Explosion rue de Trévise à Paris : « Nous sommes coupables d’être victimes »
Contrairement à ce qu’invoquait la Ville de Paris, la municipalité peut abonder le fonds d’indemnisation des victimes de l’explosion survenue rue de Trévise en 2019. Si, comme promis le 13 septembre, l’accord-cadre est signé, Inès, grièvement blessée, appréhendera plus sereinement sa 41e opération chirurgicale.

En salle du conseil ce lundi à 18 heures, Delphine Bürkli, la maire (LREM) du IXe arrondissement de Paris, les accueille, les encourage. Un mot pour chacun ou presque depuis 32 mois. Certains, telle Dounia, la mère d’Inès, ont fini par la tutoyer tant l’édile les soutient et tente d’apaiser leur colère. Ce 13 septembre, la réunion marque le 967e jour de « l’après ».
Après l’explosion qui, samedi 12 janvier 2019, a détruit des immeubles et hôtels rue de Trévise. Après que deux touristes et deux pompiers ont été tués, que leurs collègues ont transporté 66 riverains dans les hôpitaux de la capitale, dont des jeunes gens par hélicoptère décollant place de l’Opéra. Après que 500 personnes, parfois très âgées, ont quitté leur appartement sans espoir d’y revenir. Le site demeure « figé », encadré de barricades masquant les trous béants (nos articles du 28 juin et du 12 juillet).
Les juristes et trois ministres contredisent la Ville de Paris
Peut-être les travaux de reconstruction vont-ils pouvoir débuter car Rémy Heitz, le procureur de Paris, a fait savoir aux associations que l’instruction judiciaire arrive à son terme. Mais en visio-conférence, face aux rescapés, aux sinistrés, Frédérique Calandra, la déléguée interministérielle à l’aide aux victimes, a apporté une nouvelle réconfortante : « La collectivité peut participer à un accord-cadre sans que cela indique une reconnaissance préalable de culpabilité. » Autrement dit, les arguments qu’opposait la Ville de Paris pour refuser de contribuer au fonds d’indemnisation ne tiennent plus. Missionnée par Jean Castex pour mettre un terme à la valse-hésitation et aux dérobades, elle s’est entourée de juristes puis a reçu l’aval des ministres Éric Dupond-Moretti (Justice), Gérald Darmanin (Intérieur) et Bruno Le Maire (Finances).
Tous contredisent donc Anne Hidalgo, la maire de Paris, ses adjoints, ses services. La Ville affirmait qu’elle ne pouvait pas verser de provisions aux riverains tant que « les fondements juridiques de responsabilité sans faute n’avaient pas été établis » et qu’il incombait au parlement de voter une loi. Mise en examen en septembre 2020 (1), la mairie craignait que la signature d’un accord nuise à sa présomption d’innocence. Les règlements amiables sont pourtant d’usage en cas de catastrophe, comme pour AZF à Toulouse ou l’incendie de Lubrizol à Rouen. Une fois que la justice a déterminé les culpabilités, les parties condamnées supportent la charge financière.
Le professeur Mimoun reconstruit les jambes d’Inès
Lundi soir, Nicolas Nordman, l’adjoint à la sécurité, a dû se soumettre aux avis juridiques qu’il a dit « attendre depuis longtemps », une précision qui a ulcéré les victimes. Il a promis que l’accord sera signé – sans convaincre l’assistance qui a exigé un document écrit. En aparté, il a indiqué qu’il faut désormais que le service juridique de Paris donne son feu vert.
Les avances d’argent sont pourtant essentielles pour se reconstruire. L’un des employés de l’hôtel Ibis, qui a perdu un œil et la mobilité de son bras gauche, ne peut ni travailler ni régler son loyer. Un autre, longtemps alité, ne parvient plus à payer son psychiatre. Et il y a Inès, 22 ans au moment du drame, brillante étudiante en droit qui officiait depuis une semaine en salle du petit-déjeuner de l’Ibis. L’explosion l’a frappée de plein fouet, une porte soufflée l’a écrasée et elle a vu mourir les pompiers près d’elle. Le 21 septembre, elle retourne chez les grands brûlés à l’hôpital Saint-Louis. Le professeur Maurice Mimoun veille en personne sur elle et entreprendra de reconstituer ses jambes. Le 12 janvier 2019, les médecins voulaient les amputer ; ils les ont miraculeusement sauvées.
Au prix de douleurs surmontées, d’efforts, Inès est aujourd’hui capable de poser ses pieds par terre. Et elle s’apprête à subir sa 41e intervention sous anesthésie générale. Malgré tout, la jeune fille, remarquable à tous égards, poursuit ses études.
