L’affaire « Petit-Père » et la question du jury populaire

Publié le 14/11/2023

« Juré sous influence », publié aux éditions Équateur, pourrait constituer le scénario d’une ultime saison de la série Engrenages. À son retour d’Espagne, un convoyeur de stupéfiants se fait voler sa cargaison, puis torturer par ses commanditaires qui ne croient pas à son innocence… Il se terre très loin, porte plainte contre eux, mais au moment du procès, le verdict est éventé avant le retour de la cour, la plupart des accusés sont acquittés. Le scénario raconté par Carole Sterlé, journaliste au Parisien, longtemps en charge des affaires police/justice en Seine-Saint-Denis (93), est pourtant bien réel. Cette histoire interroge la justice de notre pays : est-elle encore assez puissante pour tenir tête aux mafias ? Peut-on la faire régner de la même manière sur tous les territoires ? Comment protéger les citoyens qui la rendent ? Rencontre avec Carole Sterlé qui tire pour Actu-Juridique les enseignements de ce faits divers.

Éditions Équateurs

Actu-Juridique : Pourquoi le suivi de cette affaire a-t-il abouti à l’écriture d’un livre ?

Carole Sterlé : Les rebondissements de cette histoire m’ont convaincue de la raconter, et qu’il en reste davantage que quelques articles, un récit documenté. À l’été 2018, j’apprends qu’un procès d’assises doit se tenir à Bobigny, dans lequel un convoyeur de drogue a été torturé, et qu’il accuseses commanditaires de trafic de drogue. Première surprise : il est rarissime que les trafiquants règlent leurs affaires devant la justice. Un premier procès pour le trafic de stupéfiants a eu lieu quelques mois auparavant, mais il est passé sous les radars des médias. Le convoyeur, « Petit-Père », a été reconnu coupable mais dispensé de peine, ayant déjà payé le prix fort, son courage a été reconnu dans les lignes du jugement.

Deuxième surprise, à l’ouverture du procès, il manque des jurés. Le nombre minimum de personnes pour permettre le tirage au sort, le quorum, n’est pas atteint. La cour est composée de trois magistrats professionnels et six citoyens tirés au sort sur les listes électorales. Pour garantir la présence de six jurés durant tout le procès, il faut, en amont, réunir plus d’une vingtaine de personnes, car la défense peut récuser quatre personnes au maximum, et le parquet, trois. Sans oublier les jurés suppléants, en cas de défaillance de titulaires. Lorsque vous êtes tiré au sort pour être juré, vous pouvez en amont demander une dispense, le parquet donne son avis, et c’est au président de la cour d’assises de choisir s’il vous l’accorde ou non. Refuser d’être juré à une cour d’assises est passible de 3 750 euros d’amende. On était en pleine Coupe du monde de foot… Visiblement, à cette session, de nombreuses dispenses ont été accordées.

L’audience est donc renvoyée sept mois plus tard, au cœur de l’hiver 2019. Petit-Père, le convoyeur torturé, assiste au procès sous protection policière, aux côtés de son avocate, Me Anne-Charlotte Mallet. Il entre par une porte dérobée. Côtés accusés, on compte cinq détenus dont quatre déjà condamnés pour le trafic, et trois prévenus qui comparaissent libres. Parmi eux, Maxime, qui avait fait l’intermédiaire entre Petit-Père et un trafiquant, il est à la fois prévenu et victime, puisqu’il a aussi été torturé avec Petit-Père. C’est un véritable casse-tête. Cette fois, le quorum est atteint, le tirage au sort commence, mais tout juste assis sur son siège, un des jurés, interpelle l’huissier, il lui murmure qu’il reconnaît des voisins dans la salle. Il est récusé, un autre le remplace. Je n’avais jamais vu ça, cela a attiré mon attention sur la difficulté qui pouvait exister à être juré. J’en ai fait un écho dans le journal. Sans me douter, que la question des jurés allait être cruciale dans cette affaire.

Actu-Juridique : Comment se déroule ensuite le procès ?

