Nuit du droit : carton plein pour la pièce « Le procès de Bobigny » au TJ de Bobigny

Publié le 24/10/2023

À l’occasion de la 5e édition de la Nuit du droit qui se tenait le 4 octobre dernier, la troupe Conférence & Compagnie (barreau de Paris) proposait une représentation du « Procès de Bobigny », moment judiciaire mythique qui a contribué à la dépénalisation de l’avortement, au tribunal judiciaire de Bobigny lui-même. Une mise en miroir plus de 50 ans après les faits et une façon d’ouvrir les portes du tribunal aux citoyens. L’avocat Basile Ader, qui a adapté la pièce avec Sophie Dumont-Ader, revient pour Actu-Juridique sur cet événement et répond à nos questions.

Actu-Juridique : Tout d’abord, qu’avez-vous ressenti en jouant au tribunal de Bobigny lui-même ?

Basile Ader : Jouer à Bobigny, sur les lieux précis où le procès original a eu lieu — bien que le tribunal actuel n’existait pas encore en l’état —, a été une expérience très spéciale. Et de plus, dans une vraie salle d’audience. Cela n’implique pas les mêmes contingences que dans une salle plus classique. À certains égards, nous étions plus près du public, c’était encore plus émouvant.

AJ : Dans quel contexte a été montée cette pièce ?

Basile Ader : Nous avons joué cette pièce à l’occasion de la 5e Nuit du droit mais c’était la 10e représentation que nous en donnions. Elle avait été montée à l’occasion des 50 ans du procès, qui ont été fêtés en 2022, et présentée pour la première fois en novembre 2022. Depuis, nous l’avons rejouée notamment la semaine du 8 mars 2023 à la Maison des avocats et la salle était comble. C’est ainsi que nous avons été invités par le président du tribunal judiciaire de Bobigny pour cette représentation. Il existe aussi le projet de la jouer à l’invitation de l’Ambassade de France en Tunisie, pays d’origine de Gisèle Halimi. Nous verrons si cela se réalise, mais il y a dans sa plaidoirie des propos universels qui font sens partout.

AJ : Sur quel matériel avez-vous travaillé ?

Basile Ader :  Nous avons eu l’opportunité d’avoir accès à la sténographie des débats, grâce à mon confrère Me Jean-Yves Halimi, également fils de Gisèle Halimi. C’est sur une suggestion de la bâtonnière de Paris, Julie Couturier, que nous avons eu l’idée initiale. Nous avions déjà reconstitué le procès de Patrick Henry, à l’occasion de ses 40 ans, sous la présidence du bâtonnier Olivier Cousi. Elle a donc suggéré que nous fassions de même avec le procès de Bobigny.

La sténographie reproduit 7 ou 8 heures de débats, dans un style assez aride. Alors avec mon épouse, Sophie (qui campe une Gisèle Halimi pour le moins déterminée, NDLR) nous avons procédé à une adaptation. Le texte initial permet une plongée dans la multitude de témoignages, où cohabitent moments durs et dotés d’un peu de légèreté, mais toujours de manière intéressante. Surtout, ces débats éclairent sur la condition de la femme à l’époque du procès.

AJ : Vous précisez bien qu’il s’agit d’une adaptation. En quoi exactement ?

Basile Ader :  Nous avons tenu à conserver les petits incidents qui se sont tenus lors de l’audience. Par exemple, lorsque le président se tourne vers l’avocat de Micheline Bambuck (accusée d’avoir procédé à l’avortement, de Maire Chevalier, NDLR) et lui lance : « Maître, il faut défendre votre cliente ! », parce qu’il est resté jusque-là silencieux, cela s’est vraiment produit. De même, quand nous montrons que le président est exaspéré par la succession de témoins qui ne connaissaient rien à l’affaire (Delphine Seyrig, Françoise Fabian…), cela s’est encore réellement produit.

Par ailleurs, cela reste bien une adaptation, car nous avons pris quelques libertés. Par exemple, le substitut du procureur qui n’avait pas pris l’initiative des poursuites était aux abois, et mécontent d’être là, car je crois que Georges Pompidou avait demandé qu’on lève les poursuites depuis 1969. L’association féministe « Choisir » avait donc saisi l’opportunité d’une poursuite pour mener le combat dans l’arène judiciaire. Cela explique qu’il n’a quasiment rien dit pendant l’audience. C’est la raison pour laquelle nous lui avons attribué des questions ou remarques émanant à l’origine du président, qui sinon, prenait trop d’importance. Cela permettait de rééquilibrer les prises de parole.

De même, une puriste de la plaidoirie de Gisèle Halimi nous a interpellés : elle était surprise d’entendre certains passages. En réalité, Madame Chevalier a été défendue par deux avocates. Gisèle Halimi a plaidé sur l’aspect politique du dossier, et l’autre avocate, plutôt sur la personnalité de Madame Chevalier. Dans notre choix de mise en scène, nous avons attribué à Gisèle Halimi des éléments provenant de l’autre plaidoirie, par ailleurs très réussie.

Enfin, Madame Sausset, l’intermédiaire, n’était pas seule. En réalité, elles étaient quatre, mais pour des questions de praticité, nous les avons réunies en un personnage, que nous avons voulu assez tranché.

