Attentats du 13 novembre : « Ceux qui se font exploser, c’est une réponse aux bombardements »

Publié le 12/01/2022

Le procès des attentats du 13 novembre a repris mardi 11 janvier avec le début des interrogatoires des accusés. Mohamed Abrini a été entendu sur la question de son rapport à la religion. Sept ans après les faits, il apparait très radicalisé, bien qu’il conteste l’utilisation de ce terme, et se refuse à condamner les attentats. 

Palais de justice de Paris
Palais de justice de Paris (Photo : @P. Cluzeau)

Au procès des attentats du 13 novembre, tout ou presque est singulier. Ainsi par exemple, alors qu’il s’est ouvert le 8 septembre, c’est seulement mardi 11 janvier qu’ont débuté les interrogatoires des accusés.

Le premier à être entendu est Mohamed Abrini. Né en décembre 1984, ce belge d’origine marocaine appartient à la cellule de Molenbeek. C’est à sa drôle de spécialité professionnelle, le cambriolage de coffres dans les concessions automobiles, qu’il doit son surnom de Brinks. Entre 2002 et 2015, il accumule 6 condamnations dont une pour vol et cinq pour conduite sans permis. La plupart des personnes mentionnées dans le dossier sont des connaissances, voire des voisins, la maison de la famille Abdeslam étant mitoyenne de la sienne. Brinks aurait pu poursuivre une carrière de délinquant de droit commun, si le départ de son petit frère pour la Syrie, où il laissera la vie en 2014, n’avait eu l’effet d’un électrochoc « il m’a guidé, il a été mon repentir, moi j’étais loin de tout ça, après on se pose un tas de questions, sur le but de l’existence, qu’est-ce qu’on fout sur ce caillou perdu ? ».

« Je vais me battre pour défendre la cause du tout puissant »

Ses proches s’étonnent, il s’intéresse à la religion, exige que sa petite amie se voile, parle de djihad, condamne la musique et visionne les vidéos de l’État islamique comme d’autres aujourd’hui attendent la suite des séries sur Netflix (la comparaison est de lui). Le 15 novembre 2014, il écrit un sms à sa compagne qui ne laisse aucune place au doute sur sa radicalisation :  « Je vais me battre pour défendre la cause du tout puissant, j’ai des sœurs qui se font violer des petits frères et sœurs qui se font massacrer. Je m’enfuis vers le tout puissant et le prix à payer c’est y laisser sa vie pour un pardon de sa part ».

Ce ne sont pas que des mots. Le 23 juin 2015, il part en Syrie et rentre le 9 juillet suivant. S’il est dans le box des accusés aujourd’hui, c’est que la justice le poursuit pour participation à une association de malfaiteurs terroriste criminelle et complicité de meurtre en bande organisée en lien avec une entreprise terroriste. Concrètement, il est démontré qu’il était en compagnie des auteurs des attentats et en particulier des frères Abdeslam dans les 3 jours précédant les attaques, qu’il les a accompagnés dans différentes démarches (location de voiture, d’un pavillon), avant de se rendre en région parisienne avec eux le 12 novembre. Mais il conteste avoir participé activement à la préparation des attentats dont il dit avoir ignoré la nature. Il a regagné son domicile en Belgique dans la nuit du 12 au 13 novembre avant de partir en cavale durant de plusieurs mois.

« Je pense que l’Islam n’est pas compatible avec la démocratie »

Cheveux bruns coupés courts, barbe de quelques jours, chemise à carreaux par-dessus le jean, Mohamed Abrini est interrogé pour commencer (son interrogatoire est prévu sur deux jours) sur la religion. Il répond apparemment sans faire de difficultés, apparemment seulement. Au fil des questions on découvre sa propension à se défiler. Dès qu’une question le dérange, sans que l’on sache si c’est parce qu’il ne la comprend vraiment pas comme il l’invoque souvent ou pour se donner le temps de réfléchir car il est en difficulté, il élude ou répond à côté. « Je ne vois pas où vous voulez en venir » revient fréquemment dans son propos, comme si derrière chaque interrogation il redoutait un piège, quand il n’y a souvent qu’une volonté de comprendre les plus précisément possible son rapport à la religion.

Très vite, il se positionne en surplomb de ses interlocuteurs sur le sujet religieux, persuadé qu’on ne peut pas comprendre si on n’est pas musulman. Ce qui est clair, c’est qu’il est radicalisé et que cette radicalisation n’a pas bougé d’un millimètre depuis 2015. Radicalisé est cependant un mot qu’il réfute absolument « pour vous c’est radical, pour moi je ne suis pas radical, il y a des endroits dans le Monde où on pratique l’islam comme en Arabie Saoudite vous allez trouver ça radical, pour moi c’est l’islam normal » explique-t-il au président Périés. Non sans préciser un peu plus tard « la loi divine elle est au-dessus de la loi des hommes, si j’étais un homme libre j’irais habiter dans un pays où on pratique la charia ». Ou bien encore, en réponses à la question d’une assesseure « Je pense que l’islam tel qu’il a été enseigné et pratiqué par le prophète n’est pas compatible avec la démocratie. Pour vous, un homme qui puisse avoir trois femmes c’est chelou. Pour vous y a même des polémiques avec le halal ».

