Philippe Jaenada : « Alain Laprie doit pouvoir bénéficier d’un procès juste » !

Publié le 30/11/2022

Philippe Jaenada : « Alain Laprie doit pouvoir bénéficier d’un procès juste » !

C’est l’histoire d’un livre que son auteur aurait voulu ne jamais avoir à écrire ! Philippe Jaenada, qui a consacré plusieurs romans à des faits divers du passé, s’était juré de ne jamais écrire sur une affaire contemporaine… Il a tenu parole, jusqu’à ce qu’il croise au hasard d’une rencontre en librairie la route d’un homme condamné à tort pour le meurtre de sa vieille tante. Philippe Jaenada a accepté d’enquêter sur cette affaire instruite pendant 14 ans. Il en a tiré un livre puissant, Sans preuve et sans aveu, qui selon son auteur a pour seul objectif d’obtenir la réhabilitation d’un innocent. Rencontre.

Actu-Juridique : Pourquoi vous êtes-vous donné cette règle de ne jamais écrire sur une enquête contemporaine ?

Philippe Jaenada : Je crois que chacun de nous occupe dans la société la place qu’il estime être la sienne. La mienne c’est de raconter des histoires. Je regarde, j’écoute, je me renseigne, et ensuite je raconte comme le ferait un troubadour ou un conteur. Cette place me convient. C’est l’endroit où j’ai envie d’être. Dans mes livres précédents, je raconte des affaires judiciaires anciennes, comme celle de Pauline Dubuisson jugée pour le meurtre de son amant en 1953 ou celle de Lucien Léger, condamné pour le meurtre d’un petit garçon en 1964. Je montre que ces accusés ont été mal considérés, que les apparences ne reflètent pas toujours la réalité. Ce n’est pas rien. Mais intervenir dans la vie des gens est encore autre chose. Or ce livre, s’il a l’effet escompté, va modifier la vie de la famille d’Alain Laprie, cet homme condamné dont je prends la défense, celle des parties civiles, peut-être également celle des gendarmes dont je dis qu’ils ont mal fait leur travail. Tout cela aura des conséquences. Au fond de moi, je ne veux pas de ce rôle. J’ai toujours dit que je ne ferais pas cela. Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire. Certains écrivains arrivent à faire sur des enquêtes en cours des livres remarquables. Moi, je ne me sens pas ce droit de peser sur la vie des gens.

Actu-Juridique : Pourquoi alors écrivez-vous quand même ce livre ?

Philippe Jaenada : Alain Laprie est venu me voir lors d’une signature en librairie. Il m’a dit : « Je vais être enfermé pendant 15 ans à tort, vous êtes le seul à pouvoir m’aider » ! Je lui ai donné mon mail. Il ne s’en est pas servi tout de suite. Dix jours plus tard, j’ai reçu un courrier dans lequel il me disait qu’il était devant l’hôtel de police, qu’il allait effectuer sa peine, que ses mains tremblaient alors qu’il remettait son téléphone à sa femme. J’ai imaginé cet homme de 65 ans qui venait de prendre sa retraite et devait laisser sa femme, sa famille, son avenir, pour être incarcéré. Pour mes précédents livres, j’avais fait des visites en prison et je savais ce qui l’attendait. Il m’a touché. Sa femme et son fils, que j’ai rencontrés également, peut-être encore davantage ! C’est complètement subjectif et je l’assume… J’écris d’ailleurs que, peut-être, si j’avais passé une soirée avec Guy Georges ou Michel Fourniret, je serais rentré en disant à ma femme que j’avais rencontré un type formidable. Cela dit, je ne me suis pas contenté de cette intuition, et c’est le dossier d’instruction de l’affaire qui m’a convaincu qu’il s’agissait d’une erreur judiciaire. À partir de là, je ne pouvais pas lui opposer que je m’étais donné comme règle de ne jamais écrire sur une histoire contemporaine. C’est comme si quelqu’un tombe dans la rue devant vous et vous demande votre main pour l’aider à se relever : vous ne pouvez pas lui dire : « Pardon, la poste va fermer, il faut que je me dépêche ». Dans un premier temps, j’ai cherché à mobiliser mes contacts dans la presse. Les médias étaient d’accord pour que je parle de cette affaire, mais voulaient une exclusivité. Cela ne me permettait de n’en faire l’écho que dans un seul média. Je ne trouvais pas cela suffisant. Le seul moyen d’aider véritablement Alain Laprie était d’écrire un livre. Je l’ai donc fait, pas à contrecœur mais contre nature.

Actu-Juridique : En quoi ce travail a été différent de celui que vous avez l’habitude de faire ?

