Patricia Tourancheau : « Les faits divers sont écumés en long, en large, en travers »

Publié le 14/03/2025

Couverture Livre Rubrique faits divers_PTourancheau

Dans un ouvrage fascinant compilant 69 de ses enquêtes police/justice pour Libération, à paraître le 14 mars prochain, intitulé : Rubrique Faits divers, au Seuil, la journaliste Patricia Tourancheau nous permet de pénétrer dans ses carnets de reportage, dans le creux de sa mémoire qui a toujours cherché l’humain derrière le sordide.

« Rare femme journaliste à ce poste pour un quotidien catalogué anti-flic/pro-taulards, ce n’est pas une sinécure de s’immiscer dans la maison poulaga et de tisser des liens avec des mecs de ces services très masculins comme la brigade de répression du banditisme et l’antigang. Surtout quand je m’incruste en parallèle armée d’un calepin et d’un stylo dans le milieu des voleurs pour recueillir des points de vue, les faire parler et glaner leurs secrets ». Il faut les aimer, les histoires sordides, pour tenir pendant plus de 30 ans la rubrique police/justice d’un grand quotidien national après une enfance loin de Paris, dans une Vendée simple et travailleuse. Patricia Tourancheau, fait-diversière à Libération, vient de publier au Seuil un ouvrage fascinant de plus de 500 pages, intitulé : Rubrique faits divers. Sur les 3 000 à 3 500 articles écrits entre 1990 et 2015 elle en a choisi 69, rangés en 14 parties thématiques (paumés du djihad, bandits de grand chemin, rapts, taupes espions et infiltrés, flics story, tueries de masse, crimes au féminin, escrocs en tous genres, skinhead et nazillons, actions françaises, grandes évasions, générations de tueurs en série). Des pages où l’on retrouve des histoires anciennes ou très actuelles, de Guy Georges à Antonio Ferrara. Elle s’est confiée à Actu-Juridique sur ce qui fait le sel de son métier et sur sa passion pour un tel métier. Rencontre.

Actu-Juridique : Comment vous êtes-vous retrouvée à travailler sur les faits divers dès vos débuts dans le journalisme ?

Patricia Tourancheau : Ce n’est pas franchement un choix, plus une spécialité. Depuis 1986, je couvre l’actualité consacrée à la police, la gendarmerie, les enquêtes, les faits divers, les tueurs en série, les grands criminels, les bandits et le terrorisme. J’ai été salariée au journal Libération de 1990 à 2015 (je suis partie après les attentats de Charlie). Les sujets se sont imposés à moi sur toute cette période. Les attentats de 95, dans le RER, c’était 45 jours de papiers quotidien, Guy Georges n’en parlons pas… À l’époque j’avais deux enfants, il fallait concilier la vie de famille et le travail. J’ai voulu être free-lance il y a dix ans pour pouvoir choisir mes sujets – et je choisis des sujets très noirs – mais que je vais pouvoir creuser longtemps pour en faire un livre, une série, un podcast. L’affaire du Grêlé, par exemple, c’est un sujet dont on entendait vaguement parler depuis 1990. Au 36 [quai des orfèvres, NDLR], je connaissais le chef de groupe, Bernard Pasqualini, qui travaillait sur le meurtre de Cécile Bloch, il était soumis au secret de l’instruction. J’avais des infos éparses sur le Grêlé mais je n’arrivais pas à faire le lien. J’avais pourtant fait un feuilleton sur le Grêlé, mais j’ai enfin pu revenir sur le sujet après la mort de François Vérove en 2021. Pour me faire des petites récréations, je choisis des sujets comme le portrait d’un poulet à l’ancienne, ou des fresques sur le grand banditisme, comme mes papis braqueurs, qui ont volé pour 10 millions d’euros de bijoux à Kim Kardashian (et qui ont fait l’objet d’un livre, Kim et les papys braqueurs au Seuil). C’est une façon de se reposer au lieu de ruminer sur le Grêlé, chercher les témoignages, lire des comptes rendus sur des actes horribles, regarder des photos de scènes de crime atroce qui figurent dans la procédure. Des photos qui, même de mauvaise qualité, même en noir et blanc, restent gravées…

AJ : Pourquoi avoir eu envie de faire une compilation aujourd’hui ?

