Marc Hédrich : « Les erreurs judiciaires m’intéressent en tant qu’historien et elles m’obsèdent en tant que praticien »
Les noms de Raoul Villain, Henriette Caillaux ou Germaine Berton vous disent-ils quelque chose ? Ils ont défrayé la chronique au début du siècle dernier avant de tomber aux oubliettes de l’histoire. Ces noms sont ceux de trois assassins : Raoul Villain a tué Jean Jaurès au café du Croissant, Henriette Caillaux fait feu sur le rédacteur en chef du Figaro après qu’il a publié des articles sur la vie intime de son mari, et Germaine Berton a tiré à bout portant sur un journaliste de l’Action française. Ces trois assassins ont en commun d’avoir été acquittés par les jurys populaires des cours d’assises, qui, jusqu’en 1941, statuaient sur la culpabilité sans l’aide de magistrats professionnels. Marc Hédrich, président de cour d’assises et passionné d’histoire, leur consacre un livre : Les acquittements scandaleux des années folles, paru aux éditions Michalon. Ces « erreurs d’impunité », estime-t-il, doivent rejoindre les pages de l’histoire judiciaire. Rencontre.
Actu-Juridique : Pourquoi vous êtes-vous intéressé à ces acquittements scandaleux des années folles ?
Marc Hédrich : En 2010, alors que j’étais juge d’instruction au Havre, j’ai découvert l’affaire Jules Durand, docker syndicaliste condamné à mort par erreur par la cour d’assises de la Seine inférieure. J’ai rencontré la famille de cet homme, qui m’a demandé de raconter son histoire. J’ai essayé de retrouver des archives, qui m’ont aidé à reconstituer l’affaire Jules Durand, une des plus grandes erreurs judiciaires du vingtième siècle, pourtant totalement effacée de l’histoire judiciaire. Comprendre comment la justice française avait pu commettre une telle horreur et condamner à mort un innocent m’a passionné. Huit ans plus tard, il a été réhabilité mais, devenu fou en prison, il ne l’a jamais su ! Mes recherches pour ce premier livre m’avaient mené à Jean Jaurès, qui considérait que c’était la seconde affaire Dreyfus et avait œuvré pour qu’un procès en révision ait lieu. Je me suis documenté à cette occasion sur Jaurès et son assassin, Raoul Villain, acquitté par la cour d’assises de Paris. J’ai découvert que ce n’était pas un cas unique : d’autres cours d’assises avaient acquitté des criminels notoires, à peu près à la même époque. Ces cours fonctionnaient avec des jurés délibérant seuls et très perméables au pouvoir de la presse écrite. Je me suis intéressé de près à trois de ces « acquittements scandaleux », pour reprendre le terme utilisé par les journalistes de l’époque. Henriette Caillaux, l’épouse du ministre des Finances, a été blanchie de l’assassinat du rédacteur en chef du Figaro, pourtant abattu de sang-froid. La jeune anarchiste Germaine Berton, après avoir tué un journaliste de l’Action française à bout portant pour venger Jaurès, a été acquittée également. Ces affaires sont peu connues du monde judiciaire. Quant au fait que les jurés délibéraient seuls jusqu’en 1941, il n’est absolument pas connu.
AJ : D’où vous vient cet intérêt pour les erreurs judiciaires ?
Marc Hédrich : C’est un peu schizophrénique. Elles m’intéressent en tant qu’historien et elles m’obsèdent en tant que praticien qui espère ne jamais y contribuer ! Je préside une cour d’assises depuis 6 ans, et m’interroge donc en permanence sur le risque d’erreur judiciaire. On essaye d’être le plus vigilant possible même si on sait que la justice est humaine. Elle l’est encore plus avec des jurés citoyens non spécialistes de la question juridique. On est toujours confronté à ce risque. En tant que praticien du droit, je fais tout pour les éviter. En tant que passionné d’histoire, j’aime les décortiquer. Je commence un troisième livre sur un scandale judiciaire de la même époque, 1934-1936, qui mettra en scène la justice coloniale en Martinique, territoire dans lequel j’exerce mes fonctions à ce jour. Quand mon métier me laisse un peu de temps, j’aime aller aux archives et voir comment la justice des années 1930fonctionnait ou plutôt dysfonctionnait.
AJ : Pourquoi vous intéressez-vous en particulier à cette période des années 1930 ?
Marc Hédrich : Elle est suffisamment proche pour faire réfléchir à la justice actuelle et assez éloignée pour me permettre de parler librement des collègues qui se sont fourvoyés. C’est donc une période assez pratique. Je dis toujours que la justice se grandit quand elle reconnaît ses erreurs et s’efforce de les corriger plutôt que de les taire. Toutes ces affaires que je contribue à déterrer ne doivent pas rester au fond d’un placard ou être mal qualifiées. L’affaire Durand avait été enterrée, ce qui est un véritable scandale en termes de devoir de mémoire : elle devrait être enseignée à l’École nationale de la magistrature pour montrer à quel point les magistrats ont contribué à la fabrication de cette erreur judiciaire. Parenthèse intéressante : tous ont été décorés de la Légion d’honneur, raison pour laquelle je suis totalement opposé aux médailles au sein de l’institution judiciaire, réputée indépendante. Dans le cas de ces acquittements scandaleux, les affaires sont relativement connues. Mais je m’interroge : pourquoi ne sont-elles pas considérées comme des erreurs judiciaires ?
