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Courses de taureaux : la Cour de cassation de nouveau dans le ruedo

Publié le 12/04/2023
Taureaux dans la rue entourés de cavaliers
Bernard GIRARDIN/AdobeStock

Dès lors que les juges du fond ont souverainement constaté l’existence d’une « tradition locale ininterrompue » à Bayonne, les organisateurs d’une course de taureaux prévue dans cette ville ne pouvaient être poursuivis pour sévices graves ou actes de cruauté envers un animal, ces derniers bénéficiant de ce fait de l’immunité prévue par l’article 521-1 du Code pénal.

Cass. crim., 6 déc. 2022, no 22-80156

Les courses de taureaux font partie de ces sujets qui, par les passions et les causes qu’elles suscitent, mettent aux prises des positions tellement contraires que même les décisions des plus hauts magistrats de France ne parviendront jamais à réconcilier.

L’arrêt, rendu à la fin de l’année 2022 par la chambre criminelle de la Cour de cassation, ne satisfera donc que les « pro » corrida laissant les « antis » sur leur faim, impatients qu’ils sont d’une évolution du droit qu’ils n’ont de cesse de revendiquer.

On se souvient en effet que ce sujet a récemment donné lieu à des discussions mouvementées hors et sur les bancs de l’Assemblée nationale, à la suite du projet de loi porté par un député de la France insoumise revendiquant son « abolition »1.

Les magistrats du quai de l’horloge ont ainsi été une nouvelle fois saisis de cette question brûlante ô combien ! à laquelle ils ont apporté une réponse prévisible compte tenu à la fois de la ville dont il était question et du droit positif, à savoir : la possibilité d’organiser des corridas dès lors qu’existe une tradition locale ininterrompue.

Une association de défense des animaux (SPA) a saisi la Cour de cassation d’un pourvoi, insatisfaite de la relaxe confirmée en appel de l’ancien mandataire des arènes de Bayonne et du maire, poursuivis pour actes de cruauté et sévices graves sur des animaux, et complicité de ce délit prévu par l’article 521-1 du Code pénal.

L’intérêt de ce pourvoi, fondé sur de prétendues violations à la loi, résidait dans l’analyse de la notion de tradition locale ininterrompue qu’il proposait (outre une critique du régime de l’immunité légale établi par le texte précité2), notion dont l’appréciation constitue l’essentiel de ce contentieux3.

L’association soutenait principalement que la persistance de la tradition à Bayonne ne pouvait se mesurer qu’à travers l’adhésion de la seule population locale à ce type de spectacle, sans que ne soit pris en compte l’importance de la fréquentation des arènes en général, « l’affluence ou l’intérêt que peuvent susciter les réunions festives organisées concomitamment à ces courses » ou encore les manifestations culturelles et artistiques inspirées par la tauromachie4.

Fort logiquement (se rassurent les aficionados), la Cour de cassation n’a pas suivi cet argument. Elle a rejeté le pourvoi, les juges du fond ayant, par leur appréciation souveraine, constaté la persistance de la tradition dans la ville de Bayonne.

Cette décision n’a pas de quoi surprendre. Bayonne, ville taurine organisatrice de corridas depuis 1853 et chaque année à l’occasion de ses ferias, pouvait difficilement se voir refuser le bénéfice de la dérogation prévue à l’article 521-1 du Code pénal.

L’arrêt de ce 6 décembre 2022 offre donc l’occasion pour la Cour suprême de rappeler sa position sur cette question : l’existence et la persistance de la tradition locale relèvent de l’appréciation des juges du fond.

Elle précise également les éléments de cette appréciation en deux temps, laquelle porte à la fois sur l’existence de la tradition dans un lieu donné (le critère local) (I) et sur la vérification de sa persistance au même niveau (le critère de l’ininterruption) (II).

