Tribunal de Paris : « Ces audiences d’homicide involontaire sont toujours des drames »

Publié le 26/02/2025 à 9h00

Jeudi 30 janvier, la 10e chambre du tribunal correctionnel de Paris a jugé un conducteur de poids lourd pour homicide involontaire. Le matin du 4 novembre 2021, il a écrasé un cycliste sans même s’en rendre compte. A-t-il commis une faute ?

Tribunal de Paris : « Ces audiences d’homicide involontaire sont toujours des drames »
Tribunal de Paris (Photo : ©P. Cabaret)

Adboulaye, conducteur de camions, embauche à 6 h 30 tous les matins depuis 1986. De son travail, dépendent sa femme et ses plus jeunes enfants, et aussi quelques membres de sa famille restés au Mali. Il conduit depuis l’entrepôt des engins spéciaux dont on a besoin sur les chantiers, et par exemple des camions dits « toupies », malaxeur à bétons, qui transportent le béton prêt à l’emploi. C’est le cas, ce 4 novembre 2021.

Nicolas aura bientôt 30 ans. Sur le plan des études, c’est une comète : major de l’école Centrale, master à Cambridge. D’abord employé par une société de Conseil en stratégie, il avait récemment créé une société en gestion de l’immobilier et s’investit beaucoup dans le projet de sa compagne, juriste, ex-avocate en droit des affaires qui lance son entreprise. Ils se sont mariés à la mairie deux mois auparavant et préparent leur mariage religieux.

Récemment, Nicolas s’est mis à circuler à vélo, et ce matin comme tous les autres, il file sur la piste cyclable, place de la République. C’est un peu compliqué, car il y en a plusieurs. Nicolas roule sur la droite de la chaussée et s’apprête à tourner sur sa droite, pour se diriger vers le sud. Il roule à environ 15 km/h et s’engage dans la rue du temple. La circulation est bouchée par les voitures, il les double par la droite, sur sa voie.

« J’ai pensé qu’un cycliste m’avait percuté par l’arrière »

Abdoulaye est dans son camion de 32 tonnes et il avance quand il peut. La place de la République est congestionnée. Il doit rejoindre son chantier un peu plus bas, rue du Temple, et quand il arrive au croisement, il prend aussi large qu’il peut, mais son énorme camion ne lui laisse pas beaucoup de marge de manœuvre, alors il empiète sur la piste cyclable, accélère modérément et poursuit sa route. Abdoulaye ne voit rien, ne sent rien, jusqu’à ce qu’il aperçoive des ombres paniquées dans son rétroviseur ; il ouvre sa portière et entend des cris d’effroi. « J’ai pensé qu’un cycliste m’avait percuté par l’arrière », dit-il aux policiers.

En réalité, il a percuté Nicolas par l’arrière avec le coin avant-droit de son camion. Le cycliste a chuté, est passé sous les roues et est apparu « polytraumatisé » aux yeux des usagers de la route qui suivaient. Il décède dans l’après-midi à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.

Entre le 4 novembre 2021 et le 30 janvier 2025, une instruction a d’abord été menée pour déterminer les circonstances de l’accident, puis il a fallu attendre la tenue du procès. Les parents de Nicolas ne se sont pas constitués partie-civile. Ils ont dit au juge : « Nous avons décidé de ne pas poursuivre le chauffeur du camion responsable de notre malheur. »

Au moment de son audition devant le juge, la veuve de Nicolas avait déjà laissé tomber son entreprise, ne dormait que sous somnifère et prenait des anxiolytiques et des antidépresseurs. Elle a longtemps hésité, mais n’a finalement pas souhaité se présenter à l’audience. Un avocat la représente.

Abdoulaye, 63 ans, est assis sur un strapontin, le regard vide. Il ne sait vraiment pas quoi dire, à part qu’il est « sincèrement désolé » et qu’il « partage la peine » des proches des victimes. Le président dit : « Ces audiences d’homicide involontaire sont toujours des drames, pour toutes les parties. »

Il entend analyser la scène, prendre le temps. Il voudrait projeter l’accident sur le grand écran, mais un problème technique l’en empêche. Il montre la vidéo aux parties sur son ordinateur. Tout le monde s’approche et a l’air extrêmement attentif. Cela dure quelques secondes.