AJ : Gisèle Halimi comptait bien faire de ce dossier une tribune médiatique et gagner le procès de l’opinion publique. Que dire de cette stratégie ?

Basile Ader :  Il est intéressant de voir comment Gisèle Halimi prend possession du procès, en retournant l’accusation en sa faveur. D’ailleurs, Robert Badinter s’en inspirera lors du procès de Patrick Henry, qu’il transformera en procès de la peine de mort, tout comme Gisèle Halimi en a fait le procès de l’avortement, à grand renfort de témoins sans rapport direct avec le dossier mais faisant office de sommités.

Un procès va naturellement dans le sens de l’accusation, et la défense doit remonter un courant contraire. Mais Gisèle Halimi prend la main en faisant le procès d’une loi inique, sur laquelle les juges ne peuvent plus se baser. Cela explique pourquoi le président glisse à un moment : « Si je peux me permettre d’intervenir, j’aimerais poser une question… ». Il n’avait plus le dessus.

AJ : Était-elle la première à faire cela ?

Basile Ader :  Non, Gisèle Halimi n’a pas été la première à faire un procès dans un procès, à l’instar de Jacques Vergès, qui a institué et formalisé la notion de « procès de rupture » où il délivrait ce message : « Vous n’êtes pas compétents, je vais faire le procès des juges ». De son côté, elle a fait le procès de la loi, ce qui était assez génial et s’imposait d’une certaine manière !

AJ : En quoi ce procès était-il hors norme ?

Basile Ader :  La salle était totalement acquise à la cause. Elle était remplie, et trop petite car c’était alors une salle du tribunal temporaire en préfabriqué. Pour nous renseigner davantage, nous avons lu ce qu’ont écrit Me Monique Antoine et Annick Cojean (qui a coécrit avec Gisèle Halimi « Une farouche liberté », éd. Grasset, NDLR). Par exemple, l’association a obtenu qu’on sonorise l’extérieur : il y avait donc, dans la rue, des haut-parleurs reliés avec des fils à la salle d’audience, ce qui était complètement contraire à la loi ! Par ailleurs, l’association avait elle-même fait procéder à ladite sténographie.

AJ : En tant qu’avocats, comment conciliez-vous votre implication dans la troupe ?

Basile Ader :  Au sein de la troupe « Conférence & Compagnie », nous connaissons bien les contingences relatives à une pièce de théâtre pour monter sur scène depuis les années quatre-vingt-dix. Même s’il s’agit d’une reconstitution assez fidèle, cela reste une pièce de théâtre avec sa dramaturgie propre. Au sortir de l’été 2022, il nous a fallu 3 à 4 semaines pour concrétiser l’adaptation.

AJ : Avez-vous personnellement appris des choses ?

Basile Ader :  Oui, bien sûr ! Je savais finalement ce que chacun connaît, la mobilisation, le déroulement du procès. Mais beaucoup moins les incidents procéduraux ou la nature des débats – je pense aux témoignages des deux professeurs, Paul Milliez (sur la nécessité de l’avortement dans les situations de grande précarité, NDLR) et Jacques Monod (biologiste et biochimiste prix Nobel de médecine, NDLR) qui ont témoigné sur le moment à partir duquel on peut dater la conscience d’un fœtus. Je pense aussi aux éléments véridiques, comme les 20 enfants évoqués par la sage-femme guadeloupéenne, directrice du Planning familial en Guadeloupe (l’une des témoins de Gisèle Halimi, NDLR) ou encore les maladies successives qu’a dû affronter l’avorteuse (ce qui expliquait ses difficultés financières et donc éclairait pourquoi elle avait accepté d’aider Marie-Claire Chevalier, NDLR). Mais par exemple, sur le caractère de l’avocat de Madame Bambuck, commis d’office, un peu en retrait, nous avons voulu glisser une touche d’humour en le rendant truculent, également pour le personnage de Rocard qui témoigne et que nous avons voulu un petit peu humoristique.

AJ : Ce procès exerce encore une certaine fascination…

Basile Ader :  Oui, il existe une fascination pour le procès de Bobigny. La question est encore complètement d’actualité avec le projet d’inscrire le droit à l’avortement dans notre Constitution, le retournement américain (abrogation de l’arrêt Roe vs Wade en juin 2022) et l’état général des conditions de vie des femmes dans le monde.

Finalement, ce procès réunissait tous les éléments nécessaires, ce qui explique sans doute le succès de la pièce et le bon accueil qui nous est fait. Le public peut vivre l’expérience de la cour d’assises et voir comment se déroule un procès de façon assez fidèle. Point commun, au théâtre comme dans un procès, il y a une unité de temps et de lieu… Enfin, Gisèle Halimi était l’une des gloires du barreau. Sans oublier, et ce n’est pas anecdotique, la bande de copains que nous formons au sein de la troupe. Je suis doublement en famille – avec ma famille personnelle (ses filles jouent également, dans les rôles de Delphine Seyrig et Françoise Fabian, NDLR) et ma famille judiciaire… Quoi de mieux ?

Plan