Noëlle Herrenschmidt : « Il n’y a pas de limites à ce que l’on peut dessiner » !

Publié le 02/03/2023

Depuis des décennies, elle ouvre « les portes des lieux qui font peur » en dessinant cours d’assises, hôpitaux ou prisons. Avec le procès du 13 novembre, Noëlle Herrenschmidt, 82 ans, dessinatrice d’audience et reportrice, a dit avoir couvert son « dernier procès historique ». Mais pleine d’énergie, elle a encore de beaux projets en tête.

Noëlle Herrenschmidt et ses aquarelles

Delphine Bauer

« Venez, rentrez, je vais vous faire un café ». Le ton est chaleureux, loquace. Le regard vif et alerte. Il le faut. Son œil, c’est son outil principal en tant que dessinatrice d’audience. Dans son atelier de Sceaux baigné de lumière, Noëlle Herrenschmidt, 82 ans, évolue comme un poisson dans l’eau, entre ses cartons, ses dessins du procès du 13 novembre accrochés au mur – bientôt donnés au futur mémorial du terrorisme – et ses boîtes d’aquarelles. La vue sur l’extérieur, son jardin depuis presque 50 ans, est apaisante. Elle se sent bien ici et ne partirait pour rien au monde. « Mais je ne dessine jamais dans mon atelier, je dessine sur le terrain », rappelle cette femme inlassablement curieuse et audacieuse. Noëlle Herrenschmidt a une forte personnalité mais a toujours choisi de se fondre avec son sujet. Sa panoplie ? Du sombre, pour ne pas attirer l’attention, et toujours, comme un grigri peut-être, une paire de boucles d’oreille colorées. C’est dans cette tenue qu’elle a dessiné de grands procès historiques. Une couverture judiciaire qui est devenue sa marque de fabrique.

« Il n’y a pas de limites à ce que l’on peut dessiner »

Après avoir commencé comme illustratrice pour enfants chez Bayard en 1971, puis fait du reportage à l’étranger, au Vietnam sur les traces de « boat people » ou à Calcutta pour un récit sur Mère Teresa, Noëlle Herrenschmidt veut « changer de style ». Loin des albums jeunesse, elle prend la direction, presque instinctivement, de la cour d’assises. C’est une révélation. Quand elle entend le procureur, elle a « un coup au cœur ». Des audiences, elle aime tout : le ballet des témoins, les récits des victimes comme des mis en cause, les condensés d’histoires humaines qui se trament sous ses yeux…

En 1987, après avoir montré ses premiers dessins judiciaires à la rédaction de La Croix, sa vie prend un autre tournant quand elle a l’opportunité de couvrir le procès Klaus Barbie. Noëlle Herrenschmidt, novice, peut compter sur la bienveillance du procureur Pierre Truche, qui sera son phare dans la nuit de l’ignorance des rituels judiciaires. « Le meilleur des professeurs de droit », concède-t-elle. Cette méthode, elle la gardera toute sa vie, afin d’arriver « vierge de tout préjugé », dotée d’un œil neuf, sans documentation préalable. Ne pas savoir en amont pour mieux s’imprégner, mieux digérer, faire preuve de cette curiosité qui permet de poser les bonnes questions ou de saisir l’essence de ce qui se passe sans stéréotypes. Grâce à ce magistrat hors pair, elle comprend l’organisation de la cour, le rôle des uns et des autres, le grand rituel qui se met en place et qui se répète à chaque procès. « Nous assistions à des témoignages terrifiants qui racontaient des tortures atroces. Ce qui était très fort, c’était de capturer ces victimes qui avaient attendu 30 ans avant de parler. Tout à coup, on leur proposait de cracher ce qu’elles n’avaient pu dire auparavant », se rappelle Noëlle Herrenschmidt qui y a passé deux mois intenses. Elle se souvient de ces victimes « cramponnées à la barre », malgré un Klaus Barbie rapidement absent de la salle d’audience. « Il y avait 20 dessinateurs, du monde entier. Tout le monde pleurait, on dessinait en pleurant », raconte-t-elle. Elle en garde le souvenir fort d’être « là où elle devait être » et évoque avec émotion cette dame, défigurée, qui vint à la barre, droite comme un I, montant l’escalier. Digne. « Le dessin est à la force de ce que l’on entend. On retransmet en direct ce que l’on se prend, mot pour mot. On ne réfléchit pas. On est dedans jusqu’au cou, on devient acteur de la scène ». Le dessin, qui peut être l’affaire de quelques secondes ou quelques minutes, est un instantané. Formidable vecteur de transmission, « il n’y a pas de limites à ce que l’on peut dessiner ».

