TJ de Nanterre : « Ils m’ont chopé par le colbac, tout ça sans dire qu’ils étaient policiers ! »

Publié le 31/12/2024
TJ de Nanterre : « Ils m’ont chopé par le colbac, tout ça sans dire qu’ils étaient policiers ! »
Palais de Justice de Nanterre (Photo : ©P. Anquetin)

Présentés devant la justice pour des faits de violences, d’outrage, de menaces et de rébellion contre des policiers, deux prévenus ont maintenu leur version : durant leur interpellation, qui s’est soldée par un bras fracturé pour l’un d’eux, les policiers n’étaient pas identifiables.

Deux jeunes hommes sont introduits dans le box de la 16e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Nanterre. L’un d’eux a un bras dans le plâtre. Younès* et Théo* sortent de 96 heures de garde-à-vue, le premier semble aussi nerveux que le second semble fatigué. Tous deux sont épuisés. Ils sont présentés en comparution immédiate pour des faits de violence, d’outrage, de menaces de mort et de rébellion contre des policiers, ainsi que pour offre ou cession et acquisition de stupéfiants. Le soir tombe mais la salle d’audience est encore bien remplie.

Les faits se sont déroulés dans une tour de Nanterre réputée pour le trafic de drogues. Une opération a été lancée pour interpeller des vendeurs suite à l’obtention d’informations sur un point de deal au cinquième étage. C’est là que les policiers sont tombés sur deux individus avec à leurs pieds un sac de pochons de cannabis conditionnés. Tous deux étaient connus et identifiés, Younès et Théo. « Les choses ne se passent pas bien », commente la juge dans sa lecture des faits : les deux jeunes hommes vont échanger des coups avec les policiers, se débattre, Théo va se saisir d’une gazeuse et en faire usage. Ils sont finalement maîtrisés avec l’arrivée de renforts. 0,6 gramme de résine sont trouvés sur Younès, qui a été blessé lors de l’interpellation.

En audition, les deux hommes ont clamé que le sac n’était pas à eux mais à un tiers qui n’a pas été appréhendé. Ils assurent ne pas avoir compris qu’ils avaient face à eux des policiers, d’où leur déchaînement de violences. Se plaignant de douleurs, Younès a été conduit à l’hôpital. Il a reçu 90 jours d’ITT pour son bras fracturé. Deux policiers sont présents à l’audience, eux ont reçu un et deux jours d’ITT.

« Il m’a porté sur deux étages par les menottes, c’est là qu’il m’a cassé le poignet ! »

C’est d’abord Younès qui est questionné. Il maintient que Théo, son meilleur ami, l’a juste accompagné ce jour-là pour acheter sa consommation personnelle, que c’est la première fois qu’il se rendait à ce point de deal, qu’il ne connaissait même pas. Peu crédible pour la juge qui enchaîne sur un autre aspect préoccupant du dossier : les policiers se sont-ils jetés sur eux sans s’être annoncés, comme l’assènent les deux prévenus ?

– « Ils sont apparus encapuchonnés, sans brassard, sans rien. Ils m’ont chopé par le colbac, tout ça sans dire qu’ils étaient policiers ! On s’est fait taser, il m’a porté sur deux étages par les menottes, c’est là qu’il m’a cassé le poignet ! Y’avait pas écrit POLICE !

– Vous pensiez que c’était le voisinage ?

– Qu’est-ce que j’en sais Madame ?  Je sais juste qu’ils m’ont frappé, j’ai paniqué, j’ai pris peur ! »

Qu’en est-il des menaces de mort et des outrages proférés en garde à vue ? Younès les reconnaît, mais explique que la douleur l’a fait disjoncter. Il ajoute que les policiers l’ont provoqué en garde-à-vue, et tapé au poignet à l’hôpital. Au tour de Théo de répondre aux questions de la juge sur le déroulement des faits, mais la temporalité reste confuse.

– « À quel moment vous comprenez que c’est des policiers ?

– À la fin, quand il y a eu des renforts.

– Mais jusque-là, qui sont ces personnes pour vous ?

