Irresponsabilité pénale : quand la justice « passe la main » aux soignants

Publié le 17/07/2024 à 10h59

L’agression d’un militaire de la force Sentinelle, qui patrouillait en gare de l’Est dans la soirée du 15 juin, a suscité des réactions indignées contre la justice. Supposée laxiste, elle aurait laissé libre un suspect de meurtre commis en 2018. Critique injustifiée : l’attaquant au couteau a été déclaré irresponsable pénalement en 2020. Dès lors, il était normalement placé sous la responsabilité des psychiatres, de l’Agence régionale de santé et du représentant de l’Etat. Explications.

Irresponsabilité pénale : quand la justice « passe la main » aux soignants
Photo : ©AdobeStock/Yta

 Sans préjuger de ce que révèlera l’enquête confiée au 2e district de la police judiciaire, sous l’autorité du parquet de Paris, il apparaît déjà que l’homme de 40 ans qui a poignardé et gravement blessé le soldat lundi était soumis, logiquement, à un parcours de soins. Né en République Démocratique du Congo, naturalisé français en 2006, il avait tué le jeune Martiniquais Andy Brigitte, 22 ans, sur un quai du RER parisien à Châtelet-Les-Halles, le 12 janvier 2018. Selon le même mode opératoire. En juillet 2020, l’abolition de son discernement au moment des faits avait été retenue par la chambre de l’instruction de la Cour d’appel. L’expertise psychiatrique indiquait alors que Christian I. « se sentait en guerre depuis les attentats commis à Paris », comme le précisait Outre-mer La Première. Irresponsable pénalement, il ne pouvait pas être jugé (voir à ce sujet notre encadré).

« On ne peut rien faire, il faut attendre le passage à l’acte »

 À la lumière du drame survenu lundi, le diagnostic posé il y a quatre ans est remis au jour : « Probable maladie schizophrénique évolutive » et « des troubles mentaux de nature à compromettre la sûreté des personnes, ou à porter une atteinte grave à l’ordre public ». Ces conclusions appellent une question : pourquoi était-il libre, arpentant une gare avec un couteau ?

D’abord, la Cour d’appel avait ordonné son hospitalisation à Villejuif (Val-de-Marne), dans l’unité psychiatrique du centre Paul-Guiraud ; la justice avait « passé la main » aux soignants, elle n’était plus chargée de son suivi.

Autre explication, fournie par Claire*, la mère d’un jeune schizophrène lui aussi « irresponsable » sur le plan pénal, également traité à Paul-Guiraud. « À moins d’être en UMD [Unité pour malades difficiles], ou à l’isolement sous contention et sédaté à Saint-Anne ou Ambroise-Paré [établissements parisiens], le patient peut s’enfuir. Mon fils Julien* est passé par la prison, une UMD et l’hôpital psychiatrique de droit commun. Puis, il a fugué. S’il n’y a pas un proche qui donne l’alerte, le patient peut disparaître. »

Les écueils sont nombreux. Outre le fait que le diagnostic est compliqué à poser, autant que le dosage des médicaments, ces personnes malades sont délicates à « gérer » : « Il faut les localiser, puis les diriger vers la structure adaptée. Je ne parle pas de l’agresseur du militaire dont je ne sais rien. En ce qui concerne les fugues de mon fils, j’ai appelé à l’aide plusieurs fois le 15 [Samu], SOS Psychiatrie, l’ARS, etc. On m’a répondu : “Madame, tant qu’il ne vous agresse pas ou n’a pas d’idée suicidaire, on ne peut rien faire. Il faut attendre le passage à l’acte.” Cette phrase ! Surtout si l’on sait qu’il y a plein de schizophrènes sans domicile fixe, lâchés par leur famille… »

Interné en UMD avec des psychopathes et des cannibales

Une fois l’irresponsabilité pénale acquise, s’offrent deux solutions. Soit un internement en UMD (il en existe dix en France, la plus ancienne est l’unité Henri Colin ouverte en 1910 au centre de santé Paul-Guiraud de Villejuif, la plus importante se situant à Sarreguemines, en Moselle) qui hébergent quelque 600 patients ; soit le placement d’office à l’hôpital psychiatrique (HP) de droit commun. Dans un premier temps, le criminel ou délinquant est souvent incarcéré.