Loin de marquer la fin des débats, cette décision en constitue une nouvelle étape, alors qu’un nouveau projet de loi visant à l’interdiction de ces manifestations se prépare et qu’une commune occitane envisage de faire renaître la pratique de ses cendres, 20 ans après avoir organisé son dernier événement du genre5.

I – La vérification de l’existence de la tradition à l’échelle locale : le critère géographique

On le sait, la corrida bénéficie d’un régime bien particulier issu de la révision de la loi Grammont par la loi n° 51-461 du 24 avril 1951 et du décret du 7 septembre 1959.

Dès lors qu’existe une « tradition locale ininterrompue », la responsabilité pénale accompagnant normalement les actes de cruauté commis sur un animal est exclue. L’exonération suppose ainsi la réunion d’une condition de lieu et de temps.

L’introduction de cette notion dans le Code pénal fut pour le législateur l’occasion d’instaurer un équilibre « entre un fait culturel indiscutable – l’existence de corridas régulières (…) – et la volonté d’une société civilisée de ne pas faire souffrir inutilement des animaux en dehors de toute préoccupation alimentaire »6.

Or, la progression dans l’opinion publique des préoccupations relatives au bien-être animal ne pouvait qu’ébranler cet équilibre déjà fragile.

L’expression choisie présentait dès le départ une redondance essentielle7 – une tradition étant par nature locale et ininterrompue.

Les tribunaux furent rapidement saisis de l’interprétation de cette expression. La question s’est d’abord posée sous l’angle géographique, précisément sur le sens à donner au terme « local ».

Très tôt, les juges l’envisagèrent largement, considérant qu’il ne renvoie pas seulement au territoire d’une commune, mais plutôt à un « ensemble démographique »8, excluant de fait toute frontière administrative.

La Cour de cassation a confirmé sa position à de nombreuses reprises, estimant que la dérogation légale s’applique à une ville appartenant à un ensemble démographique « ou se retrouve la permanence et la persistance d’une tradition tauromachique de corridas avec mise à mort (…) cette tradition n’étant pas localement tombée en désuétude »9.

Or en l’espèce, le pourvoi limitait le débat à l’échelle locale10. Les juges n’avaient donc aucune raison de solliciter le concept d’« ensemble géographique », qu’ils réservent plutôt aux zones où l’existence d’une telle tradition se déduit moins facilement (mais n’en est pas moins vivace11).

Ils n’en avaient d’ailleurs pas besoin, tant la réalité d’une telle tradition à Bayonne ne pouvait être contestée. On voit mal à ce stade comment il aurait pu en être autrement, alors que la popularité de la cité basque s’explique en grande partie par ses ferias et l’importance de leur fréquentation.

La Cour suprême se contenta dès lors de constater que la ville de Bayonne, haut lieu reconnu de la tradition tauromachique, organise régulièrement ce type de manifestation depuis 1853 et qu’elle s’était dotée 40 ans plus tard des plus grandes arènes du Sud-Ouest pour conclure à l’existence d’une tradition au moins sur le plan géographique.

Passée cette première étape du raisonnement, la Cour de cassation pouvait donc vérifier que les juges du fond, dont l’appréciation est en la matière souveraine12, avait bel et bien caractérisé la persistance de la tradition.

Il s’agissait d’ailleurs d’un des arguments majeurs du pourvoi et sans doute le point le plus intéressant développé par l’arrêt analysé.

II – La vérification de la persistance de la tradition : le critère temporel

Selon la partie civile, la persistance de la tradition ne pouvait se mesurer qu’au regard de la seule « adhésion d’une part substantielle de la population » de Bayonne, sans pouvoir tenir compte ni de l’intérêt que les non-bayonnais pouvaient lui porter, ni des autres manifestations et activités culturelles organisées autour de la corrida.

Le moyen ne pouvait qu’encourir la censure.

