Rixe dans les Hauts-de-Seine : « Moi, je sais que ça part de rien »
Lundi 19 mai, au tribunal de Nanterre, neuf jeunes hommes sont jugés pour avoir pris part à une rixe qui s’inscrit dans un contexte d’affrontements réguliers entre Boulogne et Issy-les-Moulineaux. Personne ne sait d’où la rivalité est partie, mais chacun perpétue la tradition avec zèle.

Un essaim de jeunes tourbillonne sur l’avenue de Verdun, autour d’une Tesla. Un homme retient l’un d’eux par le bras, tandis qu’une dizaine d’autres s’échappe. La porte arrière du véhicule est ouverte, une pluie de coups de pied s’abat sur le passager arrière gauche. Il n’y a plus de conducteur : le chauffeur VTC est debout sur la route ; il tient par le bras celui qu’il a vu mettre le premier coup. Les voitures et les piétons contournent la pagaille.
La scène, qui se déroule le 20 mars en fin d’après-midi, est captée depuis un balcon. Plusieurs films, sous plusieurs angles, et toujours le même chaos. Les enregistrements sont projetés à l’audience du tribunal correctionnel de Nanterre, ce lundi 19 mai. Les paires d’yeux scrutent un écran accroché au mur de la salle n° 4, tandis que la présidente demande à la greffière d’avancer, de revenir en arrière, pour tenter de distinguer les actions des uns et des autres.
Ils sont cinq dans le prétoire, quatre dans le box, âgés de 18 à 24 ans et sont originaires de Boulogne-Billancourt et Issy-les-Moulineaux, deux villes des Hauts-de-Seine plutôt huppées. Tous sont issus de la classe moyenne, et leur casier judiciaire est vierge ou presque. On est loin de la dalle de Grigny ou de la cité Émile Zola de Saint-Ouen, où de nombreux adolescents sont aspirés par le trafic de stup, bien avant d’avoir du poil au menton. Mais depuis près de cinq ans, les jeunes des deux villes ont décidé de rejouer la guerre des boutons. Avec les armes de leur époque.
Opinel géant, machette, feuilles de boucher
« Les faits s’inscrivent dans une très longue série : 30 agressions graves entre janvier 2024 et janvier 2025. Jusqu’à cinq agressions par mois, impliquant 62 jeunes identifiés comme auteurs dont certains prévenus de cette procédure – et 19 victimes. Absolument aucun n’est en mesure d’en donner l’origine ou les motifs. Sous couvert de règlements de compte qui pourraient s’avérer dramatiques », lit la présidente. C’est un rapport de synthèse des policiers qui ouvre le dossier. Il énumère les armes utilisées : haches, feuilles de boucher, couteau à lame de 22 cm (Opinel n° 13), mortiers d’artifices, bombes lacrymogènes, machette.
Le scénario serait le suivant : des jeunes de Boulogne ont mené une expédition au centre commercial des trois moulins, à Issy, pour attaquer des jeunes d’Issy. Leur assaut repoussé, ils auraient été pourchassés par les Isséens. Deux Boulonnais ont pu s’échapper. Les trois autres ont pris un VTC, rattrapé et stoppé par les Isséens, en pleine avenue de Verdun, où la bagarre filmée s’est tenue – avant l’interpellation générale.
Après les avoir replacés dans l’ordre de leur interrogatoire, la présidente débute par Ryan L., prévenu comme tout le monde de participation avec arme à un attroupement en dissimulant volontairement son visage. Venu de Boulogne traîner au centre commercial des trois moulins d’Issy-les-Moulineaux. « Dans quel but étiez-vous au centre commercial ?
— Sans aucune arrière-pensée.
— Combien étiez-vous ?
— On était cinq.
— Vous avez pu remarquer des équipements en particulier ?
— Juste une gazeuse, en sortant. »
Sur les cinq, trois détenaient un Opinel 13 et des machettes.
Ryan et son ami Bilel sont ressortis en courant du centre commercial, coursés par les Boulonnais qu’ils venaient d’attaquer, pense la justice. Ils se sont réfugiés dans un hall d’immeuble dont ils avaient le code, d’où ils ont commandé un Uber©. Blessé à la main, Bilel a laissé des traces de sang entre le 2eᵉ et le 7ᵉe étage de l’immeuble. Les deux ont été interpellés un peu plus loin par la police. La procureure tente une offensive : « Vous entrez dans un centre commercial, on ne sait pas pourquoi ; avec un masque et une capuche, on ne sait pas pourquoi ; vous détalez, vous ne savez pas pourquoi ; vous voyez que votre ami est blessé à la main, vous ne savez pas pourquoi. Ça n’a pas de sens. Je pense que vous savez très bien ce qu’il s’y passe dans le centre commercial. Je veux savoir ce que vous savez, vous.
— … »
L’avocat intervient : « Ce n’est pas facile pour Monsieur de s’exprimer librement entouré de trois personnes d’Issy. »
Coupable : 10 mois avec sursis probatoire de 3 ans (140 heures de TIG, stage de citoyenneté, interdiction de contact et de paraître à Issy).
« Quelle est votre position ? » demande la présidente à Bilel (Boulogne, prévenu en plus de violences en réunion). « J’assume être entré dans le centre commercial.
— Pourquoi ?
— J’étais dehors avec des amis.
— Où ?
— À Suresnes.
— Comment on en arrive au centre commercial ?
— En prenant un tram.
— Comment vous êtes-vous fait mal à la main ?
— En escaladant une barrière. »
« C’est un geste complètement débile, je suis d’accord »
Bilel n’a vu ni couteau ni scène de violence. Il n’a vu que des gens courir, alors il a couru lui aussi. « Pourquoi aller à Issy, si le contexte est compliqué ?