Ce fut le cas de Julien, auteur d’agressions sur la voie publique. « La prison a été une étape très dangereuse. Ensuite, il a été interné en UMD, là où on enferme des psychopathes et des cannibales. Il y est allé parce qu’il y avait une pénurie de personnel à Paul-Guiraud ; on ne savait pas où l’envoyer. Psychologiquement, c’était terrible. »

Toutefois, Claire était rassurée car « c’est hyper sécurisé : je le savais sous surveillance permanente. C’est le seul endroit où il a bénéficié d’une réelle prise en charge. Il a pu effectuer un vrai travail sur lui-même. Quand il est sorti, il était bien diagnostiqué, il savait souffrir de troubles schizo-affectifs et ce que cela signifiait, impliquait. Il comprenait qu’il ne faut pas agresser des personnes dans la rue. »

Des Unités pour malades difficiles, on ne sort que sous conditions strictes. Pas avant six mois, au minimum, et sur avis de la commission d’expertise, où siègent le personnel soignant et trois psychiatres indépendants. Le juge des libertés et de la détention s’assure du bien-fondé et de la régularité des décisions. Et, in fine, c’est le préfet qui tranche.

 « Dès l’instant où le patient interrompt son traitement, il rechute »

 À sa sortie de l’UMD, Julien a été pris en charge dans un HP et placé sous mesure SDRE (Soins psychiatriques sur décision du représentant de l’Etat) – procédure contre celui qui compromet la sécurité d’autrui. De là encore, on ne s’échappe pas : « Pour obtenir une permission ou être transféré dans un milieu ouvert, le chef de service établit un certificat médical adressé à l’ARS et au préfet, qui donnent ou non leur aval. En général, ils suivent les recommandations des soignants. »

Dans l’établissement qui a placé Julien sous camisole chimique, « un seul psychiatre s’occupait de deux pavillons, soit 40 patients. Il recevait de 8h30 à 11h30 quatre matinées par semaine. Il a donc fait ce qu’il a pu. L’échange pouvait durer deux minutes. Alors que ces pathologies sont à traiter dans leur globalité, en profondeur. Vu l’état de la psychiatrie en France, parent pauvre de la médecine, ils n’ont pas le temps pour les thérapies. Alors c’est voué à l’échec. »

Au fil des mois, des années, Claire a vu son fils quitter les milieux fermés pour être admis au Centre médico-psychologique (CMP) Paul-Guiraud à Villejuif. Mais qui dit milieu ouvert dit liberté : « Il voit son psychiatre une fois par mois, s’entretient avec lui durant 15 minutes, reçoit son injection mensuelle d’antipsychotiques à effet retard. C’est tout. Le médecin envoie au préfet le certificat attestant que Julien a respecté son parcours de soins. S’il a des cachets à avaler, il les oublie ou ne les prend pas en raison d’effets secondaires. Dès l’instant où le patient interrompt le traitement, il rechute. Et chaque rechute aggrave le niveau des troubles schizophrènes. »

Il fugue, erre dans Paris, est rattrapé, transporté n’importe où, tel ce grand hôpital sans service psy où il a patienté avant de fuir, nu sous une blouse blanche.