Philippe Jaenada : L’écriture est le seul domaine de ma vie dans lequel je fais absolument tout ce que je veux. Là, vu les enjeux, je n’avais plus cette totale liberté. Dans une histoire aussi dramatique, je ne pouvais pas faire le mariole et m’autoriser des digressions comme j’ai l’habitude de le faire quand je me mets à raconter les amours de mon fils ou mes problèmes de genoux. Il fallait que je sois sérieux et raisonnable et en même temps que les journalistes et les lecteurs retrouvent mon écriture. Je savais que pour que le livre ait un écho médiatique, il fallait qu’il s’inscrive dans la lignée de ceux que j’avais faits avant. Qu’il me ressemble. Si j’avais pris un pseudonyme, il n’aurait eu qu’aucun écho. Pour le reste, ça a été exactement le même travail. Je me suis procuré le dossier judiciaire de plus de 3 000 pages et je l’ai épluché. Le fait que ça se passe en 2004 ou dans les années 1950 ne change de ce point de vue-là pas grand-chose. La différence c’est qu’il y avait une urgence. J’avais peu de temps, je ne suis donc pas allé sur les lieux. Je n’ai parlé à personne. Je n’ai pas contacté les parties civiles. Je me suis enfermé avec ce dossier. Si cette affaire avait eu lieu il y a cinquante ans, j’aurais également pu dire de manière beaucoup plus directe ce que je pensais de l’affaire. Dans mes autres livres, je peux assumer une subjectivité et dire que je pense, par exemple, savoir qui a tué. La, je veille à n’accuser personne, même si je montre que certains membres de la famille, et notamment l’oncle qui prétend avoir eu les aveux d’Alain, avaient des relations difficiles avec la victime ou étaient intéressés par l’héritage. Certains me disent qu’il avait un mobile parce qu’il était l’héritier de cette vieille tante. Mais un mobile ne suffit pas à faire un tueur…

Actu-Juridique : Qu’est ce qui vous a interpellé dans ce dossier ?

Philippe Jaenada : De nombreuses choses m’ont interpellé. Je les égrène tout au long du livre. Pour résumer, il n’y a pas l’ombre d’une preuve contre Alain Laprie. Le seul élément du dossier est la soi-disant confession qu’il aurait faite à son oncle. Or ce témoignage ne tient pas une seconde. À l’inverse, il y a beaucoup d’éléments qui dédouanent Alain Laprie. Le plus évident est qu’il a un alibi. Un voisin est arrivé à 23 heures sur les lieux du crime. La maison était en feu. Les pompiers et gendarmes se sont rendu compte que trois brûleurs d’une bonbonne de gaz située à l’extérieur de la maison étaient ouverts. Le voisin a fermé la bonbonne de gaz. Un expert a dit que le gaz n’avait pas pu s’écouler pendant plus d’une heure et douze minutes. On peut donc tenir pour certain que le gaz a été ouvert au plus tard à 21 h 50. Or la téléphonie montre qu’Alain Laprie était à cette heure-là à Bordeaux avec sa femme, à une vingtaine de kilomètres de la maison de sa tante. C’est imparable. L’accusation a tenté de démonter cela en disant que la bonbonne de gaz était fermée. Au procès, on a demandé au voisin de faire le geste pour être sûr qu’il ne s’était pas trompé de sens en fermant. On a voulu le piéger mais il l’a fait dans le bon sens. Cette bouteille était ouverte. Cette histoire de gaz, ça peut paraître froid et technique mais c’est la preuve absolue que cela ne peut pas être Alain Laprie. Autre élément à décharge : les flammes sortent du toit de la maison à 23 heures. Le premier expert mandaté par le juge d’instruction dit que le feu a dû prendre au bout d’une demi-heure. Cela ne satisfait pas le juge qui mandate trois autres experts. Seul le dernier, le quatrième donc, finit par envisager que le feu ait pu couver… Ensuite, les procès d’assises, du fait de l’oralité des débats, ressemblent à une pièce de théâtre. Dans les débats, cela devient : « L’expertise a démontré que le feu avait pu couver ». On ne dit pas aux jurés que trois experts sur quatre ont exclu cette hypothèse. Il faut noter qu’avec cette condamnation, l’héritage revient de manière naturelle à la partie de la famille qui charge Alain Laprie. Étant donné que je reproche aux gendarmes et aux juges d’instruction d’avoir enquêté à charge et de s’être laissés aveugler par une intime conviction, je ne vais pas m’amuser à faire pareil. Je me borne à dire qu’Alain Laprie doit pouvoir bénéficier d’un procès juste.

Actu-Juridique : Avez-vous été surpris par cette instruction ?

Philippe Jaenada : Quand j’ai eu le dossier, je m’attendais à trouver des éléments qui jouaient contre lui. J’aime les lois, la société, j’ai a priori confiance en la justice. Mais plus j’avançais et plus je ne trouvais toujours rien. Je me disais que ce n’était pas possible. À la fin du dossier, j’étais bouche bée, sidéré. Dans mes livres précédents, je racontais que des gens avaient été mal jugés. Mais il y avait toujours des éléments qui permettaient de comprendre pourquoi. Par exemple, en ce qui concerne Pauline Dubuisson, ce n’est pas tant l’instruction qui est problématique que le regard de la société sur elle. Dans l’affaire Lucien Léger, il y a des lacunes dans l’enquête mais elles viennent du fait qu’il s’est fait passer pour le coupable. Il y a dans ces dossiers des erreurs de la police ou de la justice, mais elles ont des raisons d’être. Là, non.