Patricia Tourancheau : Cela vient de la somme de faits divers que j’ai couverts pendant 25 ans à Libération. J’ai trouvé que c’était important de leur consacrer une compilation, surtout pour ceux qui n’ont pas donné lieu à un livre, à un documentaire. Pour certaines grosses affaires auxquelles j’ai consacré 17 à 20 articles, il fallait que j’en choisisse un. J’ai analysé les phénomènes reliant les uns avec les autres et, ces 14 thématiques, c’est ce qui fait l’originalité de la compilation. D’habitude pour ce genre de travail, c’est un prologue, une mise à jour et basta ! Je ne souhaitais pas vraiment resituer le contexte, mais plutôt, avec un texte suivant l’article, raconter façon postface, ce que les personnes étaient devenues. Il y a des parties très politiques, celle baptisée Skinhead et nazillons (qui réunit les meurtres de Brahim Bouaram, Clément Méric et le tireur du 14-Juillet…) entre autres. Elle résonne beaucoup avec ce que l’on vit aujourd’hui, alors que l’on est dans les années 1990, après le score historique de Jean-Marie Le Pen aux Européennes de 1984. Le Front National a beau essayer de contenir ses troupes, ses têtes brûlées du service d’ordre, cela ne fonctionne pas. Il y a eu un nombre d’actions violentes hallucinant à cette époque. C’est intéressant pour nous aujourd’hui de s’imprégner de tout cela pour prévenir, même si les situations sont différentes.

AJ : Malgré cette intention de capturer le présent, vous avez justement choisi d’intégrer des affaires très datées…

Patricia Tourancheau : C’est volontaire. Il y a par exemple le rapt de Jean-Edern Hallier ou la disparition du Pasteur Doucé. Elles donnent un aperçu de ce que furent les années 1980 et 1990 en termes d’actualité rocambolesque. Mais j’ai aussi remarqué que certaines affaires rebondissent beaucoup avec l’actualité, comme l’enlèvement et l’assassinat d’Ilan Halimi et surtout comment des affaires reviennent à la une. Comme la tuerie de Chevaline, en 2012, qui refait l’actualité maintenant que revient la piste du tireur fou (qui était la première hypothèse évoquée dans mon premier article écrit 3 semaines après les faits). Et puis l’affaire Mehdi Nemmouche, geôlier djihadiste, dont le procès vient d’ouvrir, ou bien Antonio Ferrara, que j’évoque dans la partie des évasions et qui vient de replonger. Il y a aussi l’affaire George Ibrahim Abdallah, militant pro-palestinien condamné à la prison à perpétuité et libérable depuis 1999. Il y a dans mon travail une dimension historique, sociologique très importante. Il y a des affaires incroyables mais surtout des personnes hors du commun. Je reste dans une posture où je ne juge pas, mais j’ai bien sûr des affaires dont je suis restée très proche. J’aime particulièrement les histoires de bandits de grands chemins.

AJ : Vous consacrez une partie aux criminelles. C’est important de visibiliser la violence féminine selon vous ?

Patricia Tourancheau : Si je décide de faire un tour du monde du crime, je suis obligée de parler des femmes criminelles, même si je rappelle qu’elles sont souvent plus victimes qu’autrices de violences. Elles représentent 10 % des auteurs d’homicides. Mais c’est un phénomène important parce que, même si elles sont rares, la société jette sur elles l’opprobre, elles sont érigées en madones du mal, en sorcières, cela prend des proportions incroyables. J’avais été pour ma part frappée par la jeunesse de certaines meurtrières, comme Florence Rey ou Valérie Subra.

AJ : Vous consacrez le premier chapitre aux tueurs en série, parce que vous avez vécu l’entrée de cette figure dans les procédures judiciaires et policières.

