L’agonie de la liberté face au culte sécuritaire
Le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 adopté en première lecture au Sénat le 7 juin dernier contient plusieurs mesures qui suscitent l’indignation de Me Pierre-Eugène Burghardt. En cause ? L’examen médical par visioconférence lors du renouvellement de la garde à vue, les perquisitions de nuit ainsi que l’activation à distance des téléphones portables.
Jusqu’à quand le législateur va-t-il être sourd à la protection de la liberté et des droits fondamentaux ? Etat d’urgence, loi de sécurité globale, mesures anti-covid, loi sur les jeux olympiques ou encore projet de loi d’orientation et de programmation du Ministère de la justice, les textes sécuritaires ne manquent pas ; tant et si bien qu’il est difficile de tous les recenser.
Le constat est préoccupant. Ils actent un recul significatif des libertés publiques en proposant régulièrement des mesures parfaitement inacceptables : la généralisation des drones policiers dans l’espace public (heureusement censurée par le Conseil constitutionnel), le développement des caméras intelligentes et, désormais, la sonorisation à distance de téléphones portables. Par un glissement progressif et sournois, la liberté est devenue, en quelques décennies, persona non grata et son couvert qui avait été dressé à notre table a, depuis, été rangé dans un tiroir pour y être oublié.
« la vacuité de notre personnel politique »
Soixante-quinze ans après le recueil Fureur et mystère (NDLR : recueil de poèmes de René Char), la liberté est ainsi priée de se retirer au profit de l’impératif de sécurité publique et de ses deux nouveaux mantras : simplification et optimisation.
Omniprésents dans le discours politique, ils constitueraient la formule magique pour redonner confiance aux citoyens dans l’action publique et dans l’administration de la justice, comme si, finalement, tout devait être réduit à l’essentiel, c’est-à-dire pas grand-chose.
S’il est vrai que la justice dysfonctionne régulièrement, ses règles ne sont pas ici en cause. On le sait, elle souffre d’une paupérisation aggravée de ses moyens. La cause de l’alourdissement des procédures s’explique très clairement par une absence criante de greffiers et de magistrats et non par l’épaisseur fantasmée d’un Code de procédure pénale.
La multiplication de ces atteintes doit nécessairement nous alarmer tant il marque à la fois la vacuité de notre personnel politique et, plus grave, un renoncement sans précédent à la protection des droits fondamentaux. Il est symptomatique que les projets de lois portant des mesures sécuritaires se manifestent désormais par un irrespect des droits fondamentaux au profit de l’ordre public. En toile de fond, se manifeste l’idée préoccupante, abondamment promue par certains partis politiques, de la suprématie de la sécurité sur d’autres libertés comme la vie privée ou la liberté d’aller et venir.
Le récent projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 ne se départit pas de cette analyse.
Ce texte, déposé au Sénat le 3 mai 2023 et adopté mercredi 7 juin, prévoit notamment à son article 3 :
*d’ouvrir la possibilité de recourir à un examen médical par vidéotransmission en cas de renouvellement de la garde-à-vue ;
*de rendre possible dans le cadre d’enquête de flagrance criminelle de diligenter des perquisitions, visites domiciliaires et saisies de pièces en dehors des heures prévues à l’article 59 du Code de procédure pénale – avec, ô surprise, l’absence de nullité en cas de révélation d’autres infractions au cours de ces opérations ;
*ou encore d’autoriser l’activation à distance de dispositif électronique « lorsque les nécessités de l’enquête et de l’instruction l’exigent» pour des enquêtes ouvertes pour des crimes et délits punis d’au moins dix ans d’emprisonnement aux fins de procéder à de la géolocalisation ou à des écoutes.
« Une atteinte sans précédent aux libertés individuelles »
Ces mesures qui seraient nécessaires à l’optimisation de la procédure pénale en retard face aux progrès du numérique portent en creux une atteinte sans précédent aux libertés individuelles.