Le président énumère quelques données techniques : la largeur de la chaussée et les dimensions du camion. Sa vitesse : 18 km/h selon l’expert en accidentologie. Elle n’est pas en cause. Le problème, c’est qu’Abdoulaye n’a pas pris le virage assez large et a empiété sur la piste cyclable. Mais il explique : il y a un terre-plein au milieu (une piste cyclable à double sens bordée d’un trottoir, ndlr), qui étrécit la route.

Un antéviseur étoilé

Les policiers ont envisagé plusieurs situations : le camion percute le cycliste par l’avant, par le coin avant, par le côté. C’est la deuxième option qui a été retenue. Pourquoi Abdoulaye ne l’a pas vu ? En examinant la cabine, ils remarquent que le rétroviseur central et l’antéviseur droit qui permet de contrôler les angles morts, ont la vitre étoilée. Le juge demande au prévenu s’il ne l’avait pas vu en prenant le camion le matin, il répond qu’il ne s’en souvient plus. Il admet : « Je n’ai pas bien contrôlé le rétro, mais le cycliste était trop collé au véhicule pour que je le voie. » Il ajoute qu’il pense que le rétro avait été déréglé par un collègue. Mais « c’est à vous de le contrôler », rétorque le président.

Chauffeur dans l’entreprise depuis sept ans, irréprochable et consciencieux, jamais d’accident, Abdoulaye n’a tout simplement pas eu conscience de chevaucher la piste cyclable. Nicolas a suivi les règles et n’a même pas vu le camion arriver. L’endroit serait-il dangereux ? Quatre à neuf accidents par an, ont relevé les enquêteurs. Une zone pas particulièrement accidentogène, mais « où il y a des accidents », fait remarquer le président.

L’enjeu de cette audience est de déterminer si Abdoulaye a commis une erreur. Il pensait que non, mais est bien obligé d’admettre qu’il n’a pas suffisamment contrôlé les angles morts et qu’il est passé sur la piste. Encore une fois, il demande pardon à la famille.

Depuis les faits, il est sous contrôle judiciaire. Son permis lui a été récemment restitué pour qu’il puisse reprendre ce travail indispensable à sa survie et à celle de la famille. « Avez-vous peur en conduisant désormais ? » Impassible, le prévenu répond que non : « je suis encore plus attentif ».

« La vie de la personne humaine est la valeur sociale la plus protégée dans notre société »

Après une plaidoirie émouvante en partie civile, le procureur requiert sobrement. « Monsieur P. a perdu la vie, c’est le résultat de l’infraction. Existe-t-il une faute ? Vous devez rechercher une faute simple : un écart de comportement entre celui que l’on attend d’une personne normalement diligente sur la route et ce qui a été le comportement du chauffeur à ce moment-là. » La faute simple est caractérisée par l’empiétement sur la voie cyclable. « La faute essentielle, c’est le fait que monsieur n’a pas regardé dans l’antéviseur droit. Comment peut-on être un chauffeur expérimenté et ne pas se rendre compte que cet antéviseur est cassé ? »

« La vie de la personne humaine est la valeur sociale la plus protégée dans notre société pour des raisons évidentes. La peine doit être suffisamment élevée, on le doit à la victime, aux parties civiles, à la société. Pour autant il n’a jamais fait parler de lui, ce n’est pas un délinquant routier. Aujourd’hui, il vous fait part de son émotion à l’audience. » Il demande trois ans de prison avec sursis. Il a hésité à demander l’annulation du permis, mais a estimé qu’il en avait besoin pour nourrir sa famille.

La défense ne plaide pas la relaxe, mais s’interroge tout de même à haute voix : « Tout le monde empiète, est-ce qu’il saurait lui être reproché qu’il empiète aussi ? » Elle voudrait que le quantum de la peine soit réduit. Elle estime que même en regardant dans l’antéviseur, il n’aurait pas vu le cycliste. « Il a commis la faute de ne pas voir que l’antéviseur était faïencé et de ne pas le regarder ; est-ce que ça suffit pour caractériser faute simple ? »

À cette question, le tribunal répond par l’affirmative. Après avoir mis la décision en délibéré, le tribunal condamne Abdoulaye, le jeudi 13 février, à la peine de deux ans d’emprisonnement avec sursis.

 

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