Patricia Tourancheau : Oui, d’ailleurs j’en parle dans le petit chapitre consacré à Guy Georges. J’ai fait le choix dans ce livre de ne pas évoquer Fourniret ni Monique Olivier, dont j’ai déjà beaucoup parlé (entre autres dans le livre Le Magot (Seuil/Les Jours) mais, pour moi, Guy Georges devait figurer dans le livre parce qu’il a été le premier à être traité comme tueur en série en France. À l’époque, cette notion était considérée comme très américaine par les policiers français, malgré le fait que les crimes sériels étaient bien présents (comme Thierry Paulin, surnommé le « tueur de mamies », Mamadou Traoré, surnommé « le tueur aux mains nues » ou encore Louis Poirson). Les enquêteurs n’étaient pas outillés et il existait une véritable résistance à travailler sur les crimes sériels. Il y avait également un rejet total de travailler avec les psys, les profilers (ou psycho-criminologues), qui semble aberrant, digne du Silence des agneaux (qui sort dans les salles en 1991). Après le tollé suscité par l’affaire SK1 et Guy Georges, le Fichier national des empreintes génétiques est enfin mis en place en 1998 et opérationnel en 2000. C’est à ce moment que la Crim’ se dote d’une psycho-criminologue à demeure, après que les juges se sont ici ou là offert les services d’experts autoproclamés. La police et la justice ont commencé à travailler avec les sciences humaines. C’était un changement de culture très intéressant à constater, passionnant même.

AJ : Vous consacrez des chapitres aux évasions, aux escrocs, aux ripous… on peut lire des scènes de cinéma. Pourquoi ces personnages exercent-ils encore chez les lecteurs une vraie fascination ?

Patricia Tourancheau : Mes lecteurs sont peut-être fascinés, mais je réfute ce terme pour moi. Je suis passionnée, plutôt, mais je ne verse jamais dans la fascination. Bien sûr il y a quelque chose de ludique dans l’écriture de certains papiers, avec des personnages, des aventures comme les grandes évasions. Je suis attachée à certains braqueurs ou évadés qui n’ont pas versé le sang, comme Ferrara, Besse. Les escrocs, comme Rocancourt, c’est un peu pareil, ils savent en mettre plein la vue. Mais ce qui me marque, c’est qu’ils sont aussi capables du pire, de gruger père, mère, ami pour de l’argent, qui est toujours insuffisant. C’est le côté peu reluisant. J’ai voulu montrer ce côté-là de la médaille. Dans l’écriture, je suis fan des romans de John Le Carré, par exemple, je me suis prise au jeu d’écrire, dans le cadre de séries d’été ou de longs articles, de façon plus chiadée. J’ai essayé d’en écrire certaines comme de petits romans du réel.

AJ : Deux expositions sur les faits divers et les tueurs en série font parler d’elles en ce moment en région parisienne, Daniel Zagury sort un livre en mai sur l’affaire Dupont de Ligonnès… Pourquoi cet appétit insatiable pour les sujets noirs ?

Patricia Tourancheau : Cet engouement sur les true crimes, que je persiste à nommer faits divers, cela a toujours existé. Même quand la télévision n’existait pas ! Au XIXe siècle, les gens lisaient les journaux, les feuilletons, allaient voir des corps à la morgue, assister à des exécutions publiques. Les romanciers ont toujours puisé dans les faits divers des matières pour leurs histoires. Ce qui est nouveau, c’est la multiplication des supports possibles, avec la TNT, les plateformes de streaming, les romans, les essais, les BD, les podcasts… Les faits divers sont écumés en long, en large, en travers. Chaque grande affaire nourrie 8 à 10 livres à chaque fois. J’essaie de me tenir à l’écart de ce fourmillement, mais je dois dire que je lis beaucoup… C’est tout de même ma spécialité et je reste journaliste ! Ces mois prochains, je vais me consacrer d’ailleurs à un projet de série documentaire et à une nouvelle version du livre sur les papis braqueurs, dont le procès est prévu ces prochains mois.

AJ : S’il y avait une histoire que vous nous conseilliez de lire en priorité, laquelle serait-ce ?

Patricia Tourancheau : Je pense que je conseillerai de lire le seul vrai Robin des bois : Lucio Urtubia, anarchiste, anti-franquiste, faux monnayeur et faussaire, qui a escroqué la banque américaine, Citibank pour financer ses luttes. Une belle histoire donc !

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