastres sans noms, non seulement aux USA, mais aussi en France. L’illustration parfaite en est donnée par une autre « affaire » célèbre : celle de Roger Salengro, ministre socialiste du Front Populaire, suicidé en 1936 suite à une campagne de calomnies l’accusant injustement de désertion lors de la Grande Guerre. Avant de s’asphyxier, il avait placé bien en vue sur son bureau deux exemplaires du journal Gringoire, qui avait soutenu ce lynchage médiatique, et rédigé ces lignes : « S’ils n’ont pas réussi à me déshonorer, du moins porteront-ils la responsabilité de ma mort. Je ne suis ni un déserteur, ni un traître ». Il est vrai qu’il n’y aura pas de risque de suicide avec l’Abbé Pierre…

 

 

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