– Je sais pas, Madame. Quand il m’a mis le premier coup, je me suis dis c’est parti. D’instinct, vous vous défendez. »

Théo conteste les insultes et les outrages mais reconnaît les violences : « Je savais pas que c’était des policiers. » Ont-ils tous les deux quelque chose à ajouter ? Younès fait face aux deux policiers sur le banc des parties civiles et lance d’une voix forte et déterminée sans les quitter du regard : « C’est des gros menteurs, les policiers. Dans leur procès-verbal, y’a beaucoup de mensonges. »

« Vous ne saviez pas que c’était un point de deal ? », insiste non sans une pointe d’ironie l’avocat des policiers. Le quartier où se sont déroulés les faits à une réputation qui dépasse largement Nanterre, rappelle-t-il. Younès semble de plus en plus excédé, ne tient pas en place.

– « Vous êtes en garde-à-vue, depuis quand, dimanche ?, l’interroge à son tour son avocate.

– Je sais même pas s’il fait jour ou nuit !

– Vous êtes habitué à vous faire contrôler ?

– Oui.

– Vous confirmez que les policiers étaient encapuchonnés et sans enseigne visible ?

– Oui.

– Comment était l’ambiance en garde-à-vue ?

– Super tendue.

– Vous avez reçu des insultes ?

– Ils s’amusaient à dire le nom de ma mère à 4 heures du matin, à dire que mon père baise des chèvres au bled.

« On était porteur de notre brassard, on l’a mis en sortant de l’ascenseur »

Un des deux policiers s’avance à la barre. La salle s’agite. « Younès a voulu prendre la fuite, raconte-t-il. Je l’ai ceinturé et amené au sol. Il s’est débattu, j’ai pris un coup de coude dans la tempe, j’ai porté un coup au visage, c’était impossible de le menotter. Mon collègue était en train d’échanger des coups avec Théo. Il essayait de le raisonner et de lui dire d’arrêter. » Il reconnaît avoir « tiré Younès par les menottes en remontant quelques marches », occasionnant la fracture au poignet. Qu’en est-il de la troisième personne, présentée comme le dealer par les deux prévenus ? « Inventée de toutes pièces », déclare-t-il. Younès soupire bruyamment, agacé.

– « Les deux prévenus déclarent que vous étiez sans brassard et encapuchonnés.

– On était porteur de notre brassard, on l’a mis en sortant de l’ascenseur. On ne portait pas de capuche, pas pratique en interpellation. Et même, ils m’auraient reconnu. »

L’avocate de Younès souligne les incohérences et la version changeante des policiers sur cette opération censée être discrète : parfois le brassard POLICE est mis en sortant de l’ascenseur, parfois il est mis en bas de la tour. « Ça jette le doute sur les conditions de l’interpellation. » Le policier rectifie : « Il fallait être discret, on est arrivé en bas de la tour le brassard rangé pour ne pas être repéré par les guetteurs. J’avais une capuche pour éviter d’être reconnu. Arrivé au cinquième étage, je l’ai enlevé. » Younès s’agite, tente d’intervenir et est aussitôt rappelé à l’ordre par la défense.

– « Younès, jamais il part en courant, quand il vous voit ?

– Si, ça a pu arriver. »

Le policier estime qu’au vu du contexte, il lui a été impossible de prendre en compte que Younès avait mal au poignet.

« Je suis pas rentré dans la police pour me battre avec des jeunes »

« On a bien mis notre brassard en rentrant dans l’ascenseur », affirme, quant à lui, le second policier à la barre. « Les deux jeunes, on les connaît bien, j’ai pas compris la réaction de Théo. Avec mon collègue, on fait notre métier de manière intègre, on essaie de pas avoir de problèmes avec les jeunes de Nanterre. » Lui a été gazé à deux reprises par Théo avant l’arrivée des renforts, et n’a pas vu non plus de troisième individu. « On a annoncé notre qualité de policier », assure-t-il avant d’ajouter : « Je tiens à dire que cette intervention est regrettable. Je suis pas rentré dans la police pour me battre avec des jeunes. »

L’avocat de Théo remercie les deux policiers d’être présents à l’audience. Il s’intéresse aux conditions d’interpellation chaotiques :

– « Pourquoi vous avez saisi Théo ?

– Tout est allé très vite. Younès est parti en courant, je veux procéder à l’interpellation de Théo. Tout porte à croire qu’il peut se sauver…

– Mais tout à l’heure, vous avez dit le contraire…

Face à la manœuvre de la défense, la salle est traversée d’un rire.

– Donc, vous l’avez déjà saisi à ce moment ?

– On se saisit mutuellement.

– Vous ne vous dites pas qu’ils ont été pris de panique ?

