Tribunal de Pontoise : « Quand j’ai regardé mes rétros pour me rabattre, c’était trop tard »

Publié le 24/10/2023

Un homme de 40 ans est jugé, lundi 5 septembre, pour homicide involontaire. Il est accusé d’avoir causé l’accident de voiture qui lui a coûté ses jambes et, à son passager, la vie. Près de deux ans après les faits, la douleur est encore vive.

Tribunal de Pontoise : « Quand j’ai regardé mes rétros pour me rabattre, c’était trop tard »
Tribunal judiciaire de Pontoise (Photo : ©J. Mucchielli)

 Samir ne peut pas se hisser jusqu’à la barre des prévenus, car il est en fauteuil roulant. De derrière, on aperçoit les plis de son cou, son large dos immobile et le micro complètement tordu vers le bas qui tente d’atteindre la bouche de Samir, en vain.

Le public est composé pour un tiers de prévenus, d’accompagnants, d’interprètes, de retraités au spectacle et de journalistes au travail, et aux deux tiers par la famille de Gary, la victime. Eddy, Cindy, Tyron et tous les leurs sont assis bras croisés, stoïques, l’air pas commode, mais surtout minés par le chagrin. Ils attendent le procès de Samir, jugé pour avoir tué involontairement leur frère, cousin, neveu, le 21 novembre 2021, sur l’autoroute A1, à hauteur de la commune de Chennevières-les-Louvres.

Il est 11 h 30 du matin lorsque la camionnette de Samir et Gary percute un camion par l’arrière. Quand la police arrive, elle découvre une camionnette bleue encastrée à l’arrière d’un poids lourd immobilisé sur la voie du milieu. Les pompiers sont en train d’extraire Samir, le conducteur et Gary, le passager. Le premier est chef d’équipe, le second intérimaire, ils revenaient de Roissy, où leur travail consiste à peindre des signalisations sur les pistes d’aéroport. Samir s’est engagé sur une trois voies, la circulation était dense. Il roulait à une vitesse normale ; pourtant, il n’a pas eu le temps d’éviter le camion qui, en raison d’un rétrécissement de la chaussée, s’est rabattu devant lui. Gary, 36 ans, a été transporté à l’hôpital, où il est mort le lendemain, à 21 h 19.

Les conducteurs du camion sont deux Roumains qui revenaient de Barcelone en direction des Pays-Bas. L’un dormait, l’autre conduisait depuis 1 h 26. Le camion roulait à 85 km/h au moment de l’impact. Ils n’avaient consommé ni alcool, ni stupéfiant.

Samir non plus – il n’en consomme jamais. Il avait bien dormi, était alerte et assure qu’il roulait à 105 km/h, car il « met toujours le régulateur ». C’est la vitesse qu’indique aussi le GPS de la camionnette de fonction, mais la mesure est imprécise. La vitesse maximale autorisée était de 110 km/h.

« Il n’y a pas de trace de frein »

Ce qui intrigue les enquêteurs, c’est l’absence de trace de freinage au sol et le témoignage des conducteurs du poids lourd, qui disent avoir vu arriver un véhicule à très grande vitesse. Samir, pourtant jure avoir freiné : « Moi je l’ai vu s’arrêter net, quand on m’a dit 85 km/h je n’y ai pas cru.

— La difficulté, Monsieur, c’est que ce poids lourd roule à 85 km/h, comment est-ce qu’on explique que vous ne le voyez pas ?

— J’ai freiné, mais quand j’ai regardé mes rétros pour me rabattre, c’était trop tard.

— On ne voit pas grand-chose du freinage.

— Pourtant, j’étais debout sur la pédale.

— Le conducteur du poids lourd dit qu’il vous a vu arriver à vive allure.

— Je mets toujours le régulateur.

— Est-ce que vous avez pu avoir un moment d’inattention ?

— Non.

— Rien n’a pu vous distraire ?

— Le véhicule a commencé à freiner, je l’ai senti.

— Il n’y a pas de trace de frein. C’est votre sensation. »

Un rapport d’expertise sur l’accident va retenir une vitesse de 135 km/h au moment du freinage, 130 km/h au moment du choc. Il formule l’hypothèse d’un moment d’inattention du conducteur de la camionnette.

Samir a passé six mois à l’hôpital, puis en centre de rééducation. « Je suis sorti du bloc il y a encore trois jours, pour une opération de la hanche », témoigne-t-il. Il n’a jamais repris le travail. Il s’est séparé de sa compagne peu après, alors qu’ils avaient un enfant en bas âge. Depuis, il vit chez ses parents. Son père a dit aux enquêteurs que Samir n’avait jamais eu d’accident auparavant, et qu’il aimait beaucoup Gary. « On s’entendait super bien, on se voyait en dehors du travail. Ce n’était pas un collègue, c’était un ami. » La présidente lui demande quelles ont été les conséquences psychologiques, pour lui. Gary ne peut se retenir de pleurer : « J’y pense tout le temps, c’est très très dur, ce ne sera plus jamais comme avant. Je tenais à m’excuser auprès de tout le monde », le reste est rendu inaudible par les pleurs.

« Embrasse ma fille »

Ils travaillaient ensemble depuis plus d’un an. Ce jour-là,  ils rentraient au dépôt de Senlis pour aller chercher du matériel pour l’après-midi.
L’avocate de la partie civile intervient : « Ce n’est pas au dossier, mais votre femme a dit à mes clients que vous veniez de lui envoyer un message. Étiez-vous oui ou non au téléphone ?

— Après l’impact, j’ai envoyé un message à ma femme lui disant ‘embrasse ma fille’. J’ai toute de suite pensé à ma fille. Je ne sentais plus mes jambes. »

Il plaide : « Cette audience vient nous rappeler à tous que la vie peut basculer en un instant. C’est difficile pour les parties civiles d’entendre une sorte de minimisation des faits alors que c’est lui qui a provoqué l’accident et le décès de Monsieur. Le procès constitue aussi leur réparation. Je n’ai aucune demande d’indemnisation à formuler, toutes les parties civiles ont été indemnisées par l’assurance. »

La procureure requiert : « Y a-t-il une violation manifestement délibérée à une obligation de sécurité ? Je pense que oui, pour plusieurs raisons. Il aurait dû ralentir au vu de la densité du trafic et du rétrécissement. » Elle s’appuie sur les témoignages des camionneurs et l’expertise, pour demander un an de prison avec sursis.

L’avocat de la défense plaide enfin : « C’est une tragédie qui a endeuillé une famille. Il n’y a pas de doute qu’il y a une culpabilité, l’infraction est constituée. » Homicide involontaire par conducteur d’un véhicule terrestre à moteur, oui. Violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité et de prudence, non. Pour l’avocat, l’expertise n’est pas fiable, et le témoignage insuffisant.

Pas un mot n’a été prononcé par la famille de Gary, ils sont simplement venus écouter. Samir, lui, a fait demi-tour sur son fauteuil et a montré au public un visage ruisselant de larmes.

Vingt et un jour après l’audience, la décision est tombée : six mois de prison avec sursis, pour l’intégralité des faits reprochés.

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