Carole Sterlé : Pendant une dizaine de jours, nous allons voir se succéder à la barre des témoins dont on sent qu’ils sont apeurés, qui répondent du bout des lèvres, d’autres brillent par leur absence, et restent introuvables. Les accusés nient en bloc les tortures, sauf un. Il y a beaucoup d’allées et venues dans la salle, qui se remplit l’après-midi surtout, de proches, de familles, il y a aussi quelques journalistes. Ce n’est pas ébruité sur le moment, mais des jurés ont vu quelqu’un les prendre en photo depuis la salle. L’ambiance est très pesante. Les sévices subis par Petit-Père et Maxime, sont décrits par le menu, et confinent à l’horreur. Et on découvre une victime au profil atypique : père de famille et ancien délégué syndical, il a la quarantaine. Il tient tête à la dizaine d’avocats de la défense, et montre aux accusés qu’il n’est pas impressionné, même si de l’autre côté de la barre, on tente de le faire passer pour un menteur. Il reconnaît même la voix d’un accusé comme celle de son tortionnaire le plus sadique. Les faits sont anciens, ils ont eu lieu en 2014, et dans ce genre d’affaire, il est rare d’avoir des preuves matérielles. D’un côté, les photos des blessures – bien réelles – des victimes, les accusations de Petit-Père, de l’autre des trafiquants qui se sont lâchés sur écoute, mais au procès, on ne balance pas. L’avocate générale, qui connaît le dossier sur le bout des doigts, requiert des peines lourdes contre tous les accusés, entre cinq et dix-huit ans de prison, les peines les plus lourdes étant demandées pour les accusés tenus responsables des tortures, les autres, contre ceux qui ont favorisé l’enlèvement.

Au dernier jour du procès, jurés et magistrats se retirent pour délibérer, à partir de 10 h 30, dans une salle fermée. Vers 22 heures, je reçois par une de mes sources qui attend le jugement sur place à Bobigny, le résultat des délibérations : j’apprends qu’il y a deux condamnations à 7 et 14 ans de prison, et que les autres sont acquittés. Je suis surprise par le nombre élevé d’acquittements. Cette source m’indique que la cour n’est pas encore revenue prononcer le jugement. J’ai du mal à comprendre ce qu’il se passe. Et quand la cour revient, le jugement énoncé est identique à celui qui s’était répandu au palais de justice par le bouche-à-oreille.

Actu-Juridique : Vous racontez dans votre ouvrage la manière dont la justice a résolu cette énigme…

Carole Sterlé : Ça n’a pas été simple. Ce qui est sûr c’est qu’il y a eu un contact entre la salle des délibérés et l’extérieur, alors que ce qui se dit dans la salle doit rester secret, pendant et après. Un téléphone au moins a été utilisé. Par qui ? Les jurés ont-ils été corrompus ? Ce verdict si clément a-t-il été acheté ? Au fil des jours, j’apprends que, dans une tout autre enquête de stupéfiants, des personnes sur écoute, ont évoqué un ami jugé pour les tortures sur Petit-Père, et auraient dit de ne pas s’inquiéter, qu’ils avaient « chopé » un petit juré. Ces informations, le président de la cour d’assises en a été destinataire avant la fin du procès, au moment des plaidoiries de la défense. Il a choisi de mener tout de même le procès à son terme. S’il l’avait interrompu, il lui aurait fallu expliquer pourquoi, cela aurait sans doute compromis l’autre enquête, qui a débouché plus tard sur la saisie de deux cents kilos de drogue. Suspendre le procès, ça voulait dire remettre en liberté les accusés en détention provisoire depuis plus de deux ans, renvoyer le procès, encore une fois. Ce n’est pas anodin, ni en termes d’image, ni en termes financiers pour une justice exsangue.

Une enquête est donc ouverte pour faire la lumière sur cette fuite qui met tout le monde très mal à l’aise, jusqu’au ministère de la Justice. Elle aboutit à l’implication d’un jeune juré suppléant de 23 ans, sans une garde à vue à son actif. C’est lui qui a communiqué le verdict par Snapchat, depuis la salle des délibérés, à des proches d’un accusé, finalement acquitté. Si les jurés suppléants n’ont pas leur mot à dire lors du délibéré, ils assistent quand même à tout le procès ainsi qu’aux délibérations. Des enquêteurs de police judiciaire, chargés d’élucider cette fuite de verdict, ont interrogé les magistrats, le président de la cour d’assises, et les jurés, pourtant tenus au secret du délibéré. Plusieurs jurés ont été placés en garde à vue, des mois après, interpellés chez eux, à l’aube…

Actu-Juridique : Le jugement reste-t-il valide malgré cette fuite ?

