Catastrophe de Brétigny-sur-Orge : « si ça passe dans Le Figaro, on est mal »

Publié le 25/04/2022

Près de dix ans après la catastrophe à Brétigny-sur-Orge, le procès de cet accident ferroviaire s’ouvre aujourd’hui devant le tribunal correctionnel d’Évry (Essonne). Au banc des prévenus durant huit semaines, la SNCF, sa filiale Réseau, et un cadre qui avait examiné les voies le 4 juillet 2013, huit jours avant le drame.

Catastrophe de Brétigny-sur-Orge : « si ça passe dans Le Figaro, on est mal »
Photo : ©AdobeStock/ON Photography

Une éclisse a pivoté. Cette sorte de grosse agrafe métallique, qui maintient deux rails à l’intersection des voies, était normalement arrimée par quatre boulons. L’un d’entre eux avait disparu, deux étaient usés ou desserrés, le dernier n’a pas résisté au passage du train Intercités 3657. Ce vendredi 12 juillet 2013, les sept voitures Corail transportaient 385 passagers de Paris à Limoges (Haute-Vienne).

A l’approche de la gare de Brétigny-sur-Orge (Essonne), le convoi circule à 137 km/h. Il n’est pas prévu de s’y arrêter. Mais à 17h11, l’éclisse pivote, provoquant le déraillement à grande vitesse. Le train se désolidarise : le 4e wagon se couche sur la voie, les trois derniers fauchent des voyageurs qui attendaient le RER C sur le quai n°3. Six personnes, âgées de 19 à 82 ans, sont tuées ; une septième mourra à l’hôpital. Sur place, 300 pompiers et 30 équipes du SAMU secourent 70 blessées graves ainsi que des centaines de femmes, d’hommes et d’enfants plus légèrement atteints mais lourdement traumatisés.

A compter d’aujourd’hui et jusqu’au 17 juin, les familles des sept morts et des survivants feront face aux prévenus : les représentants de la SNCF, de sa filiale Réseau, et Laurent Waton, dirigeant de proximité en charge des voies à Brétigny. Ils répondent d’homicides et blessures involontaires par imprudence ou négligence.

« Les mensonges institutionnalisés de la SNCF »

 Dès 13h30, tous prendront place en cour d’assises spécialement convertie en salle d’audience correctionnelle. Un dispositif de retransmission vidéo équipera deux autres chambres pénales et l’immense hall du tribunal est dédié à la quiétude des victimes. « On a fait ce qu’il fallait », nous disait le président de la juridiction, Benjamin Deparis, détaillant la configuration exceptionnelle dans notre article du 8 avril ici.

Hasard de la fonction : en 2013, ce magistrat avait jugé la SNCF coupable de la collision à Allinges, en Haute-Savoie, entre un car de collégiens et un TER (7 morts, 25 blessés).

A l’issue de leur instruction, en janvier 2019, les magistrats dénombraient 358 victimes souffrant de séquelles. A la même date, étaient répertoriées 174 parties civiles, personnes physiques, dont 21 ayant subi une incapacité totale de travail durant trois mois à deux ans. Onze associations, syndicats de cheminots et fédérations sont également parties civiles.

Parmi les 48 avocats qui les représenteront, Me Gérard Chemla aborde ce procès avec « la volonté de démontrer les mensonges institutionnalisés de la SNCF, le double discours tenu d’un côté par l’ancien patron Guillaume Pepy [de 2008 à 2019, Ndlr], empathique et souhaitant la transparence, et par les cadres qui ont tout fait pour se défausser ». L’avocat, qui intervient au procès des attentats du 13-Novembre, assistera avec une associée et un collaborateur 26 parties civiles, dont l’Association d’entraide et défense de victimes de Brétigny qu’a créée Thierry Gomez dont les parents sont morts sur le quai, et la Fédération nationale des victimes d’accidents collectifs.

Catastrophe de Brétigny-sur-Orge : « si ça passe dans Le Figaro, on est mal »
La salle des pas perdus du tribunal d’Évry est aux trois-quarts dédiée à la tranquillité des victimes. (Photo : ©I. Horlans)

« Une série de dysfonctionnements majeurs »

 « Qu’est-ce qu’on nous a caché ? » Voici la question posée par Me Chemla, qui a suivi l’intégralité de l’information judiciaire. Achevée en janvier 2019 (sept ans après la tragédie), elle a révélé « que des cheminots ne faisaient pas leur boulot », résume-t-il. « L’absence de rigueur dans cette structure hyper normée et la série de dysfonctionnements majeurs sur les voies ont abouti à ce drame. De tous les accidents ferroviaires où j’ai plaidé, c’est la première fois qu’est mise en cause la vétusté du réseau », pointe-t-il.

« L’omerta a fonctionné, des fiches de suivi ont été falsifiées, des pressions exercées, déplore-t-il. Seul un cadre de 24 ans, arrivé six mois auparavant dans cette pétaudière, et incapable de tenir son équipe, est renvoyé devant le tribunal ». Le dirigeant de proximité (DPX) Laurent Waton se heurtait à sa brigade qui refusait d’effectuer l’indispensable maintenance de nuit, exigeant de ne travailler qu’en journée.