« Des hallucinations visuelles et olfactives »

 On comprend mieux pourquoi tant de personnes malades attaquent leurs proches, comme le beau-père de la petite Célya, enlevée et tuée le 11 juillet dernier, des passants ou les forces de l’ordre. Sauf à les enfermer à vie – ce n’est possible que lorsque les faits ont démontré une extrême dangerosité –, ces patients positionnés dans l’entre-deux sont libérés en espérant qu’ils poursuivront leur traitement. « Ce sont des pathologies compliquées, il y a autant de schizophrénies que de cancers, et les choses ne s’arrangent que si l’on identifie l’origine de la maladie, c’est-à-dire le ou les traumatismes qui l’ont déclenchée et fait basculer dans la psychose. Et à condition qu’ils suivent une thérapie, précise Claire. Julien souffre de nombreux troubles cognitifs. Il a des hallucinations visuelles et olfactives. Il croit que les gens ne parlent pas sa langue. Il a perdu toute autonomie, voit des bêtes, couvre les prises électriques de papier alu, jette ses repas car il pense que je veux l’empoisonner. Tout est complot. En même temps, il sait que je l’aime. »

Crises, hurlements, saccage de l’appartement, coups, elle endure tout. « Je vis heure par heure. » Pour apprendre à réagir aux décompensations, aux bouffées délirantes, elle a suivi des formations dispensées aux parents des schizophrènes. « Parfois je craque. J’ai récemment envoyé un recommandé à l’hôpital et à l’ARS pour rappeler que Julien est sous leur responsabilité pénale. Cinq jours plus tard, une dizaine d’infirmiers, de policiers et d’élus municipaux se sont présentés chez nous et ont emmené Julien. Depuis, il n’a plus confiance. Au moindre bruit, il est sûr qu’on va venir l’enfermer. On vit un enfer quotidien. »

« Ils savent adapter leur discours et leur comportement »

Autre phénomène méconnu, qui explique que les urgences générales, par exemple, laissent repartir un schizophrène, notamment : « Si les patients ne sont pas en décompensation psychique, que c’est une crise liée au stress ou à des angoisses, c’est dur de comprendre leur état car ils savent adapter leur discours, leur comportement face à leur interlocuteur, le modifier en une seconde. Julien sait que certaines choses ne doivent pas être dites ni montrées au corps médical sous peine d’enfermement. Et les troubles ne se manifestent pas en continu, pouvant n’apparaître que par épisodes. »

Le stress, cause de fortes émotions et de bouleversements chez l’individu lambda, prend des proportions terrifiantes chez ces hypersensibles : « Un jardinier qui taille une haie, un mot anodin qu’il interprète mal, et c’est la crise, témoigne Claire. Il y a une déconnexion entre le cerveau et la réalité trop dure à encaisser. Mais dès qu’il est hospitalisé sous traitement, il n’est plus dangereux. » Sous réserve de trouver une place. « On manque de lits, on renvoie un patient non stabilisé au profit de celui qui met la société en danger. Il n’y a pas assez de structures de soins, d’infirmiers spécialisés, de formations, d’accès aux CMP, sauf lorsque le patient est sous SDRE. Et le secteur privé n’admet que des patients consentants, demandeurs. Mais tant qu’ils n’ont pas suivi de thérapie, ils ne se considèrent pas malades », conclut Claire. Il y a cinq ans, Julien a été orienté vers le SAMSAH (Service d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés) : « Il y a droit mais depuis cinq ans, il est sur liste d’attente… »

Mère et fils se heurtent à la quadrature du cercle. Problème mathématique insoluble.

 

* Les deux prénoms ont été modifiés

 

 « Le droit de l’irresponsabilité pénale a évolué en 24 ans »

Sans se prononcer sur les procédures en cours, le meurtre de Célya comme l’agression au couteau du militaire de l’Opération Sentinelle, la magistrate Valérie-Odile Dervieux a publié sur son compte LinkedIn une synthèse de l’état du droit en matière d’irresponsabilité pénale. Le principe en droit français est qu’on ne juge pas les « fous », c’est-à-dire les personnes dont il est démontré qu’au moment du passage à l’acte leur discernement était aboli. Mais une réforme du 24 janvier 2022 consacre « une exception jurisprudentielle », quand l’infracteur s’est « intoxiqué » à l’aide de substances illicites pour se donner le courage de passer à l’acte. Cette loi s’est inscrite « dans le cadre des remous suscités » par l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation rendu le 14 avril 2021 dans le dossier de Sarah Halimi. Les explications et l’analyse de Mme Dervieux sont consultables ici.

 

 

 

 

 

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