Philippe Jaenada, l’écrivain justicier

Publié le 10/09/2024

Auteur épris de justice, Philippe Jaenada impose son style livre après livre, mélange d’humour et d’enquête obsessionnelle. Rien ne l’intéresse plus que les destins brisés, les êtres malmenés, mal considérés, parfois condamnés à tort. Après avoir réhabilité Pauline Dubuisson et Lucien Léger, il signe La désinvolture est une bien belle chose (éditions Mialet-Barrault). Au cœur de ce récit, une jeune femme, Kaki, mystérieusement défenestrée à vingt ans. Parce que « les choses ne sont en général pas ce dont elles ont l’air », il invite à porter un nouveau regard sur ces affaires passées. Portrait.

Philippe Jaenada

Pascal Ito © Flammarion

Pour les habitués de ses livres, le décor est familier. Un comptoir, quelques petites tables serrées, et une grande baie vitrée donnant sur une avenue bruyante du nord de Paris. C’est le fameux bistrot de quartier de Philippe Jaenada, celui où il descend tous les jours, celui dans lequel il renoue avec le monde, lui qui avoue vivre en solitaire, avec sa femme, son fils et la télé. Plusieurs projets de livres y sont nés, au gré des rencontres et des conversations avec les habitués. Comme le narrateur de ses livres, on le retrouve accoudé au zinc, son inséparable sac matelot en tissu écossais posé sur tabouret.

Il en impose, avec son mètre quatre-vingts tout en noir, de la veste aux chaussures. L’uniforme lui donnerait presque l’air austère, loin de son style rocambolesque. Depuis plus de dix ans, Philippe Jaenada s’est taillé une spécialité : revisiter des faits divers passés avec rigueur et loufoquerie, décortiquant avec force détails les dossiers d’instruction, au milieu d’un enchâssement de parenthèses dans lesquelles il se met en scène : rendez-vous médicaux, cuites mémorables lors de pince-fesses littéraires, problèmes de couple ou de bagnole.

En cette rentrée littéraire, Jaenada raconte une illustre inconnue qui, dans les années 1950, fut une figure de Saint-Germain-des-Prés. Elle s’appelait Jacqueline, dite Kaki, était « la plus belle fille du quartier ». Chez Moineau, un petit bar sombre, miteux et chaleureux qui deviendrait plus tard un cabaret, elle multipliait les amants, tuait le temps au milieu de jeunes gens aussi oisifs qu’elle. Leur vie a été immortalisée par un photographe néerlandais, Ed van der Elsken, qui a partagé leur bohème et l’a publiée dans un livre prisé des amateurs de photos, Une histoire d’amour à Saint-Germain-des-Prés. On y voit des gens très jeunes et très beaux, charismatiques, extravertis. « On n’arrive pas à savoir s’ils étaient joyeux ou paumés, insouciants ou désespérés », commente l’auteur, qui vient de passer trois années à reconstituer leur vie. Celle de Kaki s’est arrêtée un matin d’automne 1953, sur le trottoir en bas d’un hôtel. Elle venait de passer la nuit avec son fiancé qui, la voyant se défenestrer, a tenté de la rattraper par sa petite culotte. « J’avais la vision de cette fille, qui tombe et qui meurt si jeune sans qu’on sache pourquoi. J’ai un moteur puéril, qui vaut pour tous mes livres : j’ai besoin de comprendre ».

Pour une fille défenestrée sans raison, « il y a forcément une petite enquête », présuppose l’écrivain détective. Jaenada met la main sur « un petit dossier », qui grossit avec l’aide d’archivistes devenues, de livre en livre, des amis. Il retrouve les rapports de police et les articles de presse qui, à la mort de Kaki, titrent sur la « jeunesse délinquante et dévoyée ». « J’ai réussi à obtenir un fichier de 900 pages. Quand on lit les rapports des psys ou des flics, la différence de traitement entre garçons et filles est flagrante. Les hommes sont considérés comme en formation et les femmes, en perdition. Elles ont toutes été envoyées dans des centres de redressement chez les bonnes sœurs. »

Kaki n’a pas fait exception à la règle. Tombée enceinte à 17 ans, elle a atterri chez les sœurs, s’est évadée, a été envoyée en prison à Fresnes. « À 17 ans, et alors qu’elle était enceinte ! », s’étrangle Philippe Jaenada. « Ce n’est pas une erreur judiciaire dans le sens où on ne l’a pas jugée et envoyée en prison jusqu’à la fin de ses jours. Mais enfin, sa vie a été détruite parce que, sous prétexte qu’elle ne se destinait pas à une vie de bonne ménagère, elle a été arrêtée par la police. Ce jour-là, elle est entrée dans un engrenage qui l’a fait basculer ».