L’accès à l’invisible

De ces mois passés à Lyon, Noëlle Herrenschmidt garde aussi en tête un moment furtif et perturbant. Elle qui croque dans l’espoir de trouver l’humanité en chacun de nous n’aime d’ailleurs pas l’expression de « monstre ». « Derrière chaque monstre, il y a un être humain », disait le grand pénaliste Henri Leclerc. Un jour, à côté d’elle, le procureur Pierre Truche se lève, arborant sa « crinière blanche et sa voix formidable » et glisse à Klaus Barbie : « Si vos enfants vous écoutaient…» ! « Et là, l’espace d’une seconde, j’ai vu, ce n’est pas facile de le dire, une once d’humanité. Notre métier est d’être à l’écoute de l’humanité de qui que ce soit. Mais ça n’a pas duré. Il est immédiatement redevenu glacial », le « Boucher de Lyon », le commanditaire d’une politique de répression sanguinaire contre les résistants et les Juifs… « Un procès, c’est une pièce de théâtre, vous avez un décor, et des gens installés à leur place, la cour, les avocats, les dessinateurs, les accusés. On connaît les thèmes au fur et à mesure des audiences, mais on n’en connaît pas la fin », affirme-t-elle.

Pendant quelques années, elle va enchaîner les procès : Touvier, « un type épouvantable », puis Papon, où elle se remémore le regard de fer de l’une de ses victimes, se livrant à un puissant « duel » avec son bourreau. Puis elle passe à de longues immersions dans des univers confinés. Elle a alors changé de technique, s’est mise à l’aquarelle, ce qui lui a permis de s’intéresser davantage aux décors des procès, comme des lieux. Elle se plonge avec délectation dans ses souvenirs du Vatican, « expérience inoubliable ». « Car quand on a résisté au Vatican… plus rien ne peut vous résister ! », plaisante-t-elle à moitié. « En tant que femme de plus de 60 ans, je n’existais pas là-bas. Mais n’étant rien, je pouvais faire ce que je voulais ». Les autorités sont d’abord réticentes, puis elle réussit, à force de détermination et de « ses excellents dessin », à avoir gain de cause pour avoir accès à la salle ducale, jamais photographiée auparavant. Elle en prend « plein les yeux, plein le corps », fascinée par les ors et les chefs-d’œuvre du plus petit pays du monde, les drapés de marbre qui titillent le crayon, le frémissement des robes d’hommes d’Église dans les couloirs policés de la cité de Dieu… Elle saisit alors sa boîte d’aquarelles uniquement composée d’un panel de rouge, rose et violet pour les habits religieux des pontes catholiques. Après ses aventures « surnaturelles » et spirituelles, elle retourne à des choses plus prosaïques mais toujours existentielles : l’hôpital, où elle passera trois ans. La vie, la mort. Son dessin le plus fort prend la forme d’un simple aplat de couleur tendre noyée d’eau, un visage en fin de course pudiquement tourné de trois-quarts. De son reportage dans les soins palliatifs, ce dessin est celui qu’elle préfère. « Il est extraordinairement émouvant, avec trois fois rien ». Là encore, elle se plonge littéralement dans son sujet. « Je dormais dans le service car on ne comprend pas un lieu si on n’y dort pas ». Elle fera de même quand elle passera la nuit dans la prison pour femmes de Fleury-Mérogis « pour comprendre ce qu’est de dormir dans un lit de 70 centimètres avec une couverture qui gratte ». Elle garde aussi de ces années passées à l’hôpital des moments inoubliables auprès des grands brûlés, et se souvient comme si c’était hier d’une opération à cœur ouvert. « J’étais dans la salle d’opération mais je ne voyais pas grand-chose. Le professeur m’a proposé de monter sur un escalier. Et là je découvre la cage thoracique ouverte, et à l’intérieur, ce cœur qui bat. Une image inouïe ». Et même si elle dessine, elle se souvient aussi des « bruits de la prison, de l’hôpital », autres souvenirs sensoriels nécessaires si on veut raconter la vérité des lieux fermés.

