Trafic à la prison de Meaux : la buandière n’était « jamais contrôlée »

Publié le 07/12/2022

« Tout le monde savait que le centre pénitentiaire de Meaux-Chauconin était une passoire », a plaidé Me Thomas Pigasse. Lors du procès de cinq prévenus, les avocats ont expliqué que, si les uns ont agi par amitié, les autres ont vu l’intérêt de profiter d’une faille de sécurité. Durant un an, la buandière au cœur du trafic n’a subi aucune fouille.

Trafic à la prison de Meaux : la buandière n’était « jamais contrôlée »
Salle d’audience au tribunal judiciaire de Meaux (Photo : ©I. Horlans)

 En salle des pas perdus du tribunal de Meaux (Seine-et-Marne), un ancien détenu témoigne de son existence pendant cinq ans à Meaux-Chauconin : « On faisait entrer ce qu’on voulait ! » Linda, ex-buandière de la prison et principale prévenue, confirme à la barre de la 1re chambre correctionnelle, vendredi 2 décembre : « Je n’étais jamais contrôlée. » Recrutée en 2018 par un prestataire, « leader de services en site sensible », elle a été arrêtée par la sûreté départementale en juin dernier, et aussitôt licenciée.

Sans un prisonnier qui espérait un transfert, la lavandière de 50 ans et son ami Abdelkader, 46 ans, en cellule pour tentative d’assassinat, auraient pu continuer à s’enrichir. Ils ont gagné chacun 1 500 à 2 500 € par mois. Après que la balance a alerté le directeur de l’établissement, la police a élucidé le trafic : de juin 2021 à juin 2022, Linda a transmis à Kader (son surnom) 12 kg de cannabis, quelque 400 téléphones, de l’alcool, des câbles, aliments, consoles de jeux, couteaux, housses de couette, produits de beauté, jusqu’à un placard à chaussures convoyé dans le panier à linge (notre article du 9 novembre ici).

« À mon grand regret, j’ai accepté de rendre service »

 Seul dans le box, Abdelkader est renfrogné. Le coiffeur algérien en veste matelassée rouge, lunettes sur arête du nez, fixe la barre où se tiennent ses coprévenus : Fatima, jeune femme tombée amoureuse d’un tueur ; Linda et son stock de mouchoirs ; Julien et Manuel, penauds. Le premier a « fait passer du chocolat » (résine de cannabis) à un ami d’enfance. Il n’a rien eu en retour. Le deuxième a prié sa copine de livrer quatre téléphones à Linda afin qu’elle les donne à Kader, son ancien codétenu « qui [l’]a soutenu en 2019 ». Manuel achevait ses 15 ans de réclusion, il a été libéré en 2021 sous bracelet électronique, retiré depuis.

Pressée par son avocat de « dire la vérité », Fatima avoue avoir fourni huit pains de chocolat à la buandière, sans rémunération. Sanctionnée de cinq mois de sursis en avril pour l’apport de 95 grammes de cannabis à son ami enfermé à Meaux, elle est pétrifiée.

Linda apparaît donc au cœur de la combine. Sa maison, où vivent son mari et ses fils, servait d’entrepôt. « À mon grand regret, j’ai accepté de rendre service à Kader, mon auxiliaire à la buanderie, indique-t-elle. On avait une relation amicale. Il a demandé des gâteaux, de la viande, des épices durant le ramadan. Il m’a donné 100 €. Puis il m’a redemandé, et ainsi de suite… »

« La prochaine fois, ce ne sera pas gratuit »

Linda répond de corruption active, transport et détention de drogue. Chez elle, la police a saisi 20 téléphones, 530 grammes de résine et 1 340 € ; 7 700 € déposés en banque ont été confisqués. Dans le faux plafond du bureau à la prison, elle avait planqué 40 câbles de smartphones, 200 €. Et, dans son casier, 300 grammes de résine.

Son interpellation n’est due qu’aux enquêteurs. Ils ont sollicité un contrôle strict sous portique. « Ce jour-là, j’ai su que j’allais me faire arrêter. » Linda effectue un demi-tour, veut ranger sa veste dans le casier. Comportement suspect qui neutralise « la courroie de transmission », selon l’expression de son conseil.

Jugé pour corruption, complicité de remise et sortie d’objets, acquisition, cession de stupéfiants, Kader n’a pas la même lecture de l’affaire : « Elle a apporté de la levure pour les gâteaux. Elle m’a dit “la prochaine fois, ce ne sera pas gratuit.” Ensuite, cinq kilos de viande contre 150 €, les téléphones, etc. Elle fixait les prix, ma famille payait », assure le prisonnier.

« Complètement faux », dément Linda. L’étude de leurs 4 000 textos et les écoutes prouvent néanmoins qu’il dit vrai. Elle se rattrape à une branche : « Je parlais des prix, oui, j’augmentais les tarifs pour que ça s’arrête. »

La présidente Emmanuelle Teyssandier : « – Vous a-t-on menacée ?

– Jamais. J’ignore comment j’en suis arrivée là… Petit à petit… Je ne voyais pas la gravité… Je suis un peu naïve.

– Vous étiez rémunérée ! Vous aviez réussi à mettre de côté deux mois de salaire en juin. Vous pouviez être complice d’agression en introduisant les couteaux. Et si on vous avait demandé de la dynamite ?