« C’est un devoir pour tout musulman de protéger ses frères en religion »

Le président cherche à comprendre quel est son rapport exact à la religion, mais aussi quel regard il porte sur les crimes commis en son nom, ce qui donne lieu à un dialogue édifiant sur la question des éventuelles limites du terrorisme. On se souvient en cet instant des états d’âme de Kaliayev dans les Justes de Camus qui se refuse à lancer une bombe dans une voiture où se trouve sa cible parce qu’il y a aussi des enfants.   Stepan, un autre révolutionnaire qui, lui,  a été torturé par le régime, ne s’embarrasse pas de telles pudeurs éthiques, pour lui on peut bien tuer trois enfants, si cela permet d’en sauver trois mille.

Ici on parle d’innocents, assis en terrasse ou rassemblés dans une salle de concert. Et tout comme Stepan, Mohamed Abrini, bien que conscient que ses réponses sont susceptibles d’aggraver son sort, ne semble pas apercevoir d’obstacle éthique insurmontable au fait de massacrer des civils dans un pays en paix.

Au président qui lui demande s’il cautionne le djihad, il répond « Je n’ai pas de problème avec ça, le djihad fait partie de l’islam, les gens prennent une partie et rejettent le reste, le coran je le prends en entier. Et de citer un verset, comme il le fera à de nombreuses reprises durant son interrogatoire :  « le combat vous a été prescrit, vous pouvez vous défendre » ».

« — Commettre des attentats, c’est normal ? interroge le président.

— On est en défense. C’est un devoir pour tout musulman de protéger ses frères en religion, quand bien même cela se transforme en —Est-ce que vous confirmez que ça vous est arrivé de regarder des vidéos de l’Etat islamique ?

— Bien sûr.

— C’était quoi ? interroge le président qui garde en mémoire, comme toute l’assistance, les vidéos de décapitation pourtant expurgées par les policiers avant d’être diffusées dans la salle.

— Pour vous il ne peut y avoir que des vidéos d’exaction, d’exécution, rétorque Mohamed Abrini qui a compris le danger. Il y en a des tas sur la construction d’écoles, de ponts, de commerces. C’est un fantasme, il faut le déconstruire de votre imaginaire.

— Ce que faisait Abaaoud sur place, trainer des cadavres derrière un pickup, ce n’est pas un fantasme, rétorque Jean-Louis Périès, piqué au vif. (….) Revenons sur le testament (que font les djihadistes avant de commettre un attentat), une personne qui se fait sauter pour tuer des koufars c’est un héros ? Qu’en pensez-vous ?

— Ceux qui se sont fait exploser c’est une réponse aux bombardements, à défaut d’avoir un soldat tué sur place on fait des attentats, c‘est attentat contre bombardement. Il y a des choses, par exemple, je ne suis pas capable de faire, me faire exploser, je ne le fais pas, prendre les armes, combattre sur place oui. Ceux qui ont décidé de faire ça ce sont des gens qui ont combattu, c’est une réponse à une violence, c’est tout ce que j’ai à dire.

— Et ça justifie de s’en prendre à des gens en terrasse, insiste le président.

— Les choses les plus dégueulasses ne viennent pas d’un seul camp, ça vient des deux camps, c’est la guerre.

— Donc ça justifie selon vous de s’en prendre à des gens qui boivent un café en terrasse ?

— Ce n’est pas une question de justifié ou injustifié, c’est la guerre c’est comme ça…

— Mais ces personnes aux terrasses elle ne sont pas en guerre.

— Non, elles ne sont pas en guerre.

— Ils ont aussi fait des décapitations

— Ça se fait aussi en France, vous avez décapité votre roi.

— Ce n’est pas la même période », corrige le président.

C’est une autre tactique de Mohamed Abrini, relativiser les exactions de l’Etat islamique d’une part en pointant les fautes de la politique étrangère française à l’égard des pays musulmans, d’autre part en expliquant que les stratégies de conquête font toujours des morts et en citant par exemple Napoléon. Une rhétorique qui le poussera à dire qu’il accepte tout dans l’EI « c’est comme l’Histoire de France avec ses pages sombres et lumineuses ».

« — C’est la même chose pour vous prendre une balle dans la tête ou être décapité ?