Au travers de ces dispositions, le législateur accroîtrait ainsi, à l’ère du soupçon permanent, l’immixtion de la justice pénale dans la vie privée de tous les citoyens. Le déclenchement d’une simple enquête, permettrait de transformer tous les téléphones mobiles en mouchard par le micro et la caméra.
Par ce moyen, il serait possible aux enquêteurs de s’introduire dans tous les lieux où le secret est pourtant garant des libertés individuelles. Le Vice-bâtonnier Vincent Nioré a raison d’y voir une « pure folie » puisqu’il serait désormais possible d’écouter par ricochet des avocats, des hommes politiques, des magistrats, des journalistes, des notaires ou encore des médecins dès lors qu’ils se trouvent en présence d’une personne sujet à ce dispositif et en dehors des lieux prévus aux articles aux articles 56-1, 56-2, 56-3, 56-5 et 100-7 du Code de procédure pénale.
On relèvera d’ailleurs qu’il est particulièrement vain de prévoir un contrôle du juge des libertés et de la détention puisque ces mesures seraient prises sur la seule foi de la requête du Ministère public ou du juge d’instruction en dehors de tout débat contradictoire. Les écoutes du Parquet national financier au sein des cabinets d’avocats pour débusquer une « taupe » dans l’affaire dite Paul Bismuth démontrent, par l’expérience, la machine infernale que le gouvernement envisage de créer.
Le Conseil de l’Ordre du Barreau de Paris ne s’y est d’ailleurs pas trompé en adoptant à le 17 mai 2023 une résolution unanime dénonçant « une atteinte particulièrement grave au respect de la vie privée qui ne saurait être justifiée par la protection de l’ordre public ».
Comment croire, d’ailleurs, un seul instant les promesses du Ministère de la justice sur le respect des libertés publiques alors qu’il a été récemment condamné pour avoir constitué un fichier illégal de manifestants ? La question mérite d’être posée. Sans surprise, l’argument avancé pour avoir constitué un tel fichier est de nouveau celui de la simplification. Décrit comme un « simple outil de gestion » servant « à visualiser en temps réel ce que génère en surcharge d’activité un évènement atypique », il faisait de tout citoyen et en dehors de toute procédure judiciaire un véritable suspect.
« Les fantaisies dangereuses du pouvoir exécutif »
Au-delà des fantaisies dangereuses du pouvoir exécutif, il est inquiétant de constater qu’elles trouvent un certain écho auprès du Conseil constitutionnel.
Saisi sur l’article 10 de la loi du 19 mai 2023 relatives aux jeux olympiques, la Haute juridiction a ainsi validé l’usage de caméras dites intelligentes fondé sur l’objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public. La réserve d’interprétation sollicitant des préfets qu’ils mettent fin à son utilisation lorsque les conditions ne les justifient plus, s’avère un bien maigre garde-fou quand on sait que de nombreux dispositifs sécuritaires promis comme temporaires sont devenus définitifs.
A force de renoncements successifs sur les droits fondamentaux, ne prépare-t-on pas les esprits à une progressive et lente disparition des libertés publiques ? En effet, accepter la primauté de la sécurité publique sur les droits fondamentaux, c’est se résoudre à réduire ces principes au simple rang de faire-valoir tout juste bon pour vendre la France comme la « la patrie des droits de l’Homme ».
Face à cet équilibre fragile, il est urgent de se ressaisir. Il suffirait désormais de peu pour que la dérive qualifiée par certains observateurs d’ « illibérale » s’ancre définitivement dans notre système politique sous l’impulsion de décideurs peu attachés à la République et à sa devise, liberté, égalité, fraternité.
On ne peut donc décemment accepter la primauté de la sécurité et l’idéologie de simplification car à trop vouloir effriter la liberté ne risque-t-on pas de ne plus pouvoir remettre le couvert ?
Référence : AJU371790