Dessiner, au fil du temps

« Beaucoup de lieux auxquels j’ai eu accès ne me seraient plus ouverts », estime-t-elle rétrospectivement. C’est le cas de l’hôpital – plus personne n’aurait le temps – des prisons, autant de lieux qui ont progressivement (re)fermé leurs portes. Ou qui ont définitivement changé. Pourrait-elle encore croquer ces moments « d’abandon partagé » des députés épuisés, affalés sur les fauteuils, alors que les débats duraient toute la nuit à l’Assemblée nationale ? « J’étais tout aussi épuisée qu’eux. Il était 5 heures du matin, on n’avait pas dormi », explique-t-elle en désignant un croquis de députés avachis. Partager ce moment d’épuisement physique leur confère une expérience commune et sonne comme « une fraternité entre députés de tous bords ». C’est à l’Assemblée nationale qu’elle a assisté aux débats houleux sur le « mariage pour tous ». Des moments importants que les dessins permettent de raconter. Le monde judiciaire a aussi changé. Après les procès de la Collaboration, elle se glisse dans les couloirs du palais de justice, ce qui donnera ses Carnets du palais, devenus un « classique » pour les avocats, s’amuse-t-elle. Mais ce monde avance vite, et « les deux-tiers de ce que j’ai dessiné n’existent plus » ! Le médecin, la Poste, les scellés, le coiffeur. « J’y suis retournée dernièrement. Le lieu est le même, mais tout ce que j’avais dessiné est différent. Tout le tribunal de grande instance est parti ». Ressent-elle de la nostalgie pour autant ? Non, elle ne « connaît pas ce mot-là ». Le cœur de son métier, c’est de « saisir ce qui est aujourd’hui et qui ne sera peut-être plus demain ». Tout comme cette table des ministres, immortalisée dans Les coulisses de la loi et qui a disparu car le président a décidé de la relier directement à internet. « C’est terminé. On est déjà dans l’archéologie ».

Au fil des années, d’ailleurs, sa technique évolue. Du noir et blanc des débuts à l’encre de Chine, elle passe à la couleur de l’aquarelle. De l’absence de décor, elle se prend de passion pour ce que les bâtiments racontent de la vie des humains. Les paysages, très peu pour elle. « Je peux les regarder, mais pas les dessiner ». Sauf s’il y a une présence humaine. Avec le blanc, qu’elle affectionne particulièrement, elle peut attirer l’attention des spectateurs sur tel ou tel élément. Dessiner est une question de choix. Elle refuse de surcharger et aime cette force tranquille du blanc. « Les blancs vont vous aider à lire le dessin. Plus le temps passe, plus l’économie de moyens a du sens ».