— Un mort est mort, se défausse l’accusé. Moi je les comprends, je comprends qu’on puisse venir tuer des gens parce que, eux là-bas, se sentaient menacés, traqués par des drones…. ».

« Vous avez été dire aux hyènes, les médias…

Plus tard un avocat des parties civiles l’interroge sur le génocide des Yézidis et le viol des femmes. « Dans toutes les histoires de conquêtes, quand les hommes étaient vaincus, les femmes mise au marchés, certains disent viol, d’autres « projets de natalité », mais quand c’est l’EI c’est du viol » rétorque-t-il. Et de citer Alexandre le Grand et Napoléon, ce qui déclenche chez le président un nouveau « ce n’est pas la même époque ».

Soudain, à l’occasion d’une question d’une avocate de victimes, Me Maktouf,  sur les autres livres qu’il lit à part le Coran, Mohamed Abroni montre  un autre visage. Au lieu de répondre à sa question, le voici qui l’interroge, l’avocate proteste, le président laisse faire. « Est-ce que vous avez des pouvoirs divins ? Est-ce que vous avez la capacité de  connaitre le contenu des poitrines, de sonder les coeurs, je ne vais répondre à aucune de vos questions parce que vous me dégoutez. Vous avez été dire aux hyènes, les médias, que les accusés dans le box étaient imperméables face à la douleur des victimes. Ça m’a blessé, moi  j’ai tué personne, entendre des gens se plaindre à la barre pendant deux mois et dire que les gens dans le box n’ont pas d’empathie, je suis désolé moi ça me casse les couilles… ». Tandis que monte des murmures d’indignation des bancs des parties civiles, et que le ton monte, le président intervientpour ramener l’ordre.

« — Est-ce que vous condamnez les attentats de Paris ? tente un peu plus tard un autre avocat de PC.

— C’est une question de BFM TV, tacle Mohamed Abrini avec mépris. La vraie question c’est qu’est-ce qu’on fait pour que ça ne se reproduise plus ? J’aimerais acheter la paix universelle, mais elle n’est pas en vente, et je n’ai pas les moyens. Ça change quoi, vous allez mieux dormir si je condamne, ou moins bien si je ne condamne pas ?

— Des parties civiles dormiront mieux, rétorque l’avocat.

—Non » s’obstine l’accusé.

« Donc pour vous, un mort est un mort… »

Il commence à fatiguer, les avocats des parties civiles en profitent, c’est le moment d’obtenir des réponses. Me Chemla entraine l’accusé sur le terrain des vidéos en évoquant celle d’Abaaoud. L’avocat décrit « un mépris des morts et un évident plaisir, une évidente fierté de celui qu’on voit plaisanter » à côté des cadavres. « Vous avez une minute d’une vidéo, vous ne savez pas ce qui se passe avant. Ces hommes étaient peut-être armés avant et leur ont tiré dessus, tente l’accusé, fidèle à son habitude d’éluder les questions qui le dérangent.

Mais l’avocat revient à la charge.

« — Est-ce que c’est la même chose de mettre en scène et d’être tué au combat ?

— Je ne comprends pas et je ne vois pas où vous voulez en venir. Posez des questions qui intéresseront les gens que vous défendez, persiffle l’accusé.

— Pour moi c’est important la différence entre un combat et une mise à mort, de même que le plaisir du bourreau. Donc pour vous un mort est un mort ?

— Oui. »

Un peu plus tard, une avocate de la défense tentera en vain de lui faire dire qu’on peut être radicalisé, comme lui, sans pour autant commettre des attentats. En vain, persuadé désormais que les pièges sont partout, il l’envoie balader en déclarant qu’il a l’impression d’entendre une question de partie civile.

Des hommes en guerre dans un pays en paix. Voilà ce qu’a décrit Mohamed Abrini au fil des heures. Des hommes manipulés au nom de la religion, gavés de vidéos sanglantes, galvanisés par des discours de justice et conduits à tuer au nom de textes qu’ils ne connaissent que très approximativement et d’analyses géopolitiques sommaires. Bien qu’il ait entendu plus de 300 victimes venir durant des semaines raconter l’insupportable, rien ne semble en mesure de faire chanceler ses certitudes.  A la fin de cette journée, une phrase de Camus dans l’Homme révolté revient en mémoire « Tuer des hommes ne mène à rien qu’à en tuer plus encore ».

 

*Allusion à une vidéo datant de 2014 et diffusée dans les médias où l’on voit Abdelhamid Abaaoud (accusé d’être le commanditaire des attentats, il a été tué le 18 novembre 2015 à Saint-Denis lors d’une opération de police) trainer des corps de rebelles tués derrière son pickup.

 

 

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