AJ : Et quelle réponse trouvez-vous ?
Marc Hédrich : Je crois que les historiens ont intégré le culte du jury populaire qui ne peut pas se tromper. Ils ne semblent pas pouvoir admettre que la justice populaire de l’époque, des cours d’assises avec des jurés tout-puissants, ait pu commettre l’irréparable. J’ai dédié mon livre aux familles de ces trois victimes, dont j’écris en préambule qu’elles ont été honteusement privées du statut d’erreur judiciaire. C’était une double peine pour la veuve Jaurès d’avoir perdu son mari dans des conditions atroces et de constater que, cinq ans plus tard, son assassin sortait en ricanant du palais de justice de Paris pour aller dîner avec son avocat. Le peuple souverain avait parlé : c’était sacré et il n’y avait rien de plus à dire. Le ministère de la Justice n’a pas eu un mot après ce verdict.
AJ : Comment expliquer ces acquittements « scandaleux » ?
Marc Hédrich : Cela me semble très lié au fonctionnement de la justice criminelle de l’époque. Les cours d’assises sont filles de la Révolution française. Sur le plan judiciaire, elle s’est constituée en opposition aux Parlements de l’Ancien régime, qui incarnaient la justice arbitraire de l’aristocratie. Pour tourner cette page, les révolutionnaires se sont inspirés des systèmes anglo-saxons qui avaient eux-mêmes innové en créant les jurys populaires. Très longtemps, le verdict se déroulait en deux temps : les jurys seuls devaient répondre aux questions sur la culpabilité et éventuellement sur les circonstances atténuantes, et ensuite les magistrats professionnels, prenant connaissance du verdict populaire, appliquaient la peine prévue par le Code pénal. Les jurés étaient donc tout-puissants pour statuer sur la culpabilité. Ce système a perduré jusqu’en 1941. Ce n’est que sous Pétain que les jurys populaires ont été associés aux magistrats professionnels. Ce système d’échevinage a mis fin aux acquittements scandaleux. Dans les années trente, les 12 hommes – les femmes étant bien sûr exclues – se retiraient seuls dans la salle des délibérés, avec le handicap de ne pas connaître le droit d’une part, et celui de ne pas avoir la main sur la peine, d’autre part. C’est fondamental : l’assassinat était puni de la peine capitale. Le risque de peine de mort planait donc sur ces procès. Tout le monde y pensait mais peu en parlaient. Pour les jurés, prononcer un acquittement apparaissait comme la seule voie possible pour éviter une exécution de l’accusé.
AJ : D’où vient l’expression d’acquittements scandaleux, que vous reprenez ?
Marc Hédrich : Elle est née sous la plume de journalistes très choqués de ces acquittements d’assassins prononcés au dix-neuvième siècle, notamment pour des infanticides. Les femmes qui tuaient leurs enfants comparaissaient devant une cour d’assises et suscitaient en général beaucoup de pitié de la part des jurés qui découvraient le contexte de misère dans lequel elles étaient passées à l’acte. Ne supportant pas l’idée que ces femmes montent sur l’échafaud, ils préféraient les acquitter. On était en fait dans un système très binaire : la peine capitale ou l’acquittement. Les affaires sur lesquelles j’écris ont des points communs : après une semaine de procès et un délibéré d’une demi-heure à peine, les jurés ont pris une décision d’acquittement. Aujourd’hui, en cour d’assises, un délibéré dure minimum 3 heures ! Ces acquittements étaient en outre irrévocables car il n’y avait pas d’appel à l’époque.
AJ : Vous utilisez le terme d’« erreurs d’impunité », que vous présentez comme une catégorie d’erreur judiciaire…
Marc Hédrich : J’emprunte ce terme à Denis Salas, magistrat qui dans un livre, Erreurs judiciaires, paru en 2015, distingue les « erreurs liberticides » et les « erreurs d’impunité ». Contrairement aux Anglo-Saxons, nous n’avons pas encore dans notre culture suffisamment intégré le fait que les erreurs d’impunité créent aussi un trouble sociétal public. À chaque acquittement scandaleux, là où la justice aurait dû restaurer l’équilibre social, elle a suscité des troubles. Après l’acquittement de Villain, l’assassin de Jaurès, 600 000 personnes sont descendues dans la rue en criant : « À bas les jurés, verdict de classe ». Après l’acquittement de Germaine Berton, l’Action française a mis Paris à feu et à sang.
AJ : Les acquittements scandaleux créent donc du trouble. Quelles conséquences ont-ils eues sur les accusés eux-mêmes ?