– Non, c’est impossible, ils savaient très bien. »

La juge revient vers les prévenus pour éclaircir ce point. « Il faisait super noir dans les escaliers. Même sans capuche, je les aurais pas reconnus », maintient Younès. Les deux prévenus ont un casier judiciaire, une condamnation pour vol aggravé pour Théo en 2023, quelques-unes de plus pour Younès. Le SPIP l’a jugé respectueux de son suivi mais se montre favorable à une révocation totale de son sursis probatoire.

« La justice est à tout le monde ! »

L’avocat de la partie civile représente trois victimes. « On est dans un lieu de deal connu de tous, les personnes dans cette salle le connaissent, les deux prévenus connaissent les policiers et persistent à dire ne pas les avoir reconnus. » Il loue le travail des policiers qui selon lui n’ont pas « bâclé le travail ». « Vous les avez ici devant vous, on ne joue pas à domicile, c’est assez courageux de leur part d’être là. » Cette phrase et ce qu’elle sous-entend ne manque pas de faire réagir la défense : « Je ne comprends pas ce que ça veut dire, la justice est à tout le monde ! », l’interpelle aussitôt l’avocat de Théo.

En l’espace de quelques secondes, la tension est montée d’un cran dans la salle. Le procureur déplore le caractère « désolant » de la procédure et les réactions disproportionnées de l’interpellation relatées pendant l’audience. « Quand bien même ils ne les auraient pas identifiés, ils auraient dû cesser leur comportement. » Sans compter les faits d’outrage une fois en garde-à-vue, ajoute le parquet. Il requiert 20 mois d’emprisonnement pour Théo, et 24 mois pour Younès, les deux peines avec mandat de dépôt.

L’avocat de Théo présente ses excuses pour l’interruption de son confrère un peu plus tôt « Jouer à domicile, cette manière de penser fait le lit de ce dossier », maintient-il néanmoins. « Je mets en cause une opération compliquée où on évite les guetteurs, on monte, on ne sait pas quand on met le brassard, on passe deux portes, on tombe sur ces individus, on les saisit… » Il pointe les imprécisions des procès-verbaux, qui devraient bénéficier aux prévenus : « Il y a un doute légitime dans leur rédaction sur le moment où le brassard est posé. Et ce n’est pas égal qu’on connaisse un policier et qu’on lui permette de vous interpeller. Je ne dis pas que la réaction de ces deux-là est parfaite. » La déduction selon laquelle Younès et Théo sont impliqués sur ce point de deal ne tient pas, selon la défense : « Il y a zéro empreinte sur le sac, pas de consommateurs. S’ils ne sont pas les vendeurs, est-ce que leur réaction ne se justifie pas un peu ? » Il demande la relaxe pour Théo, qui n’a jamais été condamné pour trafic de stupéfiants.

« Les choses auraient pu être faites différemment », déplore l’avocate de Younès. Elle rappelle que les deux prévenus n’ont jamais eu la possibilité d’accorder leur version puisqu’ils n’étaient pas dans la même cellule. Elle demande la relaxe pour son client pour les faits de violence et de considérer la légitime défense : « On lui tombe dessus, il essaie de partir, il a cru qu’il s’était fait agresser. » Elle demande aussi la relaxe pour les faits d’outrage : « Mon client, c’est que de la gueule, c’est pas un violent, c’est un poids plume. Il se fait contrôler tout le temps. Il n’y a pas de rébellion et de violence quand il se fait interpeller. Quand il a son bras fracturé, il explose sous l’effet de la douleur. Il y a les provocations vécues en garde-à-vue, les insultes à toute sa famille ! » Elle rappelle qu’il est simple consommateur de stupéfiants, qu’il bénéficie d’un cadre soutenant et appelle à ne pas dépasser un quantum pas aménageable. « Il faut quelque chose de plus constructif que 30 mois ! »

Les policiers ne sont plus là pour assister au délibéré. La juge optera pour des peines de 15 mois pour Younès et 12 mois pour Théo, avec mandat de dépôt. Le verdict est accueilli avec une profonde colère dans la salle. La mère de Théo s’effondre en larmes, tandis qu’un homme se lève et lance « C’est n’importe quoi ! » La juge lui intime de se taire. Il se dirige vers la sortie : « C’est gratuit tout ça ! Un an, puis un an, puis un an… comme si c’était un jeu ! », lance-t-il à la juge. Younès et Théo sont menottés et emmenés pour être conduits à la maison d’arrêt, tandis que leur famille et leurs proches se retrouvent désemparés.

*Les prénoms ont été modifiés.

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