Rien ne justifiait que la Cour se limite à l’adhésion des seuls bayonnais à la tradition pour apprécier son caractère « ininterrompu », ce dernier découlant selon la jurisprudence de « l’intérêt que porte aux courses de taureaux un nombre suffisant de personnes selon l’appréciation souveraine des tribunaux »13.

D’abord, parce que les juges raisonnent à l’échelle d’un « ensemble démographique » pour vérifier l’existence de la tradition, qu’il s’agisse du critère géographique14, ou du critère temporel15. L’intérêt des seuls bayonnais pour ce spectacle ne pouvait donc pas constituer un référentiel adapté pour mesurer la persistance de cette tradition par ailleurs si particulière.

Ensuite, parce que l’aficion n’est pas le monopole de telle ou telle population. Bien au contraire, cette passion unit autant qu’elle oppose au-delà de toute considération de frontière et n’a de limite que celle de la conviction personnelle16. La tradition est une notion immatérielle qui ne s’attache pas à un lieu, mais aux mentalités17.

Les corridas et les arènes qui en sont le théâtre sont un point de convergence où se rassemblent passionnés et profanes de tous horizons. La vérification de la persistance de l’intérêt que porte un nombre suffisant de personnes à cette tradition ne pouvait donc passer que par l’examen de la fréquentation du spectacle en lui-même.

Or, l’importante fréquentation des arènes de Bayonne, haut lieu tauromachique du Sud-Ouest accueillant des milliers de spectateurs au cours de ses ferias, ne faisait aucun doute.

La chambre criminelle concluait ainsi à la persistance de la tradition, prenant également en compte l’existence d’associations taurines et des nombreuses manifestations culturelles, artistiques et universitaires organisées autour de ce thème18.

Ces éléments ne pouvaient être occultés par la Cour comme le lui suggérait le pourvoi. Les réunions festives ou manifestations consacrées à la culture tauromachique lui sont consubstantielles. Elles témoignent à part entière d’une « aspiration vivace au maintien de celle-ci »19 et sont un moyen probant de vérifier qu’il subsiste toujours un attachement de la population à cette pratique20, un soutien voire un engagement.

La décision sous analyse contribue ainsi à éclaircir la définition jurisprudentielle de l’expression « tradition locale ininterrompue », qui en synthèse sera reconnue dès lors qu’un nombre suffisant de personne porte un intérêt persistant aux courses de taureaux dans un ensemble démographique donné.

L’état du droit en la matière semble donc fixé, du moins clarifié, mais pour combien de temps ?

Si le régime des courses de taureaux a été éclairci au fil des décisions de la Cour de cassation, et a même pu bénéficier d’une décision de conformité à la Constitution21, l’arrêt rendu par la chambre criminelle ne clôturera certainement pas le débat.

En premier lieu, parce qu’il est plus que probable qu’une nouvelle proposition de loi visant à interdire ce type de course soit bientôt déposée.

En second lieu, parce qu’une ville de l’Hérault (Pérols) s’est donné pour objectif d’organiser une corrida cet été, 20 ans après la dernière mise à mort d’un taureau dans ses arènes.