Carole Sterlé : Oui. Certes, la décision est entachée de soupçons, tout le monde est sonné, mais il n’y a au début, aucune preuve formelle de corruption ou d’intimidation, personne n’a d’intérêt à dénoncer le jugement, et l’enquête sur la violation du délibéré prend plusieurs mois avant d’aboutir. Le jugement est tout de même contesté en appel, par la voie habituelle. Le ministère public et un condamné ont fait appel du jugement de première instance, un second procès a lieu, à Paris, au sortir du confinement. Là encore, il faut réunir le quorum de citoyens pour composer le jury populaire, et à cette période, les demandes de dispenses sont nombreuses, les citoyens tirés au sort pour être jurés sont plus impatients de retourner travailler, que d’examiner à la loupe les sévices commis en marge d’un trafic de drogue six ans plus tôt… Le procès se tient et l’accusation évoque rapidement des pressions exercées sur les jurés à Bobigny, ce qui introduit un biais dans le procès. À son issue, sur six personnes rejugées, deux seulement sont acquittées. Les peines prononcées contre les autres sont lourdes : neuf, douze, treize et quinze ans de prison, 13 et 15 ans prononcées contre deux acquittés de Bobigny. Et ce n’est pas terminé. La fuite de verdict donne aussi lieu à un procès, des mois plus tard. D’abord, le jeune juré qui a communiqué le verdict est placé sous contrôle judiciaire. Les deux hommes, qui l’ont approché pendant le procès à Bobigny, sont mis en examen pour l’avoir intimidé. Ils connaissent un acquitté de Bobigny, celui qui a été le plus lourdement condamné en appel à Paris. Leurs demandes de mise en liberté resteront vaines pendant le procès en appel à Paris, au cas où ils récidiveraient sur les nouveaux jurés. Un an plus tard, le juré est condamné, à Bobigny, à dix mois de prison avec sursis et un stage de citoyenneté. Les deux « intimideurs », à deux ans de détention, une peine couvrant leur période de détention provisoire, ils ne retournent pas en prison.

Actu-Juridique : Pourquoi avez-vous choisi de faire de cette histoire un livre ?

Carole Sterlé : C’est une affaire incroyable, elle décrit la violence intrinsèque au trafic de drogue, décrit le fonctionnement judiciaire dans le détail, et soulève un tas de questions de fond sur la justice de notre pays. Pourquoi ce jeune juré, approché plusieurs fois au cours du procès n’a-t-il rien dit ? L’enquête n’a pas démontré qu’il avait été soudoyé pour convaincre les autres jurés, mais a mis en lumière qu’il avait peur. Il faisait tout pour que dans sa cité, personne ne sache qu’il était juré. Au lendemain du procès en première instance, le président de la cour d’assises rédige une note confidentielle intitulée : « Note sur la difficulté de juger les criminels en Seine-Saint-Denis ». Est-il plus difficile de juger les criminels sur certains territoires ? Il serait illusoire de penser que ce qui se passe dans ce département, ne peut pas se produire ailleurs. Récemment à Paris, un juré a refusé de siéger lors d’un procès pour règlement de compte, il habitait la même cité que les accusés. La justice n’est pas considérée comme une forteresse imprenable, on l’a vu avec l’affaire Richard Dawes, ce narcotrafiquant britannique qui a produit des faux pour sa défense. À Bobigny, les trafiquants condamnés étaient de bien moindre envergure, on a pu avoir l’impression d’une équipe de pieds nickelés, parfois, mais prêts à torturer à mort deux hommes sans la moindre preuve. Et dans leur entourage, certains ont été capables de « choper » un juré pour le convaincre de l’innocence d’untel. Ça va très loin.