À bientôt 83 ans, Nöelle Herrenschmidt est consciente que les techniques aussi changent chez ses collaborateurs et collaboratrices, qui travaillent sur tablettes et transmettent leurs dessins en direct. Il est loin le temps où les « dessins du procès Papon partaient en train le soir pour Paris. Mon mari les réceptionnait le matin à la gare pour les donner au journal pour la réunion de 7h ». Mais « au final, que ce soit par le biais d’un scan ou d’un pinceau, d’une aquarelle basique, les journaux veulent toujours leurs dessins pour 18h04 et non 18h05 ! ». Rassurante continuité dans un monde voué aux évolutions les plus rapides. En tant que doyenne de l’Association des journalistes de la presse judiciaire, côtoyant des dessinateurs plus jeunes, elle est plus que convaincue que « la relève est assurée ». « Mais pas sûre que leur tablette aille aussi vite que mon pinceau… », glisse-t-elle, taquine.

Le procès historique du 13 novembre

Il y a un an et demi, la dessinatrice couvre le procès des attentats du 13 novembre. Cela donnera le livre Juger le 13 novembre (La Martinière, 2022), co-écrit avec Arthur Dénouveaux et Antoine Garapon. Elle le confie, il sera son « dernier procès historique ». Elle livre des dizaines de croquis. « Un travail de titan », reconnaît-elle, fascinée par le dispositif exceptionnel mis en place, une salle surdimensionnée pensée pour accueillir les plus de 2 300 de parties civiles, 14 accusés, etc. Autrement dit, du jamais vu. Petite anecdote, les gendarmes étaient en chemise bleu clair pour conférer à ce lieu hautement anxiogène un peu de sérénité, tout comme la couleur sable choisie par l’architecte pour la salle. Mais elle s’amuse du grand soin qu’on lui a apporté. « L’âge n’a que des vertus, s’amuse-t-elle. Pour moi, cela me donne une liberté totale. Je n’avais plus rien à prouver. Comme je ne pouvais pas porter ma valise, je pouvais la laisser à un gendarme ». Elle repense avec émotion à ce dessin réalisé de la place du président, avec vue sur l’ensemble de la salle, en août, juste avant l’ouverture du procès. Mais même avec son expérience, elle confie avoir eu du mal à dessiner Salah Abdeslam. Pour la triste banalité du mal de son visage ? Non, pas du tout. « Mais c’est un personnage extrêmement mouvant. Au début il hurlait, donc il avait un visage hurlant. Puis il a pleuré, et là il a eu un visage émouvant. Tous les autres dessinateurs et moi avons donc eu beaucoup de mal avec son visage. Souvent nous l’avons dessiné plus vieux qu’il n’était ». Elle aimerait que son livre Juger le 13 novembre devienne un support pédagogique. « Le terrorisme, c’est notre époque. Je pense qu’il faut que les jeunes connaissent le chemin de la loi avant d’aller voter. C’est sévère la loi, tant mieux si le dessin permet de la montrer ».

Dans cet exercice qui dure depuis plusieurs décennies, ce que Noëlle Herrenschmidt aime, c’est de montrer là où les yeux ne se posent traditionnellement pas. « La justice, on la montre, mais on ne la raconte pas », déplore l’octogénaire. « Je pense que je fais des livres car ce qui existe derrière les portes, tout le monde devrait pouvoir le connaître. La loi, c’est quand même ce qui nous dirige », explique-t-elle en citant ses immersions dans l’Assemblée nationale, le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel ou encore le Sénat. Aujourd’hui, Noëlle Herrenschmidt se sent prête pour autre chose : des dessins de villas ou de bâtiments, une mémoire patrimoniale comme une autre. Mais la justice, elle l’aura dans le sang jusqu’au bout. « J’ai toujours eu la justice en héritage, sans m’en rendre compte. Mon père était avocat. Même s’il est mort quand j’avais 4 ans, j’ai toujours su qu’il était avocat sans trop savoir ce que c’était. J’ai découvert sur le tard qu’il avait inventé les encyclopédies juridiques JurisClasseur. Il y a sûrement quelque chose qui m’a été transmis sur ce qu’était la justice. Et il y a quelques mois, en allant au Conseil d’État, j’ai découvert que mon arrière-grand-père était juge à la cour d’appel ». Paul Éluard l’avait bien dit : « Il n’y a pas de hasard, que des rendez-vous »…

Plan
X