Rien n’intéresse tant Jaenada que ces vies qui basculent. « Pardon, je parle comme un producteur d’émission de témoignages. Mais c’est vrai que ce qui m’attire, c’est les gens qui se retrouvent face à un obstacle, un mur. La plupart des personnages de mes livres avaient tous les atouts en main, jusqu’à ce qu’un jour quelque chose déraille ».

Dans les années 1980, Philippe Jaenada a une vingtaine d’années. Il écrit pour le minitel rose, rédige de faux courriers de lectrices pour des magazines pornos. Comme les personnages auxquels il s’attache aujourd’hui, il est alors un homme des marges. « À 24 ans, je partais complètement en vrille », lâche-t-il, avant de détailler une vie de roman un peu noir, dont le personnage principal, lui, flirte dangereusement avec l’autodestruction. « À l’époque, j’hébergeais deux jeunes femmes, qui se prostituaient et se shootaient à l’héroïne. Elles avaient le sida, se piquaient partout, dans les seins, dans les yeux… Je couchais avec l’une des deux sans capote. Je me mutilais. J’aurais dû être interné ». À la place, à 25 ans, il prend la décision de s’enfermer, seul, dans un appartement, sans télé sans téléphone, sans chaîne hi-fi et sans radio. Coupé du monde, il fait vœu de silence, ne sort que cinq minutes par jour pour acheter des clopes et à manger. « J’avais prévenu le buraliste que je viendrai chercher chaque jour un paquet de Camel, sans dire bonjour ni au revoir ». En novembre 1989, le mur de Berlin s’effondre sans qu’il n’en sache rien. Mais dans le studio vide, il a laissé ce qui deviendra l’essentiel : des feuilles, des stylos. Bien qu’il soit « nul pour inventer », il écrit des débuts d’histoires, des nouvelles. L’une d’entre elles arrive par le biais d’un copain journaliste dans les mains du directeur de l’Autre journal, qui la publie et lui commande des chroniques qu’il écrit dans son studio et dépose sans un mot dans une boîte aux lettres. Contre toute attente, son autoconfinement le guérit. « Ça a super bien marché, je n’ai plus jamais eu le moindre problème. J’ai commencé à vivre à 28 ans. Certes, je suis devenu un peu ours. Mais aujourd’hui, ma grotte s’est élargie au pâté de maison ».

Quelques années plus tard, il publie son premier roman, l’histoire improbable mais autobiographique, jure-t-il, d’un jeune homme qui cherche l’amour et se retrouve en garde à vue sur un malentendu. Suit une série de romans, drôles et durs, « vrais au mot près » dans lesquels il raconte sans filtre la rencontre avec Anne-Catherine, la femme de sa vie, l’enfer du couple, la paternité. Puis il estime avoir fait le tour de lui-même. « J’ai pensé que si ma femme ne me quittait pas ou que je n’avais pas de maladie grave, je n’aurais plus rien à écrire. J’avais juste oublié qu’il y a plein de gens sur Terre ». Un soir, il tombe sur un documentaire télé consacré à Bruno Sulak, gentleman cambrioleur de la fin des années 1970, admiré aujourd’hui encore des braqueurs les plus idéalistes. L’affaire l’intrigue. Il rencontre ses proches, compulse les journaux de l’époque et le dossier judiciaire conservé aux archives. En résulte un livre magistral, montrant l’homme droit et doux derrière le bandit. « Le truc qui m’obsède », raconte-t-il, « c’est le regard de la société, sorte de masse informe, qui est toujours faussé. Sur moi, sur vous, sur tout le monde. Les gens qui font l’unanimité sont souvent des salopards. Ceux qui ont vécu les erreurs judiciaires, l’injustice, les mauvaises réputations, il faut les aimer. Moi, en tout cas, je les aime ».

Après Sulak, Jaenada s’attèle à trois affaires judiciaires, retentissantes dans les années 1950 et 1960. Il démonte des instructions à charge, mal ficelées. Dans La Petite Femelle, il raconte Pauline Dubuisson, condamnée en 1953 aux travaux forcés à perpétuité pour avoir tué son amant. Entre le grand buveur de whisky à large carrure et la brindille des années 1950, la rencontre est intense. « Je la connais mieux que ma mère. Dans un dossier d’instruction, vous avez tous les témoins qui ont croisé l’accusée, vous savez comment elle a été perçue par tous ceux qui l’ont approchée ». Cette jeune femme décrite par la presse et par ses juges comme une froide calculatrice, l’auteur la voit comme une coupable, certes, mais surtout comme une victime du patriarcat, à qui l’on a reproché autant la mort de son amant que d’avoir voulu mener une vie de femme émancipée. En 2017, avec La Serpe, l’enquêteur rouvre l’affaire Henri Girard, connu plus tard comme écrivain sous le nom de Georges Arnaud. Il sera présenté tout au long de sa vie comme l’auteur d’un triple meurtre commis en 1941, malgré un acquittement obtenu par l’avocat Maurice Garçon. Enfin, en 2021, il publie Au printemps des monstres, pavé de 750 pages consacré à l’affaire dite de « l’Étrangleur », du nom que s’était donné Lucien Léger après la mort de Luc Taron, petit garçon retrouvé mort dans un bois de l’Essonne. Léger, infirmier de profession, avait envoyé des dizaines de courriers aux journaux et aux parents de l’enfant pour revendiquer le meurtre. Indéfendable, même pour ses avocats, Maurice Garçon et Henri Leclerc. Pas pour Jaenada, qui a exhumé 30 000 pages de rapports de police et de correspondance avec son conseil et conclu que l’homme, s’il était détestable, n’en était pas moins innocent. Léger a passé 41 ans derrière les barreaux, un record de longévité en prison.

