Tribunal de Meaux : « Il entre dans un état de rage. Il voulait s’immoler par le feu »

Publié le 07/01/2022

En séjour régulier depuis qu’il a fui l’Afghanistan, jamais condamné et bénéficiant d’une bonne réputation au centre qui l’héberge, Sediqullah jure n’avoir jamais insulté les policières qui l’ont arrêté par erreur. Mais le traducteur a affirmé le contraire et les juges du tribunal de Meaux, en Seine-et-Marne, l’ont cru.

Tribunal de Meaux : « Il entre dans un état de rage. Il voulait s’immoler par le feu »
Intérieur du TJ de Meaux ©I. Horlans

 Lors de sa première comparution, vendredi 26 novembre à 20h15, on avait eu du mal à faire la part des choses entre les accusations et les dénégations. Et pour cause : en pleine grève des interprètes judiciaires, une profession qui accumule les retards de paiement depuis l’été 2021, Sediqullah n’avait bénéficié que d’un traducteur appelé à la rescousse par téléphone (notre article du 1er décembre ici). A l’heure du souper, le président Servant avait dû se résoudre au système D pour vérifier l’état civil du réfugié et résumer le délit d’outrage envers des policières de Marne-la-Vallée.

Durant 35 minutes, sous les regards ébahis des magistrats, des avocates et du greffier, le portable avait restitué des propos inintelligibles. Les parties convenant que l’instruction à l’audience s’avèrerait impossible, Guillaume Servant avait renvoyé le procès.

Mercredi 15 décembre, revoici donc Sediqullah, 31 ans, à la barre de la 1ère chambre correctionnelle de Meaux. Il porte toujours son vaste anorak bleu à capuche mais, cette fois, un interprète est posté à sa gauche (il est sourd de l’oreille droite). Et l’Afghan, père de trois enfants, nie avec déférence et vigueur les faits reprochés.

« Il voulait s’immoler par le feu »

 En premier lieu, il ne comprend pas pourquoi il n’a pas droit à l’assistance d’un avocat. Le 26 novembre, Me Fabienne Fernandes l’accompagnait car elle était de permanence, soit commise d’office. Le juge explique : « C’est à vous seul d’effectuer une démarche pour trouver un conseil. » L’Afghan insiste pour être représenté. « Dans ce cas, nous allons à nouveau reporter votre procès », précise le président. Sediqullah capitule. Il veut « en finir », et trouve « trop compliqué » de rechercher et désigner seul un avocat.

Le rapport des événements est bref : jeudi 25 novembre, quatre policiers, dont trois femmes, contrôlent Sediqullah. Bien que ses papiers d’identité et son titre de séjour soient en règle, il est menotté, conduit au poste, placé en garde à vue. Là, selon le traducteur, « il entre dans un état de rage. Il voulait s’immoler par le feu ». Les insultes fusent à l’endroit des femmes : « Salope, connasse, t’es qu’une pute qui se fait baiser par tout le monde » ; « Toi, tu parles mal, t’as un gros vagin ».

Le réfugié afghan semble interloqué : « – Moi ? Moi, j’aurais dit ça ?

– Oui, vous étiez en colère d’être arrêté à tort, on peut le comprendre mais, en même temps…

– Jamais, Monsieur le président, jamais je n’ai dit ça, je vous le jure ! Dans ce pays qui m’a accueilli, je suis nourri, logé, je ne peux pas accepter l’idée d’insulter quiconque pour rien.

– Quel intérêt le traducteur aurait-il à mentir ?

– Et moi, quel serait mon intérêt de m’en prendre à la police si je n’ai rien à me reprocher ? Je suis ici pour travailler, pour nourrir ma femme et mes trois enfants.

– Mais pourquoi l’interprète dirait-il cela si c’est faux ?

– Sans doute parce qu’il ne me comprenait pas. »

« Je respecte chaque mère, chaque fille, chaque femme… »

Sediqullah, qui comme le 26 novembre montre des signes de faiblesse, est effondré. En l’absence d’information sur l’expert requis en garde à vue, on ignore s’il a traduit les invectives du dari, du pachto du Nord ou du Sud, ou d’une des quelque 38 autres langues répertoriées en Afghanistan. Y a-t-il eu confusion ? « Je ne saurais pas comment on dit tout ça, chez moi », s’obstine le prévenu. « Tout ça » se rapporte aux injures particulièrement obscènes qu’il perçoit de l’oreille gauche, bien que son interprète semble lui-même peiner à trouver les mots correspondants.

Représentant les trois policières parties civiles, Me Brigitte Venade estime les charges constituées. Elle sollicite 500 € pour chacune de ses clientes, en sus des frais d’avocat. Le procureur-adjoint, Éric de Valroger, invoque le « témoignage fiable » de l’interprète, « le caractère odieux des outrages » : « Vous vous dites content d’être accueilli en France, alors vos propos n’en sont que plus choquants ! Dans le régime actuel en Afghanistan, comment les talibans auraient-ils réagi ? » interroge-t-il avant de requérir six mois de prison avec sursis.

En larmes, Sediqullah se défend donc seul. Hébergé par une association à Argenteuil (Val-d’Oise), faisant chambre commune avec d’autres réfugiés politiques, il assure être irréprochable – ce dont le tribunal a confirmation par une assistante sociale. « J’apprends le français, je cherche du travail. Je ne peux pas accepter qu’on me prête ces mots. Même si je ne les ai pas dits, je présente mes excuses pour ce qui a été compris. Et sachez que je respecte chaque mère, chaque fille, chaque femme… »

Sediqullah pleure toujours lorsque les magistrats réapparaissent au terme d’un délibéré de quinze minutes. Le tribunal juge que l’interprète n’avait aucun motif pour mentir. En conséquence, le père de famille a interdiction de venir en Seine-et-Marne jusqu’à la fin de l’année 2024. Il devra verser 100 euros à chaque fonctionnaire de police et 200 euros à leur avocate, au titre de l’article 475-1 du Code de procédure pénale.

L’Afghan écoute, semble faire le calcul de la somme due. Il quitte la salle d’audience en sanglotant.

 

Tribunal de Meaux : « Il entre dans un état de rage. Il voulait s’immoler par le feu »
La salle des pas perdus du Tribunal de Meaux, 15 décembre 2021 (Photo : ©I. Horlans)
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