Les tribunaux devront donc vraisemblablement juger si Pérols appartient ou non à un ensemble démographique taurin – c’est-à-dire trancher entre ceux qui croient passionnément que oui et ceux qui croient passionnément que non.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Proposition de loi n° 635 déposée le 15 décembre 2022, retirée ensuite au moment de sa discussion à l’occasion d’une niche parlementaire accordée au groupe La France insoumise.
  • 2.
    L’article prévoit en effet que « les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux courses de taureaux lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée. Elles ne sont pas non plus applicables aux combats de coqs dans les localités où une tradition ininterrompue peut être établie ». Les organisateurs et acteurs de spectacles taurins n’encourent donc pas les sanctions prévues par ce texte dès lors que la manifestation se déroule dans une zone à tradition locale ininterrompue.
  • 3.
    Cass. crim., 27 mai 1972, n° 72-90875 : Bull. crim., n° 171 – Cass. crim., 16 sept. 1997, n° 96-82649 – Cass. 2e civ., 10 juin 2004, n° 02-17121 – Cass. 1re civ., 7 févr. 2006, n° 03-12804, pour des exemples majeurs.
  • 4.
    La cour d’appel de Pau avait en effet considéré dans son arrêt du 18 novembre 2021 que cette persistance devait non pas s’apprécier à l’échelon local, mais à travers l’intérêt qui lui était « porté par un nombre de personnes suffisant à remplir les arènes de la ville et les manifestations associées aux courses de taureaux ».
  • 5.
    La commune de Pérols (Hérault) compte organiser dans ses arènes une corrida espagnole, donc avec mise à mort, le 15 juillet prochain.
  • 6.
    P. Soubelet, « Confusion sur la tradition locale ininterrompue », D. 2002, p. 2267.
  • 7.
    « Caractère ininterrompu de la tradition locale de courses de taureau – commentaire par Emmanuel de Monredon », JCP G 2006, II 10073, n° 19.
  • 8.
    Cass. crim., 14 mai 1958 : Bull. crim., n° 382 – solution reprise ensuite, Cass. crim., 27 mai 1972, n° 72-90875 : Bull. crim., n° 171 – Cass. crim., 16 sept. 1997, n° 96-82649 : Bull. crim., n° 295.
  • 9.
    Cass. crim., 16 sept. 1997, n° 96-82649 – Cass. 2e civ., 22 nov. 2001, n° 00-16452 – Cass. 2e civ., 10 juin 2004, n° 02-17121.
  • 10.
    4° du moyen développé par la SPA : « La tradition locale ininterrompue (…) s’entend d’une pratique ancrée dans une localité ».
  • 11.
    V. par ex. pour la ville de Rieumes : Cass. 2e civ., 22 nov. 2001, n° 00-16452 – et Cass. 2e civ., 7 févr. 2006, n° 03-12804.
  • 12.
    V. déjà en ce sens, Cass. crim., 27 mai 1972, n° 72-90875 – Cass. crim., 16 sept. 1997, n° 96-82649 – et plus récemment, Cass. 1re civ., 7 févr. 2006, n° 03-12804.
  • 13.
    Cass. 1re civ., 7 févr. 2006, n° 03-12804.
  • 14.
    V. supra I, même si en l’espèce, la Cour ne s’est pas servie de cette notion.
  • 15.
    Cass. crim., 8 juin 1994, n° 93-82459 : E. de Monredon, « Détermination des lieux autorisés à organiser des corridas dites à l’espagnole », JCP G 1995, II 22483, n° 37.
  • 16.
    La cour d’appel de Paris avait ainsi retenu en 1992 que « si la loi limite le déroulement de ses manifestations aux lieux traditionnels, elle ne prévoit aucune limitation quant au public qui peut y assister », CA Paris, 1re ch. B, 13 févr. 1992, n° 90/15806.
  • 17.
    H. Péroz, note sous Cass. crim., 16 sept. 1997, n° 96-82649 : LPA 19 oct. 1998, p. 9.
  • 18.
    La cour d’appel de Toulouse avait par exemple pu décider que, « attendu que la seule absence ou la disparition d'arènes en dur qui peut résulter de circonstances diverses ne peut donc être considérée comme la preuve évidente de la disparition d'une tradition qui se manifeste aussi par la vie de clubs taurins locaux, l'organisation de manifestations artistiques et culturelles autour de la corrida et le déplacement organisé ou non des “aficionados” locaux vers les places actives voisines ou plus éloignées » (CA Toulouse, 3 avr. 2000, n° 99/03392).
  • 19.
    CA Toulouse, 7 avr. 2008, n° 06/04180.
  • 20.
    Critère établi par la première chambre civile dans son arrêt du 7 février 2006 v. note 14.
  • 21.
    Cons. const., QPC, 21 sept. 2012, n° 2012-271.
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