Plus les apparences accablent ses personnages, plus Jaenada semble se démener pour les défendre. Et qu’importe s’il faut au passage égratigner la réputation de ténors du barreau. De Paul Baudet, l’avocat de Dubuisson, connu pour son humanisme et ses plaidoiries lyriques, il rappelle que nombre de ses clients sont « allés à la guillotine ». Et si Maurice Garçon est l’un des héros de La Serpe, l’auteur le juge responsable du destin de Lucien Léger. On suggère que ses livres ressemblent à des réhabilitations. Il s’en défend. « Les personnages de mes romans, je les porte tous dans mon cœur. Pauline Dubuisson, je pense à elle tous les jours. Mais elle voulait qu’on l’oublie. Elle l’avait dit. Je ne peux pas dire que j’ai écrit pour elle. J’écris pour parler à ceux qui me lisent. J’imagine toute sorte de gens, des vieux, des hommes, des femmes, qui lisent dans leur lit comme je le fais. Pauline et Kaki me servent pour parler à certaines jeunes femmes ».

Philippe Jaenada s’était toujours donné comme règle de n’écrire que sur des histoires passées, qui offrent une liberté quasi totale de récit, et permettent d’accéder à une mine d’archives. « C’est plus facile de savoir ce qui s’est passé en 1950 qu’en 2021 », glisse-t-il. Et puis, un soir, après une rencontre en librairie, il croise la route d’Alain Laprie, condamné en appel à 15 ans de prison pour le meurtre de sa vieille tante. Les règles volent en éclats. Comme pour Pauline Dubuisson, Georges Arnaud ou Lucien Léger, il plonge dans le dossier de l’instruction, pratique ce qu’il nomme la méthode du « tapir enragé », traquant incohérences, oublis et failles de l’enquête. Pour Alain Laprie, elles sont nombreuses. Il en fait la démonstration magistrale dans un petit livre, Sans preuve et sans aveu, écrit dans un style nettement plus sobre, mais tout aussi efficace, que ceux qui ont fait son succès. L’unique objectif est alors d’obtenir la révision du procès. « S’il était rejugé, il serait acquitté en un claquement de doigts », assure l’auteur. Mais la justice, parfois, se heurte au droit. Pour obtenir un procès en révision, il faut un élément nouveau. « Or là, tout est dans le dossier. Malheureusement, les éléments n’ont pas été correctement exploités ».

L’avocate d’Alain Laprie, Me Muriel Ouaknine-Melki, a demandé la réouverture de l’enquête. Fait rare, le procureur de la République de Bordeaux a accédé à sa demande. « On était surexcités. Il suffisait que cela débouche même sur un petit élément nouveau pour permettre la révision », se rappelle Jaenada, qui travaille main dans la main avec le conseil de Laprie. Le procureur a confié la réouverture de l’enquête aux gendarmes de Bordeaux, « autrement dit aux collègues de ceux qui avaient fait n’importe quoi il y a dix ans ». Lorsque les résultats des investigations arrivent, c’est « un coup de massue ». « Ils n’ont rien trouvé. Ils n’ont été prélever l’ADN de personne d’autre qu’Alain ». La sortie du livre avait donné lieu à une promo conséquente, redonnant de l’espoir à Alain et sa famille. L’affaire semble retombée dans l’oubli. « Je ne suis pas sûr que les gens aient envie de savoir s’il est innocent ou pas. L’histoire d’un type de 65 ans en prison, après la mort d’une vieille dame, c’est pas très croustillant. La littérature ne règle rien ». Peut-être, mais elle sauve. Jaenada lit, dit-il « comme d’autres font du jogging, picolent, ou jouent au casino ». Il plaint ceux qui n’ont pas ce goût, cette ressource. « Moi, lire, ça m’aide tellement. Les livres me tiennent dans la vie ».

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