Il faut se demander si un tel fiasco aurait pu être évité. Certes, il est toujours plus simple de refaire le film après, mais il aurait pu en être autrement. Vu la difficulté d’avoir une audience sereine, le président aurait pu ordonner le huis clos pendant le procès. Cela a déjà été fait à Bobigny, précisément, lors d’un procès pour un règlement de compte sanglant, après qu’un juré a rapporté avoir été approché. On ne peut pas balayer d’un revers de main la question de la peur de représailles des jurés. Rappelons que les affaires de terrorisme sont jugées par des cours d’assises spéciales, composées de magistrats, sans jurés. Mais pour les règlements de compte sanglants ? Les affaires de grand banditisme ? On ne peut pas juger sans crainte, si on a peur en rentrant chez soi le soir, ou en revenant le matin, empruntant la même porte que le public, les accusés qui comparaissent libres. Cette peur, les jurés de Bobigny en ont clairement parlé.

Actu-Juridique : Comment lutter, alors, contre cette fragilité de la justice ?

Carole Sterlé : Les jurés sont dans l’angle mort de la réflexion sur l’institution judiciaire. Deux lignes seulement y sont consacrées dans le rapport des États généraux de la justice : « Rendre justice aux citoyens », remis au président de la République à l’été 2022. 50 000 professionnels du monde de la justice ont été sondés et dans ce rapport de 250 pages, deux phrases seulement sur le jury populaire : « La question du jury populaire devra également être abordée. Le comité estime en effet que la participation de citoyens à l’œuvre de justice est primordiale et doit être préservée ». Le juré, ce lien entre le citoyen et la justice, symbole de la souveraineté du peuple depuis la Révolution française.

L’idée de tirer au sort des jurés citoyens dans un bassin géographique du tribunal a un sens : ils en connaissent la réalité. Mais on l’a vu, c’est aussi le risque qu’ils soient vulnérables aux pressions d’éventuels voisins. Peut-on laisser les jurés emprunter les mêmes entrées que tout le monde, accusés compris, dans certaines juridictions ? Faut-il dépayser les affaires les plus sanglantes sur d’autres ressorts ? Anonymiser les listes des électeurs tirés au sort ?

À ce jour, on constate que les jurés sont exfiltrés par la grande porte des cours criminelles départementales. Pour désengorger les cours d’assises, gagner du temps, faire des économies. Ces cours, sont composées uniquement de magistrats, expérimentées en 2019 et généralisées en 2023, et jugent aujourd’hui 57 % des crimes passibles de 15 à 20 ans de réclusion. Le Conseil d’État devrait bientôt se prononcer sur leur fondement en droit. Si l’on considère que les jurés sont un pilier de notre République, que « la participation de citoyens à l’œuvre de justice est primordiale », on ne peut pas faire l’impasse sur les conditions de l’exercice de ce devoir de citoyen. C’est une condition sine qua non de la confiance des citoyens dans la justice.

Actu-Juridique : Votre ouvrage est sorti depuis un an, quels sont les retours dont vous avez bénéficié ?

Carole Sterlé : J’ai eu des retours très positifs de milieux variés. Qu’ils soient du milieu judiciaire, ou de lecteurs qui n’ont jamais mis les pieds dans un tribunal. J’ai beaucoup apprécié l’échange avec des fonctionnaires du ministère de la Justice, à l’occasion d’un « midi lecture » à la bibliothèque du ministère. D’autres lecteurs, qui n’ont jamais assisté à une audience judiciaire de leur vie, m’ont dit qu’ils avaient lu ce livre comme un polar, intéressés de découvrir les rouages de la justice. D’autres, encore, ont été marqués par le quotidien de concitoyens qui subissent le trafic de drogue. J’ai également été frappée par un échange avec des habitants de Seine-Saint-Denis, à la librairie Folies d’encre, à Aulnay-sous-Bois. Dans le public, certains avaient été tirés au sort pour être jurés, il y a des années. Ils m’ont fait part de cette expérience inoubliable qui les a marqués pour toujours. Une habitante est venue me voir, à la fin, pour me dire qu’elle aussi avait été appelée à se présenter au tribunal pour être juré, mais qu’elle n’y était pas allée, sans même savoir quelle affaire elle aurait à juger, elle avait eu trop peur d’y aller. Autant d’échanges qui confirment que la justice concerne et intéresse tout le monde.

Plan