Les 54 agressions sexuelles d’un homme si ordinaire

Publié le 07/03/2023

À l’occasion de la publication de Sambre, d’Alice Géraud, sur la traque de Dino Scala, un ouvrier du Nord accusé de plus de 50 viols, le commissaire divisionnaire Julien Sapori, qui a travaillé sur l’affaire, souligne la banalité de certains criminels qui complique leur identification. Il s’interroge aussi sur la sanction du crime de viol en France. 

Les 54 agressions sexuelles d'un homme si ordinaire
Photo : ©AdobeStock/stnazkul

La journaliste Alice Géraud a publié un livre remarquable, par son contenu, son objectivité, sa sincérité et, aussi, par la qualité de l’écriture. Sambre (éditions Lattès, 2023) est une plongée au cœur d’une enquête qui a duré une trentaine d’années et qui a permis l’arrestation d’un violeur, Dino Scala, condamné le 10 juin 2022 pour 54 agressions sexuelles commises sur un petit territoire situé autour de Maubeuge, à cheval entre le département du Nord et la Belgique. Au-delà de l’émotion qu’elle a soulevée, cette affaire hors norme pourrait inspirer des pistes de réflexions : j’en ai retenu deux plus particulièrement.

« On ne disposait d’aucune piste »

Permettez-moi de préciser qu’au-delà de ses qualités intrinsèques et des questions qu’il pose, ce livre me « parle » tout particulièrement, puisque de 2010 à 2013 j’ai été le commissaire divisionnaire ayant en charge le district de Sécurité Publique de Maubeuge (commissariats de Maubeuge, Aulnoye-Aymeries et Jeumont), où la plupart de ces agressions ont eu lieu, et où (on l’apprendra après) le mis en cause demeurait et travaillait. À cette époque, non seulement la Police Judiciaire de Lille avait déjà été saisie de l’ensemble de ces dossiers, mais de plus le violeur n’avait pas commis d’autres agressions ; toutefois, ses agissements étaient bien présents dans les esprits, qu’il s’agisse des policiers locaux et de la population, qui en avait été traumatisée. On était plusieurs à penser que cette interruption était définitive, due vraisemblablement au décès du mis en cause, et on déplorait qu’il ait pu passer à travers les mailles de la justice. En dehors du fait qu’il était évident qu’il s’agissait d’un criminel « local », âgé de 40 à 60 ans, de type européen, sans accent, qu’il sévissait généralement en début de journée, agressant dans la rue des femmes seules, et qu’il se déplaçait en voiture, on ne disposait d’aucune piste ; on savait que de l’ADN avait été recueilli sur au moins deux agressions, mais aussi qu’elle n’avait pas « matché », ce qui indiquait qu’il était inconnu des services de police.

« Ouvrier, marié, deux enfants, apprécié dans son entourage, directeur du club local de football »

Dino Scala est en effet un homme d’une banalité extraordinaire. Ouvrier, marié, deux enfants, apprécié dans son entourage, directeur du club local de football. Lors de son procès, on l’a en vain interrogé sur d’éventuels traumatismes d’enfance, des « failles » psychologiques susceptibles d’expliquer son parcours criminel hors du commun : rien n’avait émergé de sa vie, celle d’un médiocre « monsieur tout le monde » incarnant ce qu’Hannah Arendt a décrit comme « la banalité du mal », concept qui peut s’appliquer aussi bien aux génocides qu’à certains criminels de droit commun. Il ne présentait aucun point commun avec le « monstre » Thierry Paulin (que j’avais à peine croisé au début de ma carrière), le tueur en série à qui on a attribué au moins 18 assassinats de dames âgées, lequel était un marginal fréquentant le monde interlope de la nuit parisienne déguisé en drag-queen, violent et cocaïnomane, ayant eu à plusieurs reprises maille à partir avec la justice. Au-delà des inévitables interrogations morales et psychologiques (qui restent sans réponse…), cette « banalité » criminelle constitue toujours une sérieuse entrave en termes d’identification, l’outil le plus puissant de la police étant sa « mémoire » : or, cette « mémoire policière » ne peut s’exercer que si le mis en cause est déjà connu, d’une manière ou de l’autre. Balzac l’avait compris, lorsqu’il écrivait que « la police et les Jésuites ont la vertu de ne jamais abandonner ni leurs ennemis ni leurs amis ». Aujourd’hui, cette « mémoire policière » s’exprime par les archives, les clichés photographiques, les portraits-robots, les fichiers informatisés d’empreintes digitales et de traces ADN… et par les images de la télésurveillance : et ça sera finalement grâce à la vidéo d’une caméra belge que Dino Scala pourra être, finalement, identifié. Première leçon à tirer de cette affaire : on a « mis du bleu » sur le terrain pendant des années, espérant ainsi (faute de disposer d’autres pistes) interpeller Dino Scala en flagrant délit ; en vain. Quoiqu’en dise l’actuel ministre de l’intérieur, une présence policière plus importante sur la voie publique ne produit in fine que des effets très limités ; ce qu’il faut en priorité, c’est de pouvoir disposer de moyens d’enquête (en termes humains et techniques) conséquents, qui permettront de condamner les mis en cause à des peines lourdes et dissuasives. La suppression de fait des services territoriaux de la Police Judiciaire, qui sera achevée cette année, va à l’encontre de cette simple constatation de bon sens.

Cinq mois de prison ferme par viol…

À la fin de son livre  Alice Géraud s’interroge sur la peine prononcée contre Dino Scala : il a écopé du maximum, à savoir vingt ans de prison. Avec les remises automatiques en cas de « bonne conduite » (ce qui sera certainement son cas, compte tenu du profil de l’homme), il en purgera treize et, ayant été incarcéré quatre ans avant sa condamnation, pourra donc sortir en 2031. Au total, chaque agression (accompagnée, je le précise, de violences et de menaces de mort qui ont détruit durablement plusieurs victimes), aura « coûté » à Dino Scala cinq mois de prison ferme… Ce résultat, choquant ou étrange selon, s’explique par le fait que dans le droit français, la peine encourue est toujours la même, quel que soit le nombre de victimes ; cette règle étant, bien évidemment, corrigée par l’appréciation des juges qui, en l’espèce, sont allés jusqu’au maximum prévu par le Code pénal. La Justice n’est donc absolument pas en cause dans ce verdict. Mais le résultat est là : « Un homme qui viole ne risquera pas plus en continuant de violer », constate amèrement Alice Géraud. Deuxième leçon : lors du procès, les deux avocats généraux ont attiré l’attention sur le fait que, sur ce point, la loi n’était pas adaptée, « ce constat doit nécessiter une réflexion collective, pour les professionnels de la justice, mais surtout [dixit !]pour ceux qui font les lois ». Il ne me semble pas que cet appel ait été entendu par « ceux qui font les lois », nos parlementaires s’étant englués depuis des mois dans les débats sur l’âge de départ à la retraite… En attendant, Dino Scala prépare sa sortie de prison : il aura 70 ans et, lors du procès, il a expliqué calmement qu’il ira vivre dans le Limousin, où sa pension de retraite lui assurera une fin de vie modeste, certes, mais paisible et à l’abri du besoin. Vous avez dit « malaise » ?

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