— C’est un geste complètement débile, je suis d’accord. »
La procureure demande : « Parlez-moi du couteau.
— C’est-à-dire ?
— Vous avez un couteau.
— Ah bon ? Je ne pense pas.
— On ne parle pas des Opinels 13 qui sont des monstres de guerre faits pour tuer, mais un autre type de couteau.
— Et la gazeuse non plus.
— Vous anticipez une autre de mes questions. »
Coupable : 10 mois avec sursis probatoire de 3 ans (70 heures de TIG, stage de citoyenneté, interdiction de contact et de paraître à Issy).
Un grand barbu à queue-de-cheval (Evann, 23 ans) prend la suite : « Vous avez expliqué que vous étiez en voiture quand vous avez croisé les trois autres. Un témoin vous a filmé en train de donner des coups de pied au véhicule Tesla. » Il admet. « J’étais venu récupérer trois amis pour aller à l’espace Jeunes. Quand je suis passé, j’ai vu un petit conflit entre jeunes.
— Qu’est-ce que vous appelez un petit conflit entre jeunes ?
— Je me suis arrêté pour regarder ce qu’il se passait, j’ai essayé de les séparer et j’ai mis deux coups de pied à un individu.
— Pourquoi ?
— Je me suis senti un peu victime. J’ai cru que j’allais prendre un mauvais coup, je me suis défendu. »
Coupable de violences et d’attroupement : 15 mois dont 8 mois avec sursis probatoire pendant 3 ans (140 heures de TIG, stage de citoyenneté, interdiction de contact et de paraître à Boulogne). Mandat de dépôt à la barre pour la partie ferme.
Kaiss (prévenu de violences et d’attroupement) a coursé la Tesla parce qu’un occupant lui avait volé sa casquette. Il a cassé le rétroviseur et s’est fait choper au bras par le chauffeur, un homme assez athlétique qui se tient droit sur le banc des parties civiles. Il a reconnu Kaiss et à peu près tous les belligérants de la scène. Kaiss dit qu’il ne connaît personne, sauf la personne qui filmait.
Coupable : 12 mois avec sursis probatoire pendant 3 ans (35 heures de TIG, stage de citoyenneté, interdiction de contact et de paraître à Boulogne).
L’homme qui filmait est Rayane B., un « grand » (24 ans) qui à l’audience a des mots d’apaisement et de regret : « Je voulais filmer pour envoyer à mon ami qui habitait à côté. Mais j’ai supprimé direct, parce que j’ai compris que ça pouvait créer des problèmes.
— Pourquoi ?
— Parce que ce n’est pas bien de diffuser sur les réseaux sociaux. »
Prévenu de participation à un attroupement, Rayane B. sera le seul relaxé.
« Je ne parle pas avec la police d’Issy-les-Moulineaux »
Wilfrid (Isséen de 19 ans, prévenu de violences et d’attroupement, détenu) était sorti pour aller à la Mosquée, située à immédiate proximité du lieu des faits. « Je vois une bagarre, je m’approche pour voir ce qu’il se passe, je vois un jeune avec une arme. Je reconnais l’attroupement, mais pas les violences.
— Qu’est-ce que vous faites avec un bâton ?
— J’avais peur. Je vois une personne avec un couteau alors j’ai pris un bâton pour me défendre.
— Vous êtes craintif, qu’est-ce que vous faites là ?
— Je suis dans ma ville, je vais voir ce qu’il se passe.
— Pourquoi vous ne parlez pas aux policiers ?
— Je ne parle pas avec la police d’Issy-les-Moulineaux.
— Vous faites partie d’un groupe Whatsapp « La causa ». Pour ?
— Sortir, faire des barbecues.
— Et également pour, je cite : « péter les mecs de Boulogne » (selon un autre membre du groupe, à sa gauche dans le box).
— Je ne savais pas. Il n’est pas de notre génération. Moi, je suis un 2005, lui un 2004. »
Dans une rixe précédente, Wilfrid a pris un coup de hache sur la tête et sur la main. Quand on lui demande d’où part la rivalité, il répond : « Moi, je sais que ça part de rien, d’une embrouille des réseaux sociaux. » Il aimerait que ça s’arrête. En attendant, il est déclaré coupable : 15 mois, dont 5 mois avec sursis probatoire pendant trois ans (35 heures de TIG, interdiction de contact et de paraître à Boulogne). Maintien en détention.
Suit le « 2004 » : Chérif, prévenu des mêmes chefs de prévention que le précédent, condamné à la même peine. Au chauffeur qui tenait son ami par le bras, il a lancé : « lâche-le, fdp, on va te défoncer. » La vidéo le montre parmi ceux massés à la portière, qui roue de coups le passager arrière gauche du VTC.
Yoann (18 ans, violences et attroupement, détenu) est tout petit, tout chétif et a les oreilles décollées. Il fait lui aussi partie de l’équipe qui a pris la voiture en chasse. Né à Aurillac, il projette de travailler avec sa copine comme agent d’influenceurs et a la particularité d’avoir été attaqué par un tigre en Afrique du Sud lorsqu’il était petit – ce qui l’a marqué à vie. Reconnu coupable, condamné à 15 mois, dont six mois avec sursis probatoire pendant trois ans. Maintien en détention pour la partie ferme. Révocation d’un sursis à hauteur de trois mois (aménagement ab initio sous la forme d’un DDSE).
Enfin : Rayane O., en détention provisoire, a été relaxé pour les faits de complicité de violences en réunion, et condamné non pour attroupement, mais pour participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences contre les personnes (tout comme Ryan L. et Evann P.). Il est condamné à quatre mois de prison avec sursis probatoire, et va pouvoir sortir de prison.
Référence : AJU499194