– Ah là, j’aurais dit non ! »

« Je dois regagner la confiance de mon mari »

 Visage ruisselant, elle sort un autre mouchoir. Parmi le public, son époux, courbé, regarde son dos. « Comment va-t-il, à votre avis ? », s’enquiert la juge. « Jamais il n’a pensé à me quitter. Je dois regagner sa confiance, celle de mon fils aîné, souffle Linda. Si je pars en prison, je ne sais pas s’il ira. » Non, répond-il d’un signe de tête. Les larmes redoublent. « J’ai été honnête toute ma vie. J’adorais mon travail ! Je n’ai pas su dire non. » Le mari a eu une fois un doute : « Ce n’est pas ce que je pense ? » l’a-t-il interrogée en apercevant des hommes devant la maison. « Je lui ai menti », admet Linda. Elle projetait d’arrêter le trafic à la libération de Kader… en 2024 ! Lequel maintient qu’elle était le cerveau. Par-dessus le marché, elle conservait son argent au chaud. Doublement refait.

À côté des deux suspects, les autres font figure de minuscules délinquants. Ils nient avoir pris part à ce trafic d’envergure. À l’origine de la procédure de comparution immédiate, le procureur Marc Lifchitz requiert pourtant un an de détention sous surveillance électronique (DDSE) contre Fatima, Manuel, huit mois contre Julien, des amendes de 2 000 à 3 000 €. Réfutant le terme « passoire » à propos du centre pénitentiaire, il salue au contraire « l’intelligence de [Linda] qui a détecté une faille dans la sécurité » (durant un an). Un calcul sorti du chapeau lui fait affirmer que « ce ne sont pas 12 mais 72 kg qui ont été introduits ». D’où de lourdes réquisitions : quatre ans ferme à l’encontre de Kader, trois ans dont moitié de sursis contre la blanchisseuse, 40 000 € d’amende pour lui, 24 000 € pour elle, mandat de dépôt à l’audience.

« Si on était allés au bout, 50 prévenus seraient ici ! »

 Intervenant respectivement en défense de Julien et Manuel, Mes Marianne Carbonnel et Loïc Le Quellec ont tôt fait de ramener les délits reprochés à leur juste proportion : « Une stupidité par fidélité, amèrement regrettée », s’accordent-ils en substance. Au côté de Fatima, Me Thomas Pigasse se dit, avec ironie, « étonné par l’efficacité du système sécuritaire ». Rappelant la dénonciation, il pense que « sans balance, le trafic pouvait durer », déplore « le choix procédural, enquête préliminaire, comparution immédiate. Des lignes n’ont pas été exploitées. On n’a pas tiré sur la ficelle. Si on était allés au bout, 50 prévenus seraient ici ! »

Le directeur du centre et ses collaboratrices ont décroché des débats vers 19 heures ; ils n’entendent donc pas l’avocat parisien marteler que Meaux-Chauconin « était, est peut-être encore une passoire ». Enfin, il remercie la présidente « de [ses] mots, importants ». Mme Teyssandier a su déceler la toxicité de la relation amoureuse de Fatima, qui jamais n’avait enfreint la loi avant 2022. « Vous allez dans le mur » (avec lui), l’a-t-elle prévenue.

Me Cynthia Nerestan, qui intervient en faveur de Kader, est surprise « par les chiffres exorbitants du procureur. Les investigations n’ont pas permis de saisir son argent, ni les téléphones ». Intermédiaire, il n’a pas eu, selon elle, « le rôle principal. Il n’est pas la pierre angulaire du trafic ».

Me Jean-Christophe Ramadier hausse les sourcils. Si ce n’est lui, c’est donc elle, sa cliente, Linda, qui essore un nouveau mouchoir. Il cite l’ultime vers gravé sur la porte de l’Enfer de la Divine Comédie de Dante : « Laissez toute espérance, vous qui entrez » ici où « quelqu’un a invité » quatre policiers : « une pression détestable ! Elle croit qu’ils sont venus pour elle ». Il plaide l’argent facile, « l’engrenage pour une femme sympa, serviable, appréciée. Les 18 mois ferme quand le casier est vierge, c’est pour marquer le coup ? Faire un exemple ? Vous pensez arrêter les trafics à Meaux-Chauconin ? » Insistant sur sa reconnaissance des faits, l’utilité des précisions fournies, il implore « non la clémence : la justice ». Soit du sursis qui lui permettra de travailler et de payer l’amende.

À plus de 23 heures, le tribunal rend un jugement fondé sur l’équité. Linda est condamnée à deux ans de détention, un avec sursis, l’autre sous DDSE, 3 000 € d’amende, déduits des 9 040 € saisis. Libérable en 2024, Kader fera deux années de plus. Fatima : huit mois avec sursis, interdiction de parloir jusqu’en 2025 – une planche de salut. Julien et Manuel : 150 jours-amendes à 10 € pour le premier, 120 pour le second. Soulagé, chacun retourne à sa vie. Le mari de Linda la suit sans un mot, le regard obstinément rivé à son dos.

Trafic à la prison de Meaux : la buandière n’était « jamais contrôlée »
Mes Jean-Christophe Ramadier et Thomas Pigasse au tribunal de Meaux (Photo : ©I. Horlans)
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