Actu-Juridique : Pourquoi les enquêteurs se sont-ils ainsi focalisés sur cet homme ?

Philippe Jaenada : Tout cela part du fait qu’Alain Laprie est rentré dans la maison en feu pour récupérer des documents. On a prétendu qu’il voulait récupérer un testament qui le déshéritait. Au mépris d’une logique élémentaire : s’il était le tueur, pourquoi n’aurait-il pas pris les documents avant de partir ? Une partie de la famille qui ne l’aimait pas beaucoup parce qu’il était plus riche qu’eux l’ont chargé.

Au début du projet, mon éditeur m’a dit qu’il trouvait que cette histoire était révélatrice du manque de moyens de la justice. Au début, je n’étais pas d’accord avec cela. Il y avait eu une instruction de 14 ans. On reproche parfois à la justice d’être expéditive. Là, on ne pouvait pas dire qu’elle n’avait pas pris son temps. Mais en fait, si ça a duré 14 ans, c’est que les enquêteurs n’arrivaient pas à prouver que c’était lui. Et ils sont restés sur lui parce qu’ils n’avaient pas les moyens de suivre d’autres pistes. Ils n’ont pas cherché ailleurs, pas fait le moindre prélèvement ADN. Ils se sont focalisés sur Alain Laprie, ont épluché toutes ses communications. Ils ont regardé s’il avait fraudé l’Urssaf, payé ses impôts. Tout cela fait une bonne partie du dossier. Rester sur lui coûtait moins cher et mobilisait moins d’enquêteurs. Il y a eu trois juges successifs sur ce dossier. À chaque fois, quelques commissions rogatoires ont été lancées pendant les premiers mois. Très vite, on sent que chacun de ces juges s’est dit qu’il n’avait pas le temps et qu’il valait mieux rester sur Alain Laprie et essayer de démontrer dans le vide qu’il était coupable.

Actu-Juridique : Qu’espérez-vous de ce livre ?

Philippe Jaenada : Le livre est une sorte de copie compréhensible et digeste du dossier d’instruction. Il y a dans ces pages largement de quoi innocenter Alain Laprie et montrer qu’il a été mal jugé. Seulement, je ne me suis appuyé que sur le dossier, qui est « couvert par la procédure ». Autrement dit, même si j’avais retrouvé entre deux pages du dossier une photo oubliée montrant quelqu’un en train de tuer la vieille dame, cela n’aurait pas pu servir car même cela ne serait pas considéré comme un élément nouveau. On part du principe que tout ce qui est dans le dossier était connu des avocats et que, s’ils ne s’en sont pas servis lors du procès, tant pis pour eux et pour leur client. En revanche, entre 2004, année des faits, et aujourd’hui, de gros progrès ont été faits dans le domaine de l’ADN. L’avocate d’Alain Laprie demande donc la possibilité de faire des vérifications ADN. Dans la cuisine, à côté du corps de la victime, un mégot de cigarette a été retrouvé. Il n’a même pas été analysé. Aucun des voisins n’a fait l’objet de test ADN. Nous avons donc l’espoir que le dossier puisse être rouvert pour faire ces analyses. Le but de ce livre est d’appuyer la requête en révision d’Alain Laprie. Si j’ai publié ce livre et essayé de lui donner un peu d’écho médiatique, ce n’était pas tellement pour alerter les gens dans leur ensemble mais dans l’espoir que les magistrats qui vont devoir statuer sur cette demande le lisent.

Actu-Juridique : Allez-vous continuer à enquêter sur des affaires contemporaines ?

Philippe Jaenada : Je suppose qu’il existe d’autres vieilles dames tuées pour des histoires d’argent ou de rancœur familiales. Une amie avocate à qui je racontais l’histoire d’Alain Laprie m’avait d’ailleurs répondu qu’il y a dans les prisons plein de gens qui ont été mal jugés ! C’est une histoire de fou que cet homme se retrouve en prison. Et, en même temps, c’est complètement ordinaire.

Dans un de mes précédents livres, La Serpe, je parle de Georges Arnaud, auteur du livre Le Salaire de la peur. Il a arrêté d’écrire et a passé les quarante dernières années de sa vie à essayer de réparer le monde, au détriment de la littérature. Personnellement, je regrette qu’il ait cessé d’écrire. Pour ma part, j’ai envie de refaire de la littérature, d’apporter au lecteur des émotions et du plaisir. Si quelqu’un m’écrit pour me dire qu’il a vécu une erreur judiciaire, je passerai donc mon chemin. S’il vous plaît, mettez-le quelque part dans le papier !

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