Les 327 pages de l’ordonnance de renvoi, particulièrement défavorables à la SNCF, démontrent que tout a été tenté pour briser le silence et expliquer les multiples manquements aux règles élémentaires de sécurité. Au centre desquels se trouve l’éclisse à un boulon au lieu de quatre : « Pis, ajoute Me Chemla, le cœur de traversée derrière l’éclisse était fissuré depuis 2008 ! L’évolution de la fissure a conduit au désassemblage des boulons. Il fallait les resserrer selon une certaine procédure, ni trop ni trop peu, mais aucun agent ne la connaissait ! L’instruction indique qu’ils devaient utiliser une clé dynamométrique, or ils n’en avaient pas. »

« Si c’est saisi par la justice ou si ça passe dans Le Figaro, on est mal. »

« Les organisateurs et les exécutants des opérations de maintenance sur le secteur de Brétigny ne disposaient pas des moyens matériels, humains et organisationnels pour exercer normalement leurs missions », écrivent les juges. Selon des documents internes saisis, il manquait 1 000 agents en Île-de-France. « Les défauts récurrents relevés, dont étaient informés la SNCF et SNCF Réseau, n’ont pas été réparés », note l’accusation. Les avocats des deux sociétés et de M. Waton n’ont pas voulu s’exprimer avant l’ouverture des débats.

Ceux-ci se concentreront sur d’autres points litigieux. Par exemple sur les 137 km/h, la vitesse enregistrée au moment du déraillement. Dès 2009, des rapports préconisaient pourtant « qu’elle ne dépasse pas 100 km/h sur la TJD 6/9 [Traversée jonction double, soit l’aiguillage, Ndlr] à 200 mètres de la gare ». La vétusté de la TJD, sa non-conformité, avaient « mis en exergue le danger de circuler à plus de 100 km/h sur une section très chargée ». En effet, Brétigny-sur-Orge constitue un nœud ferroviaire important, avec de nombreuses voies et jusqu’à 400 trains qui se croisent par jour.

Le procès déterminera aussi si les échanges entre cadres placés sur écoutes visaient à glisser sous le tapis les défauts de maintenance conséquents, les alertes répétées et à inciter des agents à modifier leur témoignage. Une des retranscriptions révèle ceci : « Renouvellement d’appareils de voie en très mauvais état, on va supprimer “en très mauvais état” car si c’est saisi par la justice ou si ça passe dans Le Figaro, on est mal. »

L’accusation émet jusqu’à l’hypothèse d’une manipulation des experts du BEA-TT (Bureau d’enquêtes sur les accidents de transport terrestre). Autre mystère non-élucidé : le vol de l’ordinateur du DPX Waton, retrouvé le 1er octobre 2013 sans sa mémoire…

 « C’est la merde à Brétigny. Ça pète dans tous les sens… »

Des témoins ont reconnu que des membres de la direction de la SNCF et du service juridique les avaient préparés aux auditions : « Ils nous ont donné des consignes parce que cela faisait 22 ans que le groupe n’avait pas connu un accident mortel avec passagers et avec responsabilité. On ne met pas la pression sur des gens qui vont être entendus par la police, c’est indécent ! Notamment au regard des morts et des blessés. »

Aux yeux des magistrats instructeurs, qu’importe l’influence que certains ont pu subir. Incontestablement, le secteur ferroviaire de Brétigny était en « très mauvais état ». Les experts judiciaires sont formels : « Après étude de l’historique de maintenance depuis 2008, les TJD de Brétigny-sur-Orge préoccupaient manifestement les ingénieurs de la SNCF. » L’un d’eux, sur les lieux la nuit du déraillement, s’est dit « frappé par le nombre d’attaches desserrées, manquantes, les boulons manquants, y compris sur la TJD bis à proximité de la TJD 6/9. » Sa « note perso » a été versée au dossier le 23 septembre 2013.

La SNCF, qui cette année-là assumait sa responsabilité, la conteste depuis. Elle a remis en cause « la rigueur de la police judiciaire dans le recueil des éléments et la qualité des expertises ». Elle impute l’accident à la « rupture brutale, tardive et imprévisible liée à un défaut métallurgique à l’intérieur de l’about du cœur de traversée », lequel était fissuré depuis cinq ans…

Dans cette optique, ses défenseurs parviendront-ils à justifier le message que l’ingénieur DPX Waton envoie à une collègue le 3 juillet 2013, la veille de sa tournée d’inspection de la voie : « C’est la merde à Brétigny. Ça pète dans tous les sens (…) Il reste encore tellement de boulot ! Je suis usé… » Le lendemain, huit jours avant la catastrophe, il passera à côté des boulons défectueux. Il ne remarquera pas l’avarie sur la TJD, qui faisait l’objet d’un relevé « hors normes » en juin 2013.

« Le comportement fautif de Laurent Waton revêt un caractère de gravité évident et de danger immédiat, concluent les trois juges. Soit l’examen de la TJD n’a pas été effectué, soit il n’a pas été immédiatement remédié aux désordres constatés. »

Me Gérard Chemla regrette toutefois qu’il soit seul à la barre : « Il arrive en martyr quand sa hiérarchie et ses agents ont échappé aux poursuites. C’est incompréhensible. » L’est autant la promotion dont ont bénéficié les cadres et cheminots présents à Brétigny ce 12 juillet 2013, y compris le DPX Waton, « pour compenser leur traumatisme ».

 

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