« On ne demande pas la charité, on est juste des êtres humains »

Dounia, sa maman, enrage : « Elle ne remarchera jamais normalement, son utérus s’est déplacé, elle a une scoliose, des problèmes aux mâchoires, son foie est abîmé à cause de la morphine et des drogues très lourdes contre la souffrance, elle est sourde d’une oreille, et la Sécurité sociale rechigne à la prendre en charge car nous devons prouver que ce sont des conséquences de l’explosion ! J’ai dû vendre ma voiture, mes bijoux, pour faire face aux multiples dépenses. Et Anne Hidalgo refuse son aide depuis 32 mois ! On ne demande pas la charité, on est juste des êtres humains. En fait, nous sommes coupables d’être victimes »
Dounia n’a jamais compris la position de la maire de Paris : « Pas une fois elle n’a fait porter un bouquet de fleurs et une carte à ma fille. Rien. Nous n’avons pas été reçues. Je ne m’adresse pas à la maire ou à la candidate à la présidentielle, je voudrais toucher la mère, lui demander de se mettre à ma place. Elle ne comprend pas ma colère et moi, je ne comprends pas son abandon. »
A la Ville, une chef de service lui a fait remarquer que « tout de même, [sa] fille est vivante. » Dounia a rétorqué : « Oui, mais en pièces détachées. J’ai du mal, avec ces gens. Politiquement, ils auraient eu tout à gagner. Si Anne Hidalgo avait assisté ses administrés, elle en serait grandie. Nous avons l’impression qu’elle préfère pleurer pour Kaboul ou le Liban. »
« Maman, qui voudra d’un monstre comme moi ? »
L’assureur Generali a débloqué des provisions, hélas insuffisantes à cause des à-côtés : perte d’emploi, logements provisoires, accompagnement par des psychiatres, chirurgie reconstructrice, avocats : « Les deux premiers engagés ont pris 20 000 euros », soupire Dounia. Car face à l’implacable administration et autres mis en cause, il faut être conseillé et armé. « Sans compter que j’ai dû alléger ma charge de travail pour m’occuper d’Inès et qu’il a fallu trouver une solution car on habitait au 10e étage », témoigne cette mère courage.
Dounia aussi est suivie sur le plan psychologique car lui reviennent sans cesse les cris de sa fille : « Ce samedi, un policier qui la maintenait en vie lui a prêté son téléphone : « “Maman, papa, j’ai plus de jambes”, hurlait-elle. Je m’en veux car elle préparait ses partiels et, fatiguée, elle ne voulait pas aller à l’Ibis. J’ai insisté… »
Ce jour-là, Inès fut la première « urgence absolue » à décoller vers l’hôpital Georges-Pompidou. Sept chirurgiens l’attendaient, ils l’ont gardée au bloc 13 heures avant de la plonger dans un coma artificiel. « Aujourd’hui, elle regarde son corps qu’elle n’aime plus et me dit : “Maman, qui voudra d’un monstre comme moi ? Voilà pourquoi je me bats : je suis diabétique, son père a un cancer, et si nous devons mourir je veux que l’avenir de ma fille soit assuré. »
« Les bâtiments peuvent attendre, mais les mutilés ? »
Inès est entourée d’amies qui ont des amoureux. Elle est persuadée qu’elle n’en aura pas. Elle adorait l’équitation, la natation, la danse, les voyages : « Pour l’instant, c’est fini, poursuit Dounia. Elle ne peut même plus croiser ses jambes. L’indemnisation ne permettra pas d’oublier mais ça l’aidera à affronter la vie. J’aurais voulu dire tout ça à Anne Hidalgo. Nous aurions apprécié entendre : “Je suis à vos côtés”. Les bâtiments peuvent attendre, mais les mutilés ? »
Sans les affaissements répétés du trottoir rue de Trévise, signalés à quatre reprises, les fuites du collecteur d’eaux usées qu’ils ont entrainées jusqu’à provoquer la rupture de la canalisation de gaz et l’explosion, Inès serait à l’École nationale de la magistrature. Depuis l’enfance, elle veut devenir procureure. « Ma fille espérait servir l’intérêt général. En une seconde, ce fut l’enfer. Nous y sommes tous, et tout seul », ajoute Dounia, en référence à ses compagnons d’infortune. Tel Luis Miguel qui a perdu sa femme : « Il survit avec moins de 1 000 euros par mois, il élève trois orphelins de mère. A Noël, Delphine Bürkli a payé de sa poche des cadeaux pour ses enfants. Et je ne parle pas des touristes, venus pour la Fashion Week à Paris, blessés et abandonnés… »
Inès songe toujours à exercer au parquet, « ou peut-être à devenir juge. Je suis déterminée », confie-t-elle. Sa maman, jamais à court de blagues, la verrait bien avocate pour GRDF (Gaz Réseau Distribution France). Ensemble, elles ont été reçues en janvier 2021 par Édouard Sauvage, alors directeur général de la compagnie. Elles ont eu pour cet homme un « coup de foudre amical ». Inès tient bon, aussi, grâce à la maire du IXearrondissement : « Delphine Bürkli est toujours là, dit Dounia. L’autre jour, ma fille l’a appelée alors qu’elle était avec Bruno Le Maire, à Bercy. Elle lui a quand même répondu. Ce sont ces détails qui nous maintiennent debout… »
(1) Pour homicides et blessures involontaires, destruction, dégradation, détérioration par l’effet d’une explosion ou d’un incendie.
Référence : AJU242329
