TJ d’Évry : quand des victimes de violences intrafamiliales s’accusent à la place du prévenu
Une audience sous haute tension : alors qu’une mère et son fils devaient témoigner de violences intrafamiliales, les deux victimes ont pris le contrepied des déclarations faites à la police, s’accusant d’avoir menti et minimisant les violences commises.
La scène décrite par le président de la 6e chambre correctionnelle fait froid dans le dos : appelés pour intervenir dans le cadre de violences conjugales, des policiers découvrent à leur arrivée plusieurs enfants au balcon leur criant au secours : « C’est papa, à l’aide ! ». Après avoir forcé la porte, ils découvrent à l’intérieur Madame U. et les petits terrés dans une pièce. Elle a un hématome au front, elle dit avoir été frappée au visage par son mari ivre. Son aîné, Mehmet*, qui est majeur, a été mordu par son père à la main. Ce dernier est interpellé.
Entendue par la police, Madame U. évoque une dispute sur l’alcoolisme de son mari, raconte avoir été insultée et frappée au ventre et au visage. Leur fils, Mehmet s’est interposé et a aussi été frappé et mordu. Les violences sont régulières dans ce couple, d’autant plus depuis que Madame a émis le souhait de divorcer. Le jeune homme a confirmé la version de sa mère. Le prévenu, Monsieur U., des yeux bleus perçants et un air de l’acteur Rutger Hauer, se tient devant le juge et hoche régulièrement la tête, avec à ses côtés l’interprète en turc lui permettant de comprendre ce qui se déroule à l’audience. Il n’a pas d’avocat.
« Pourquoi avoir déclaré avoir vu votre père frapper votre mère ? »
– « Que voulez-vous dire aujourd’hui ?
– À part la dispute entre moi et mon fils, je ne reconnais pas les faits. »
Mehmet, se tient sur le côté avec sa mère, petite femme menue à l’air inquiet. Le jeune homme intervient rapidement, lui aussi en turc, traduit par l’interprète. La dispute, c’est lui qui en est à l’origine, car ses parents sont en désaccord sur son avenir. Sa mère est de son côté et a voulu défendre son choix. « J’étais très énervé, je regrette. Tout va très bien avec mon père. L’hématome, je sais pas si c’est moi ou mon père quand je me suis interposé. »
Le juge est bouche bée.
– « C’est la première fois qu’on a une grosse dispute.
– Et ce coup de poing dans le ventre ?
– C’est pas des coups volontaires, c’est quand elle a voulu nous séparer.
– Pourquoi avoir déclaré avoir vu votre père frapper votre mère ?
– J’ai menti sur mes déclarations. J’étais très énervé ! »
« C’est vous qui devriez être là à la place de votre père alors ? »
Il faut quelques secondes de perplexité à l’ensemble de la chambre pour encaisser l’information. Le juge tient à faire comprendre la gravité de la situation : « Monsieur peut être placé en détention pour dénonciation calomnieuse », lance-t-il autant en direction de Mehmet que de son père. « Je savais pas ce que je disais », insiste Mehmet. Le juge rit nerveusement :
– « Et la morsure ?
– Ça, c’est vrai.
– C’est pas lui-même qui s’est mordu alors ?
L’interprète va jusqu’à traduire les sarcasmes du juge. Le prévenu tente de prendre la parole, mais le magistrat n’en n’a pas fini avec Mehmet.
– « C’est vous qui devriez être là à la place de votre père alors ?
– Oui, vous avez raison.
– Et les menaces de mort ?
– Ça fait vingt ans qu’ils sont mariés, ils ont des disputes comme tout le monde, jamais physiquement, mais ça peut arriver qu’ils se lancent un : « Je vais te tuer ».
– Dans votre déposition, vous avez parlé de menaces de mort quotidiennes de la part de votre père.
– J’ai jamais dit ça.
– Vous l’avez dit aux policiers.
– Je me souviens pas de tout.
– Si jeune et déjà des problèmes de mémoire… »
Le jeune homme répond presque naïvement, comme s’il ne comprenait pas l’ironie grinçante du juge. Les autres enfants ont aussi témoigné de violences commises par le père de famille. Là encore, Mehmet a une réponse :
– « Mon petit frère et ma petite sœur m’ont demandé ce qu’ils devaient dire.
– Mais tous les deux n’ont pas la même version. »
Mehmet persiste, les coups reçus par sa mère résultent de la dispute entre lui et son père. Ils ne seraient donc pas intentionnels. « C’est beau comme l’antique… », peste le juge, désemparé. « Pas la peine de traduire ça ! »
« S’il était vraiment violent, les enfants n’aimeraient pas leur père »
Il se tourne vers Madame U., presque déjà défaitiste quant à la version qu’elle va livrer. Elle parle vite : « J’essaie de voir la scène mais je suis plus petite, je me souviens pas bien. Ce n’était pas des coups volontaires. » Et les menaces de mort ? « C’est des choses que dit toute personne énervée. Ça a dû arriver, c’est pas tous les jours ! »
– « Votre mari a-t-il des problèmes d’alcool ?