Marc Hédrich : Je me suis posé la question : comment un assassin acquitté par une cour d’assises peut-il survivre avec cette culpabilité et ce statut d’imposteur ? Sur les trois acquittés, deux ont très mal fini. Raoul Villain a changé de nom pour moins subir la honte et a fini par se faire tuer par les Républicains qui venaient d’envahir Ibiza où il avait trouvé refuge. Germaine Berton était suicidaire : au moment où elle assassine le journaliste de l’Action française, Marius Plateau, elle retourne l’arme contre elle et son sein amortit le choc. Son fond dépressif ne l’a jamais quittée et elle a fini par se suicider. Henriette Caillaux, une grande bourgeoise persuadée depuis le début qu’elle s’en tirerait à bon compte, a eu un destin plus étonnant. L’histoire lui a donné raison. Après avoir été acquittée, elle se lance sans aucun scrupule dans l’histoire de l’art. Rien ne semble l’atteindre. Mais son mari, Joseph Caillaux, ancien ministre des Finances, fut davantage atteint : il a mis fin à une carrière politique qui s’annonçait très prometteuse.
AJ : Les femmes sont-elles jugées avec plus de clémence ?
Marc Hédrich : L’histoire des acquittements scandaleux tend à le montrer. C’est presque encore vrai aujourd’hui, mais cela ne se dit pas ! Le crime est d’abord masculin. Quand les juges ont une femme à juger pour un crime, c’est plutôt extraordinaire. En six ans de présidence de cour d’assises, je n’ai eu à juger que deux femmes ! C’est donc rare, insolite, peu concevable sur le plan criminologique. On y porte plus attention. Le métier de juge a longtemps été un métier d’homme. Il y a parfois un jeu de séduction. Henriette Caillaux en a joué. Ce sont aussi des mères, et on se pose à leur sujet la question des enfants différemment de la manière dont on le fait pour les hommes, qui sont pourtant souvent des pères. Pendant les Années folles, les peines encourues n’étaient pas les mêmes pour les hommes et les femmes. Pour les femmes, on continuait à condamner à mort mais on n’exécutait plus. La grâce était quasi systématique, elles finissaient en prison car le bagne pour les femmes avait été fermé.
AJ : Après avoir exposé ces dysfonctionnements des jurys populaires, vous prenez leur défense à la fin de votre livre. N’est-ce pas paradoxal ?
Marc Hédrich : En dénonçant ces acquittements scandaleux, je charge le fonctionnement passé des cours d’assises. Mais en même temps, de par le métier que j’exerce avec passion, je suis persuadé que la justice criminelle fonctionne bien depuis que les jurés sont associés aux magistrats. C’est une ouverture, une vitrine sur la justice. C’est important sur le plan pédagogique : les jurés disent tous à la fin de la session qu’ils ne pensaient pas être à la hauteur de leur mission, et sortent grandis de leur expérience. Cette instance est la plus démocratique qui soit. Au moment de voter, les jurés ont le même bulletin de vote que le président et sont majoritaires. Je suis convaincu que c’est une institution citoyenne à valoriser et à renforcer. Éric Dupond-Moretti a annoncé la réforme des cours d’assises alors que j’écrivais ce livre. Je suis auteur mais avant tout magistrat. Je ne pouvais pas, en tant que juge, ne pas faire le lien entre ces acquittements scandaleux et l’éviction des jurés citoyens au sein des nouvelles « cours criminelles », elles aussi passée sous silence.
AJ : De tels acquittements scandaleux n’existent-ils plus aujourd’hui ?
Marc Hédrich : Certains acquittements peuvent être choquants, mais il y a une possibilité d’appel. Le ministère public peut faire appel des acquittements qu’il estime mal fondés. Les acquittements tels qu’ils existaient dans les années trente semblent difficiles à imaginer. Il y a 5 % d’acquittements et c’est tant mieux : souvent, aux Assises, les avocats plaident l’acquittement. S’il n’y en avait jamais, les droits de la défense seraient mis à mal !
AJ : Avez-vous, en tant que président de cour d’assises, déjà dû rendre un verdict qui vous dérange ?
Marc Hédrich : Cela m’est arrivé d’être mis en minorité, oui. J’ai vécu une condamnation pour laquelle j’avais voté « non » sur la culpabilité car je considérais qu’il y avait trop de doute. C’est le jeu. J’essaye de ne pas trop influencer les jurés notamment sur la première partie du délibéré qui porte sur la culpabilité. Je veille à ce que les jurés prennent la parole avant les magistrats professionnels. En tant que président, je prends systématiquement la parole en dernier, quand souvent le consensus s’est déjà dessiné. En revanche, je suis plus interventionniste sur la peine, pour donner aux jurés des éléments de comparaison. Et j’insiste également pour que les jurés aillent visiter la prison au début de la session pour qu’ils aient conscience, au moment de prononcer une peine, de la réalité qu’elle recouvre.
Référence : AJU016r3