– Mon mari n’est jamais violent quand il boit. Peut-être qu’il était mal ce jour-là.
– Dans sa déclaration, il parle de quatre à cinq verres par jour.
– Dans ma tête, c’était deux verres, plutôt de cette taille, fait-elle en montrant avec ses mains ».
Le juge soupire et s’en remet très posément à l’interprète pour qu’elles s’adressent à Madame U. et à Mehmet : « Ont-ils tous les deux conscience que ce revirement dans leurs déclarations permet de voir Monsieur sous un jour particulièrement inquiétant ? Que ça peut laisser entendre de l’emprise et qu’il représente un danger pour elle, pour les enfants ? » Sa mise en garde n’a pas beaucoup d’effet : « Mon mari est un très bon père. J’ai dit des choses qu’il ne fallait pas dire. S’il était vraiment violent, les enfants n’aimeraient pas leur père. C’est la première fois qu’il y a une telle dispute. » Le président de la chambre jette l’éponge : « N’en jetez plus, en ce qui me concerne ! »
La procureure rappelle que les enfants appelaient à l’aide lors de l’intervention policière. « Je pense que c’était pour dire aux policiers où on était. Mon mari n’était pas prêt, il s’habillait. C’est pour ça que les policiers ont cassé la porte. »
« Je ne crois pas une seule seconde à leurs déclarations aujourd’hui »
Chacun leur tour, le ministère public et le juge tentent de relever les incohérences dans le récit des deux victimes. À chaque fois, elles esquivent, ne se souviennent pas bien. La procureure se tourne enfin vers Madame U. : « Vous pensez à l’image que vous renvoyez à votre fille ? Vous souhaitez que votre fille vive ce que vous vivez ? » Madame U. semble désemparée, répète à nouveau que c’était la première fois qu’une telle dispute survenait.
– « Souhaitez-vous vous porter partie civile ?, lui demande le juge.
– Non, répond Mehmet.
– C’est amusant ! La question est posée à sa mère, mais il lui coupe la parole en parlant plus fort qu’elle ! »
Il se tourne vers le prévenu. Souhaite-t-il porter plainte pour dénonciation calomnieuse, lui qui est sous contrôle judiciaire depuis de longs mois ? « Non. C’est la première fois que ça arrivait. On souhaiterait oublier ce qu’il s’est passé. Je souhaite repartir à la maison. » Monsieur U. a bien respecté ses obligations et les interdictions inhérentes au contrôle judiciaire.
Avant de laisser la procureure livrer son réquisitoire, le président a une question pour l’interprète. Il veut savoir le niveau de langage de Madame U. et de son fils, l’élaboration de leurs phrases, la richesse de leur vocabulaire. Elle indique que les deux victimes s’expriment très bien.
« Je ne crois pas une seule seconde à leurs déclarations aujourd’hui », déclare le ministère public. Est-ce une question culturelle, un refus de remettre en cause la figure du père et du mari ? Y a-t-il un climat d’emprise ? Elle a en tout cas la certitude que des violences ont bien été commises par Monsieur U. ce jour-là, et rappelle le contexte d’intervention où les policiers ont tout de même cassé la porte, après avoir vu des enfants crier à l’aide. « Puis il y a les blessures : dix jours d’ITT, ce n’est pas une petite bagarre. Les scènes décrites aujourd’hui ne sont pas compatibles avec les constatations médicales. » La procureure déplore l’attitude de ce père à la barre, elle ne croit pas du tout que ce soit lui qui ait été agressé par son fils. « Il aurait pu reconnaître ses actes, mais ça ne le dérange pas de les voir s’accuser devant le tribunal. » Elle demande un an d’emprisonnement avec sursis probatoire, une obligation de soins et l’interdiction de contact et de paraître au domicile.
Sans avocat, Monsieur U. a la parole en dernier : « J’ai eu une dispute avec mon fils, avec ma femme. Sur vingt ans, on a eu une dispute, on sait se dire pardon, se réconcilier. Ça ne se reproduira plus jamais. Je ne veux pas être séparé de ma femme. »
Il est déclaré coupable et condamné à une peine d’un an assorti d’un sursis probatoire de trois ans avec obligation de soins. Le juge prononce une interdiction de contact et de paraître au domicile essentiellement envers Madame U., qui ouvre grand les yeux, effarée en entendant la traduction de l’interprète. « Le tribunal souhaite s’assurer que Monsieur ne commette pas de violences plus graves sur Madame. Si elle le contacte, il doit lui dire qu’il ne peut pas la contacter », insiste le juge.
*Le prénom a été modifié.
Référence : AJU015p3